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Le Patronage Saint-Charles a été fondé à Trois-Rivières en 1937, à l’instigation de l’abbé Charles-Édouard Bourgeois. D’abord propriété des soeurs Dominicaines du Rosaire, cet orphelinat spécialisé a été vendu en 1951 aux frères de Saint-Vincent-de-Paul puis revendu par eux, en 1970, à une corporation laïque qui l’a fermé peu après. Pendant toutes ces années, des centaines d’adolescents y ont été hébergés, y ont continué leur scolarité, et reçu leur première formation professionnelle.

La littérature savante a commencé à redécouvrir l’abbé Bourgeois. Né à Trois-Rivières en 1898, ordonné prêtre de ce diocèse en 1926, l’abbé Bourgeois a été à partir de 1930 l’aumônier de l’Orphelinat Saint-Dominique, le premier des orphelinats pour garçons des Dominicaines du Rosaire. L’abbé a été aussi le fondateur, en 1934, du Placement de l’Orphelin, la première agence sociale en milieu canadien-français au Québec. C’était le début d’une longue carrière consacrée en priorité au « problème de l’enfance sans soutien », comme on disait à son époque. Farouche défenseur du placement en institution — plutôt qu’en foyer nourricier — des enfants privés de soutien familial, adversaire implacable et longtemps efficace de tout système de protection sociale réservant l’initiative à l’État et de toute étatisation des établissements d’assistance appartenant à des congrégations religieuses, l’abbé Bourgeois a joué un très grand rôle dans l’orientation des politiques de bien-être social touchant la jeunesse avant 1960. Bénéficiant de la confiance entière des évêques et de celle du député trifluvien et premier ministre Maurice Duplessis, un ami personnel, il a aussi été à même de contribuer à la longévité du modèle québécois d’hébergement des indigents instauré en 1921 par la Loi de l’Assistance publique, et qui était fondé sur un arrangement entre les confessions religieuses et les pouvoirs publics. Ne donnons ici qu’un exemple, le mieux connu, de son influence : sa lutte contre la Loi de la protection de l’enfance votée par le gouvernement libéral d’Adélard Godbout en 1944 explique que celle-ci ne fut jamais mise en oeuvre, ni par cette administration ni encore moins par la suivante, de nouveau dirigée par Maurice Duplessis[2].

L’histoire du Patronage Saint-Charles peut d’ailleurs être écrite précisément sous l’angle des relations entre l’Église catholique et l’État en cette époque d’émergence de l’État-providence. C’est ce que nous proposons de faire dans cet article, en étant consciente que ce n’est que l’une des manières d’aborder cette institution. Depuis une vingtaine d’années, l’historiographie a bien illustré la combinaison financement public/gestion privée ayant prévalu au Québec dans le champ de l’assistance institutionnelle entre les années 1920 et la fin des années 1960. La vision globale développée par les historiens est celle d’une capacité d’initiative de l’Église d’autant plus considérable que les gouvernements, en particulier sous l’Union nationale, ont affecté les ressources de l’État à la renforcer et ce, presque sans conditions[3]. Les études abondent, dont nos propres enquêtes sur les orphelinats pour jeunes enfants des Dominicaines du Rosaire, qui confirment ce constat général[4]. Malgré les auspices particulièrement favorables sous lesquels est né le Patronage Saint-Charles, l’analyse de ce cas révèle néanmoins que les pouvoirs publics n’ont pas soutenu également toutes les fonctions reliées à l’assistance institutionnelle ; et qu’ils ont dans les faits empêché l’Église, à partir du milieu des années 1930, d’élargir la gamme des interventions sous son contrôle dans les établissements reconnus d’assistance publique. La formation professionnelle, par exemple, apparaît comme un véritable enjeu, puisque les gouvernements, y compris sous Duplessis, entendent désormais donner à l’État la maîtrise d’oeuvre dans ce secteur de l’éducation[5]. Les obstacles rencontrés pour faire du Patronage une vraie école de métiers comptent d’ailleurs parmi les raisons qui motivent sa vente en 1951, puis en 1970. Les cinq parties de cet article suivent les scansions des relations entre le Gouvernement du Québec et la direction du Patronage Saint-Charles autour de l’affectation des ressources de l’État à cet établissement d’Église. Cependant, comme ce sont dans les premières années de son existence que se révèlent le plus manifestement les rapports de force entre l’Église et l’État, nous avons choisi de privilégier l’étude des années 1937 à 1951 ; les frères de Saint-Vincent-de-Paul, en effet, ne réussiront pas à renverser le mouvement qui s’est dessiné dès l’ouverture de cet orphelinat pour adolescents.

