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Cet ouvrage collectif contient des communications présentées lors d’un colloque tenu à l’Université d’Ottawa en octobre 1997 pour rendre hommage à Ramsay Cook à la fin de sa carrière comme professeur à l’Université York. En plus du nationalisme au Canada français et au Canada anglais, Ramsay Cook s’est intéressé à l’histoire intellectuelle, aux questions culturelles, à l’histoire des femmes et à celle des peuples autochtones. Le collectif présente quinze textes préparés par ses anciens étudiants et réunis sous ces cinq thèmes. Mais ces textes peuvent se regrouper sous d’autres thèmes, ce que je ferai ici.
À tout seigneur, tout honneur : le premier texte à attirer notre attention est celui de Patrice Dutil sur Ramsay Cook au début de sa carrière, dans les années 1960, dans son rôle d’intellectuel engagé (public intellectual). Cook considérait que le débat sur l’avenir du Canada était souvent marqué d’une grande confusion intellectuelle, ce qu’il s’employa à dénoncer dans les journaux et dans les médias. Cook en avait contre le discours creux des nationalistes au Québec et au Canada anglais ; il réclamait un véritable débat intellectuel sur les fondements à donner au pays. On se rappellera à ce propos la boutade selon laquelle Cook écrivait les discours de Trudeau et Trudeau écrivait les livres de Cook… Cook mit fin à son activisme politique avec l’arrivée de l’intellectuel Trudeau à la direction du pays en 1968.
Deux autres articles abordent des thèmes de nature historiographique. Le premier, et le plus intéressant, est la relecture que propose Daniel Francis de l’oeuvre de Harold Innis. Francis soutient que les relations de pouvoir ont constitué la trame sous-jacente à toute l’oeuvre d’Innis. Ce dernier aurait ainsi été amené à examiner les fondements économiques du pouvoir européen sur le continent américain (les fameux staples), puis le rôle des médias dans la consolidation du pouvoir politique contemporain. Selon Innis, le mode de communication dominant dans une civilisation confère le pouvoir à certains groupes sociaux en particulier ; ainsi le papyrus à la bureaucratie impériale romaine, et le journal moderne, conjonction de l’imprimé et de l’électronique, aux magnats des médias. Par ailleurs, Innis s’intéressait également à ceux qui contestaient les civilisations dominantes, et voyait dans cette perspective le Canada comme un contrepoids potentiel à l’hégémonie américaine. Francis termine son analyse en situant Innis par rapport à Northrop Frye, à George P. Grant et à Michel Foucault. Dans le troisième article historiographique, José Antonio Brandão rapporte les points de vue des historiens Garneau, Ferland, Faillon et Sulte sur les relations franco-iroquoises au xviie siècle ; selon Brandão, l’importance que ces historiens attachèrent à la culture iroquoise comme facteur explicatif des conflits entre Français et Iroquois les situe très près des interprétations les plus récentes sur le sujet.
Une deuxième série de textes aborde la question identitaire. Phyllis Senese applique au concept de nationalisme civique à la mode au Canada anglophone une critique résolument antinationaliste qui manque de nuance (elle rejette par principe le nationalisme, qu’elle associe ensuite au racisme) mais qui a le mérite de souligner les fondements ethniques du nationalisme canadien-anglais. Elle termine en souhaitant l’éradication du nationalisme de la société canadienne, mais elle n’offre pas de réponse à la question qui découle inévitablement de cette prise de position : qu’est-ce qui justifie alors l’existence du Canada comme société distincte ?
Marcel Martel, pour sa part, examine le rôle des historiens de l’École de Montréal comme « fossoyeurs » des minorités francophones dans le discours nationaliste québécois de l’après-guerre, comme le firent également les fondateurs du mouvement souverainiste, qui devaient, pour la cohérence de leur option, passer d’une identité canadienne-française à une identité québécoise. Michael Behiels met en lumière les identités concurrentes d’ethnicité et de genre parmi les activistes des Premières Nations lors des discussions constitutionnelles qui eurent lieu après l’adoption de la Charte de 1982. Paradoxalement, les leaders de l’Assemblée des Premières Nations, qui insistèrent pour ouvrir les discussions autour de l’Accord du lac Meech et de celui de Charlottetown aux questions amérindiennes, refusèrent d’ouvrir leurs propres négociations constitutionnelles avec le gouvernement fédéral à la question de l’égalité des sexes à l’intérieur des sociétés autochtones, comme le revendiquaient les féministes autochtones. James Pitsula examine quant à lui les préférences électorales des Amérindiens de la Saskatchewan, lors des élections provinciales de 1967 à 1993 : beaucoup moins enclins à exercer leur droit de vote, les électeurs des réserves amérindiennes démontrèrent néanmoins des tendances politiques semblables à celles des autres habitants ruraux de la province : manifestation d’une identité partagée entre l’indianité et la participation aux institutions politiques locales. Enfin, Peter Rider se penche sur l’image du swiler (chasseur de phoque) dans la représentation identitaire des Terre-Neuviens.
Un troisième groupe de textes traite de questions de culture. Gail Brandt souligne l’activisme syndical des ouvrières du textile au Québec, nuançant ainsi l’interprétation conventionnelle du manque de militantisme chez les ouvrières. Mary Vipond analyse les publications de langue anglaise consacrées à l’auditoire radiophonique canadien au début des années 1930. Celles-ci définissaient la radio comme médium de divertissement populaire contrôlé par l’entreprise privée, une définition très « américaine » de la radio contre laquelle la radio publique canadienne dut se démarquer par la suite. Ann Davis relève les enjeux politiques entourant cinq grandes expositions d’art canadien au cours du xxe siècle, tandis que Michiel Horn montre le peu d’intérêt pour la question de la liberté académique chez les universitaires canadiens au cours de la première moitié du siècle. L’auteur cite, sans doute avec nostalgie, cette belle phrase du recteur de Queen’s, écrite en 1919 : « A University is not a superior kind of technical school […]. It is a challenge to the mind. »
Trois textes sont consacrés à la question religieuse. Prenant pour exemple les villages miniers du Crowsnest au début du siècle, Norman Knowles souligne l’importance de la religion dans la culture ouvrière, à la fois comme élément identitaire (les distinctions de classe entre catholiques et protestants) et comme fondement idéologique des luttes ouvrières. Brian Fraser rappelle aux historiens l’importance d’examiner les assises théologiques du protestantisme canadien dans le débat historiographique sur la question de la laïcisation de la société canadienne depuis le début du xxe siècle. Enfin, Ruth Brouwer contraste les perspectives féministes de deux éducatrices chrétiennes, la missionnaire canadienne Florence Murray, qui prit en charge la formation médicale à la Ewha Womans University à Séoul, et la présidente de cette institution, Helen Kim, davantage occupée à asseoir la légitimité dans la société coréenne d’une université consacrée aux femmes.
Comme dans tout collectif de ce genre, la qualité des textes est variable. Les meilleurs textes s’appuient sur une recherche documentaire et des problématiques originales, alors que d’autres sont moins stimulants. Peu de disciples, semble-t-il, ont encore atteint la stature du maître.