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À une époque où l’Église catholique du Québec connaît une grave crise de recrutement sacerdotal, Serge Gagnon a eu la bonne idée de jeter un regard d’historien sur cette question, en se demandant comment le tarissement des vocations a influé sur la pastorale du clergé bas-canadien (1791-1840). Intitulé Quand le Québec manquait de prêtres, le dernier opus de Gagnon aborde l’enjeu de la charge pastorale au Bas-Canada. Dans l’ouvrage, le terme « charge pastorale » a une double acception, désignant tantôt la charge de travail des prêtres bas-canadiens, tantôt la charge d’âmes de ces derniers. L’étude de la charge de travail du clergé est essentiellement abordée dans le premier chapitre du livre, Gagnon montrant les conséquences du vieillissement du clergé et du tarissement des vocations sacerdotales. Cumulant souvent plusieurs cures et étant régulièrement privés de l’aide de vicaires, les curés bas-canadiens se « tuent » littéralement à l’ouvrage, le surmenage fauchant les prêtres vieillissants comme les ecclésiastiques nouvellement ordonnés. Les cinq chapitres suivants s’intéressent quant à eux à la charge pastorale du clergé bas-canadien, Gagnon abordant diverses facettes du « travail » sacerdotal, qu’il s’agisse de l’administration des sacrements, de la prédication (chap. 2 et 3) ou de la confession (chap. 4, 5 et 6). Abordant de manière plus ténue l’enjeu du surmenage des prêtres, ces cinq chapitres « revisitent » certains enjeux abordés par Gagnon dans ses ouvrages précédents, qu’il s’agisse de pastorale du mariage, de morale sexuelle ou de pastorale auprès des malades et des « agonisants ».

Quand le Québec manquait de prêtres est une précieuse contribution à l’histoire religieuse du Bas-Canada, une période largement délaissée par les historiens. Son analyse de la prédication et de la confession au Bas-Canada en constitue l’apport principal. Gagnon contribue en effet à nuancer l’image assez sombre que l’on se fait de la pastorale rigoriste – pastorale caractérisée par une prédication insistant sur la faiblesse humaine, sur l’omniprésence du péché, sur le petit nombre des élus et le grand nombre des réprouvés. S’appuyant sur un dépouillement exhaustif de la correspondance des évêques avec les membres du clergé bas-canadien, il montre que la pastorale de la peur (le mot est de Jean Delumeau) était fortement déconseillée aux curés et missionnaires. Rappelant fréquemment son clergé à l’ordre, l’épiscopat voyait d’un mauvais oeil les prédicateurs s’évertuant à semer l’épouvante chez les fidèles. Invitant leurs curés à prêcher la vertu et à enseigner le catéchisme avec assiduité, les évêques n’encourageaient guère le recours à la pastorale terroriste – pastorale qui trouve cependant un certain nombre d’adeptes au sein du clergé, dont Antoine Tabeau et Alexis Mailloux.

Plus instructif encore est le tableau fortement nuancé que Gagnon trace de la pratique de la confession au Bas-Canada. Jusqu’ici, on tenait pour acquis que le clergé de la première moitié du xixe siècle était massivement rigoriste – clergé exigeant la contrition parfaite, pratiquant le délai d’absolution et ne distribuant l’eucharistie qu’aux « âmes d’élite ». Jusqu’ici, on tenait également pour acquis que pour voir se redresser la pratique pascale, il fallait « attendre » la diffusion au Québec de la morale d’Alphonse-Marie de Liguori, morale faisant preuve de compassion à l’endroit des pécheurs. D’abord diffusée dans les milieux ultramontains français, la morale de Liguori aurait atteint le Québec à partir des années 1840, grâce à l’introduction des manuels de théologie de Thomas-Marie Gousset – manuels d’ailleurs fortement recommandés par Mgr Bourget. L’étude de Gagnon nous invite à revoir cette chronologie. En effet, celui-ci nous fait découvrir un Bas-Canada déjà gagné à une pratique de la confession fortement liguorienne. La chose se vérifie chez Mgr Plessis (1786-1825), qui déplore que son clergé fasse preuve d’une « extrême rigidité » au confessionnal, rigidité éloignant « tant de pauvres gens » (p. 343) de la fréquentation assidue des sacrements. De fait, Plessis rappelle fréquemment à l’ordre les prêtres scrupuleux – prêtres menant une vie inutilement austère et « trop mortifiée » (p. 343). Ni laxiste ni rigoriste, la morale prêchée par Plessis se rapproche de l’équiprobabilisme liguorien, l’évêque de Québec insistant sur la « miséricorde acceptable » (p. 338) et sur le recours à l’eucharistie pour motiver et « fortifier » les pécheurs en processus de perfectionnement moral. Selon Gagnon, la majorité du clergé bas-canadien semble avoir fait preuve de mansuétude à l’égard des pénitents. Ayant compris que le désespoir mène ultimement à l’indifférence religieuse, Plessis exhorte son clergé à ne pas décourager les fidèles et à réconcilier ceux-ci avec les sacrements – eucharistie comprise. Cela laisse supposer deux hypothèses : (1) Plessis a lu et intégré à sa pastorale les écrits de Liguori, écrits diffusés dans les milieux ultramontains français de la Restauration – milieux d’ailleurs « fréquentés » par son évêque auxiliaire ; (2) Plessis a vécu une expérience pastorale analogue à celle de Liguori, se détournant rapidement de ses maîtres rigoristes au contact des pauvres et des pénitents sincères.

On reprochera toutefois à Gagnon la longueur excessive de ses citations et la multiplication parfois lassante des exemples servant à appuyer sa thèse. On lui reprochera également son regard quelque peu « irénique » sur la pratique religieuse au Bas-Canada. Au terme de la lecture du livre de Gagnon, on a de la peine à croire qu’on est dans les « années difficiles » (le mot est de Lucien Lemieux) de l’Église catholique québécoise. Acceptant de « s’humilier » au confessionnal, accourant au presbytère en cas de maladie grave d’un proche et se détournant des « séductions » du protestantisme francophone, les Canadiens auraient fait preuve d’une foi aussi solide que profonde. Or, que fait-il du tarissement des vocations sacerdotales, si caractéristique de cette époque ? Que fait-il de l’anémie connue par les confréries de dévotion ? Que fait-il de la « sécularisation » de l’au-delà, observable dans la déchristianisation des testaments bas-canadiens ? Que fait-il des faibles taux de pascalisation ? Hélas, Gagnon n’en souffle mot…