Des sources nombreuses et variées nous permettent de suivre l’évolution et les points de résistance du soutien étatique à cet établissement religieux. Les archives des soeurs Dominicaines de la Trinité[6] conservent les copies conformes de la correspondance de l’abbé Bourgeois, directeur du Patronage jusqu’en 1951, avec le premier ministre Maurice Duplessis, avec les officiers, sous-ministres et ministres de divers ministères, avec les dirigeants de la Direction générale des écoles d’arts et métiers ainsi qu’avec les autorités municipales de Trois-Rivières. Outre les documents produits par les religieuses elles-mêmes, tels les États financiers annuels, la Chronique du couvent Saint-Charles-Borromée et les Délibérations du conseil général, les archives de la congrégation contiennent aussi des rapports d’organismes indépendants, la Direction générale des écoles d’arts et métiers et Caritas notamment. Les Rapports annuels de l’agence sociale diocésaine[7], conservés entre autres aux archives de la Ville de Trois-Rivières, de nombreux articles du quotidien trifluvien Le Nouvelliste ainsi que la correspondance entre les fonctionnaires provinciaux et la congrégation des frères de Saint-Vincent-de-Paul, conservée dans le fonds Maurice-Duplessis du Séminaire Saint-Joseph de Trois-Rivières, complètent le corpus des sources premières.

Un mot encore, avant d’entrer dans le vif du sujet. Au cours des années 1930, l’adolescence commence progressivement à faire l’objet d’une prise en charge et d’une pédagogie particulières dans une société québécoise qui continue tout de même de considérer la jeunesse en difficulté surtout sous l’angle de la délinquance à prévenir ou à réprimer. La recherche a souvent épousé les mêmes contours[8]. Cet article voudrait contribuer à faire mieux connaître un autre aspect de la question des relations entre société et adolescence sans soutien, celui de la formation professionnelle justement.

1 - Le projet : offrir une vraie formation professionnelle dans un orphelinat spécialisé

Avant 1937, aucun établissement d’hébergement n’existe dans la ville ni le diocèse de Trois-Rivières pour les garçons adolescents sans famille et ceux dont la leur, en ces temps de crise économique, est trop pauvre pour les garder. Aucun établissement, ni encore moins de système de placement familial.

C’est ainsi que plusieurs jeunes sans foyer ni emploi finissent par demander le gîte pour la nuit au poste de police et par être envoyés soit dans une école d’industrie, par prévention, soit, en cas de condamnation pour délit, dans une école de réforme, encore que la distinction entre les deux ne soit pas toujours bien claire[9]. Dans les deux cas, c’est la misère. Car le Secrétariat de la Province, de qui relève ces institutions, les finance encore plus chichement que ne le fait le ministère de la Santé pour les orphelinats spécialisés reconnus d’assistance publique[10]  ; quant à la charité privée, autre source de revenus des établissements religieux, elle est moins généreuse pour les délinquants et éventuels délinquants que pour les orphelins. Dans ces conditions, aucune formation professionnelle n’est offerte dans les écoles d’industrie ; les jeunes travaillent sur la ferme une bonne partie de la journée. Les pensionnaires des écoles de réforme, pour leur part, reçoivent des frères, dans des ateliers internes de production, une initiation pratique à divers métiers utiles à la bonne marche de l’établissement, ou exécutent des tâches simples chez des manufacturiers généralement peu intéressés à les former. Un peu de classe, le soir, complète l’horaire de tous ces adolescents[11].

Pour épargner ce sort à leurs protégés de l’Orphelinat Saint-Dominique, les Dominicaines du Rosaire essaient autant que possible de les garder au-delà de l’âge limite de douze ans, jusqu’à treize voire quatorze ans. Sans doute, certains sont placés dans des ateliers en ville et reviennent le soir à l’orphelinat. Mais les autres y continuent leurs études élémentaires tout en commençant à travailler entre une et trois heures par jour, selon leur âge, à la ferme, à la boulangerie ou à la reliure de l’établissement[12]. Dans l’espoir, irréaliste, de transformer un jour ces garçons de la ville en aides fermiers ou mieux, en colons, le ministère de l’Agriculture paie l’un de ses agronomes pour leur enseigner les rudiments de la culture maraîchère, de l’horticulture et de l’aviculture ; un instructeur laïque diplômé, employé par les soeurs, leur transmet ceux de la boulangerie et de la pâtisserie, tandis que la religieuse qui donne le cours de reliure suit le programme de l’École technique de Montréal[13]. On le voit, les Dominicaines et leur aumônier, l’abbé Charles-Édouard Bourgeois, se soucient de donner quelques bases d’un métier aux jeunes avant qu’ils quittent l’orphelinat.

Mais Bourgeois voudrait davantage pour les plus grands garçons. Il ne cesse de le marteler : les enfants délaissés par leur famille ont le droit au soutien de la société. L’abbé en fait une question de justice, car tous les jeunes peuvent s’attendre à ce qu’on mise sur eux et qu’on encourage le développement de leurs talents ; et une question de charité bien ordonnée puisque, « en ces heures troubles où les éléments de désordre exercent une influence considérable chez la jeunesse », la société elle-même a tout intérêt à favoriser l’instruction et l’éducation de ceux qui deviendront plutôt ainsi des « citoyens utiles[14]  ».

En mars 1937, la Ville de Trois-Rivières cède donc aux Dominicaines du Rosaire « l’usine de vins Jacques-Cartier », un bâtiment désaffecté et détérioré au point que sa valeur est estimée à une dizaine de milliers de dollars seulement, à condition que la congrégation l’utilise « pour l’aménagement et le maintien d’un orphelinat pour les enfants pauvres ». Le même mois, le député trifluvien et premier ministre Duplessis accorde à Bourgeois 15 000 $ pour rénover l’édifice, somme prise à même le fonds discrétionnaire de l’Assistance publique. Les soeurs puisent dans leurs avoirs, complètent ceux-ci par un emprunt de 10 000 $, et se mettent aussitôt à l’oeuvre pour que tout soit habitable à la rentrée des classes[15].

Pendant ce temps, Bourgeois se fait nommer par Duplessis délégué officiel du Gouvernement du Québec pour étudier la situation des oeuvres de protection de l’enfance dans quelques pays d’Europe[16]. Il en revient avec l’idée d’établir un « Patronage ». On sait la fortune que connaît alors le développement des patronages, en France et en Belgique notamment, pour assurer les loisirs et la formation religieuse des jeunes des classes ouvrières. Le plus souvent, ces patronages sont destinés à des élèves externes. Les frères de Saint-Vincent-de-Paul, en particulier, ont établi diverses formules. Dans certains cas, ils ont ouvert des écoles pour les enfants d’ouvriers ; aux plus vieux, ils proposent plutôt l’inscription dans diverses associations pieuses internes. Pour les « apprentis orphelins », qui sont le petit nombre parmi les patronnés, les frères de Saint-Vincent-de-Paul ont aussi créé des « maisons de famille », autre nom pour parler d’orphelinat. Les jeunes qui y vivent peuvent alors fréquenter l’école industrielle des frères, complètement distincte de l’école ordinaire du patronage, tout en étant intégrés aux différentes associations, qui sont l’outil de formation privilégié par les Vincentiens[17].

Ce n’est pas à ce modèle toutefois que pense l’abbé Bourgeois pour son Patronage, mais plutôt à celui des écoles moyennes de Belgique, dites aussi écoles populaires. Dans ces établissements, sous la direction de professeurs diplômés, les élèves, qui ont de douze à quatorze ans, passent plusieurs épreuves pratiques pour découvrir leurs goûts et aptitudes pour tel ou tel métier, puis en apprennent les bases tout en poursuivant leurs études générales[18].

Une telle idée est pour ainsi dire nouvelle au Québec. En effet, même si le gouvernement consent désormais de véritables efforts en faveur de l’enseignement technique, afin de former plus de contremaîtres industriels et d’ouvriers qualifiés, presque rien ne se fait encore à l’intention des adolescents de milieu populaire contraints de se contenter d’études brèves. En Mauricie, région pourtant plus avancée que d’autres sous ce rapport, il n’existe en 1937 qu’une seule école industrielle, à Grand-Mère, et une seule école d’arts et métiers, à La Tuque. De niveau primaire complémentaire et dirigées par des frères, toutes deux ont été fondées à l’initiative de la commission scolaire. La première fait partie du petit groupe des « écoles surveillées » par la Direction générale de l’enseignement technique, en échange d’un financement partiel par le gouvernement ; la seconde aussi reçoit une aide de Québec, et sa direction ne sait pas encore qu’elle vit sa dernière année d’indépendance. L’État, quoique timidement, commence en effet à mettre en place la législation et les appareils qui vont lui permettre de s’imposer comme le maître d’oeuvre de l’enseignement professionnel[19].

Il est entendu dès le départ que l’administration du Patronage Saint-Charles sera scindée, afin notamment de respecter la coutume selon laquelle des religieuses ne prennent pas soin des garçons à partir d’un certain âge. Aux dominicaines, propriétaires de l’oeuvre, les tâches domestiques et l’administration financière ; mais aucune responsabilité éducative ni scolaire, sauf l’enseignement de la reliure. En tant que directeur, c’est l’abbé Bourgeois qui admettra les jeunes et choisira les professeurs ; aidé de l’aumônier, il veillera aussi à l’embauche des surveillants du pensionnat ainsi qu’à la rédaction du règlement[20].

Au moment de son ouverture, à l’automne de 1937, le Patronage reçoit soixante-dix garçons. Aux bases des métiers déjà enseignés à l’Orphelinat Saint-Dominique, s’ajoute d’emblée une formation dans quelques métiers industriels. C’est que Bourgeois a réussi à tirer parti de l’entente Bilodeau-Rogers, signée peu auparavant entre Québec et Ottawa[21]. Par quel tour de passe-passe ? Cela reste un mystère bien qu’on puisse y déceler la main de Duplessis. Car enfin l’entente détermine les modalités de la participation fédérale au financement de la formation professionnelle des chômeurs de 16 à 30 ans, et non à celle d’« orphelins » de 12 à 16 ans ! Toujours est-il qu’à même ce fonds, Bourgeois équipe sommairement un atelier de cordonnerie, un autre de menuiserie et peut payer les professeurs dans ces métiers, ceux des matières plus théoriques comme les mathématiques et le dessin modelage, et même l’instructeur de boulangerie et la congrégation, pour l’enseignante de reliure[22].

Le Patronage Saint-Charles est lancé. Selon une formule inédite : un orphelinat spécialisé, voué à « la formation scolaire et technique » des adolescents. Pour l’ouvrir rapidement et s’assurer qu’il pourra le diriger lui-même, l’abbé Bourgeois s’est appuyé sur les Dominicaines du Rosaire plutôt que de faire appel à une congrégation de frères ; d’où le système de double administration et l’embauche de professeurs laïques. Certes, le gouvernement provincial et les autorités municipales de Trois-Rivières ont soutenu la naissance de l’établissement selon les modalités — élastiques — prévues à la Loi de l’Assistance publique ; mais pour y offrir la formation professionnelle à laquelle tient tant l’abbé, il a fallu compter sur une source de revenus exceptionnelle. Tout cela reste d’ailleurs très précaire, car les fonds obtenus en vertu de l’entente Bilodeau-Rogers sont annuels et rien ne garantit leur reconduction d’une fois à l’autre.

C’est pourquoi le directeur du Patronage Saint-Charles va s’employer sans retard à chercher un financement plus stable, indispensable à la consolidation de l’oeuvre. Il expérimentera alors sinon les limites du soutien de l’État, du moins l’endroit précis de ses résistances.

2 - Deux demandes à l’État et deux réponses

2.1. Oui au soutien des fonctions traditionnelles : hébergement et entretien des orphelins

L’usine de vins Jacques-Cartier est beaucoup trop petite pour contenir le Patronage dont rêve Bourgeois. Aussi, le 13 janvier 1938, l’abbé se rend-il à Québec discuter agrandissement avec Duplessis lui-même. Il revient de la capitale cinq jours plus tard pour annoncer aux soeurs que le gouvernement assumera totalement le coût d’une nouvelle construction, non à même le fonds discrétionnaire de l’Assistance publique cependant, mais en prenant plutôt sur le budget des « travaux du chômage ». Encore une enveloppe exceptionnelle ! Donat Gascon, beau-frère de Bourgeois et architecte attitré des Dominicaines du Rosaire, est aussitôt appelé pour dresser les plans. Soumis à Québec le 28 janvier, ceux-ci sont approuvés le même jour, soit deux semaines à peine après la rencontre avec le premier ministre. Le nouveau bâtiment comprendra la chapelle, les ateliers, des classes, une salle de récréation et un amphithéâtre. D’une valeur de 75 000 $, il restera la propriété de la congrégation, ce qui manifeste clairement le soutien du gouvernement à cette oeuvre d’Église[23]. À l’automne de 1938, pour sa deuxième année scolaire, le Patronage accueille cent cinquante-cinq élèves[24].

À même les per diem, qui forment l’essentiel des revenus de fonctionnement de l’orphelinat, les Dominicaines doivent loger, habiller, nourrir tous ces adolescents et leur procurer les livres et fournitures nécessaires pour la classe ordinaire. Elles payent aussi leurs quelques employées laïques. Pour leur part, les sept à neuf soeurs qui, selon les années, y sont assignées travaillent sans salaire, et bien au-dessus de leurs forces si l’on en croit la Chronique, fidèle à consigner les nombreux accidents et maladies qui les frappent. Au Patronage, établissement pour jeunes de milieu pauvre, la vie, d’ailleurs, sent la pauvreté. On dépend continuellement des bonnes grâces des bienfaiteurs pour les moindres petites douceurs, patins et bâtons de hockey, ballons de football, jeux d’intérieur, cadeaux de Noël. Les garçons témoignent de leur gratitude obligée en promettant en retour, à l’initiative de leur aumônier, des centaines de prières réunies en bouquets spirituels. On dépend aussi de la charité des médecins, des dentistes, des barbiers-coiffeurs qui, pressés par l’abbé Bourgeois, acceptent de donner leurs soins gratuitement[25]. Et on est surveillé par les policiers, qui distribuent des friandises, font tirer des billets de présence à leur spectacle annuel, et jouent le double rôle de bienfaiteurs et de gardiens de l’ordre auprès de ces grands gars dont la société craint toujours la délinquance…

Oui, le Patronage sent la pauvreté. Et pourtant, comme pour ses infrastructures, il bénéficie d’un traitement de faveur pour son fonctionnement. Après tout, il est situé dans la circonscription du premier ministre et dirigé par l’un des intimes de celui-ci ! Presque aussitôt après son ouverture, l’abbé Bourgeois obtient facilement la reconnaissance de l’établissement comme orphelinat industriel et agricole. Mais le per diem de 38¢ que lui vaut cette distinction lui semble encore insuffisant. Soulignant l’âge un peu élevé des pensionnaires, il multiplie alors les pressions ; ce qui entraîne, nous en sommes convaincue sans pouvoir le prouver, la création de la classe D-4, commandant un per diem de 52¢ en 1938, en augmentation assez régulière par la suite. Le tableau 1 permet de comparer la situation du Patronage avec celle des autres institutions pour adolescents. Malgré tout, entre 1937 et 1951, la moitié des années accusent un déficit ; c’est le cas en particulier chaque fois qu’il faut procéder à de nouveaux aménagements. Les surplus des bonnes années sont affectés par les Dominicaines au remboursement de la dette, ainsi qu’à l’établissement d’une colonie de vacances, d’abord au Lac-à-la-Tortue puis à Pointe-du-Lac[26].

Le gouvernement, on le constate aisément, trouve de l’argent pour l’orphelinat du Patronage. Mais aidera-t-il son entreprenant directeur à donner à l’école de métiers toute l’ampleur qu’il désire ?

2.2. Non à l’établissement d’une véritable école de métiers

En plus d’être incertains, les fonds de l’entente Bilodeau-Rogers ne suffisent pas pour payer un salaire décent à des professeurs chargés de responsabilités familiales. Durant les deux premières années, la Chronique des religieuses note régulièrement le départ de ceux qui ont trouvé ailleurs un emploi plus lucratif. Aussi, dès 1938, l’abbé Bourgeois cherche-t-il à obtenir de la Direction générale des Écoles d’arts et métiers, nouvellement créée, qu’elle reconnaisse le Patronage comme elle vient de le faire pour l’école de La Tuque et huit autres établissements au Québec[27]. Une telle reconnaissance s’accompagne en effet d’un soutien significatif : le gouvernement fournit alors une sorte de cadre pour l’organisation de l’enseignement, et surtout il finance l’ensemble des coûts y compris le salaire du directeur, qu’il nomme. Bourgeois ne semble pas effleuré par la crainte que, dans cette situation, l’État pourrait vouloir exercer un certain contrôle sur le Patronage, et pourtant l’immixtion de l’État dans la gestion des établissements religieux est pour lui une question très sensible.

Tableau 1

Financement des établissements qui logent des adolescents avant 1950*

Financement des établissements qui logent des adolescents avant 1950*
* Sources : Pour les per diem des orphelinats spécialisés, des écoles d’industrie et des écoles de réforme en 1945, voir Charles-Édouard Bourgeois, Une richesse à sauver…, op. cit., 118, 120 et 122. Pour les per diem des écoles d’industrie en 1943, Marie-Paule Malouin, L’univers des enfants en difficulté…, op. cit., 215. Pour ceux du Patronage Saint-Charles, ADT, cahier 295, Lettre du docteur Jean Grégoire, sous-ministre de la Santé, à l’abbé Charles-Édouard Bourgeois, Québec, 31 mai 1938; Arrêté en conseil no 1916, Québec, 30 juillet 1942 (copie conforme); [document sans titre, mais qui est en fait la proposition de vente élaborée par les Dominicaines du Rosaire et soumise pour approbation à l’évêque du diocèse, Mgr Georges-Léon Pelletier], s.d. [1951], dact. 3 p.

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Entreprise auprès du Secrétariat de la Province, de qui relèvent les écoles d’arts et métiers, la démarche reste d’abord infructueuse. Il faut dire que Bourgeois n’y va pas de main morte : le mémoire qu’il fait préparer par nul autre que le directeur de la Direction générale lui-même, Gabriel Rousseau, réclame pour 25 000 $ de salaires, de matériel, d’outillage et de machinerie. On y explique qu’il s’agira non plus seulement de cours de cordonnerie et de menuiserie, mais aussi d’autres métiers habituellement enseignés dans les écoles de ce type, soit l’ajustage, la forge, la soudure, et le dessin (modelage) ; on entend offrir, en somme, une formation qui débouche sur des emplois bien rémunérés dans l’industrie. Bourgeois demande en outre au Secrétariat de la Province de payer les assurances, le chauffage, l’éclairage et tous les autres frais connexes. Bref, il rêve que le Patronage Saint-Charles devienne ni plus ni moins l’école d’arts et métiers de Trois-Rivières, ouverte même à des externes[28]. Selon son habitude, il demande d’ailleurs la complicité du Nouvelliste pour faire la promotion de l’établissement auprès de ses lecteurs, et leur indiquer comment y inscrire leurs adolescents[29]. Le Secrétaire de la Province, Albini Paquette, a tôt fait de se rendre compte que telle que conçue par son directeur, l’école de métiers du Patronage dépendrait donc entièrement des fonds publics, tout en restant propriété privée et de contrôle difficile. Aussi Bourgeois n’obtient-il rien cette année-là, sauf d’éviter que le Secrétariat de la Province n’ouvre, comme il en a eu brièvement l’intention, l’école de métiers de Trois-Rivières dans l’édifice de l’École technique[30]. Une telle solution, pratiquée dans d’autres villes, multiplie les avantages pour le gouvernement : économies d’équipements, puisqu’on évite ainsi les dédoublements, et totale liberté d’action dans des écoles publiques entièrement sous contrôle étatique.

Après de nouvelles démarches, cette fois auprès du premier ministre lui-même, le Patronage Saint-Charles est finalement reconnu en 1939[31] comme École d’arts et métiers. Geste mitigé, pourtant. Certes, cette reconnaissance est assortie d’une subvention spéciale de 5 000 $, grâce à laquelle le matériel pour les cours pourra être acheté, et payés les salaires des professeurs ainsi qu’une partie de celui du directeur qui devient ainsi un fonctionnaire provincial[32]  ; mais aucune provision n’est prévue pour asseoir les bases de l’enseignement de nouveaux métiers. Adieu l’espoir de faire du Patronage la vraie école d’arts et métiers de Trois-Rivières. On devra s’y limiter à l’enseignement des rudiments de certains métiers de l’agriculture d’une part, et, d’autre part, à celui de métiers n’offrant en général des débouchés que dans des secteurs industriels mal rémunérés, menuiserie, cordonnerie et boulangerie.

3 - Une école de métiers bien particulière

L’école de métiers du Patronage est bien particulière[33]. Non pas à cause des professeurs, cependant. Les maîtres de la section scolaire possèdent tous un diplôme d’école normale ; quant à ceux de la formation professionnelle, ils détiennent leur carte de compétence et ont déjà pratiqué pendant au moins cinq ans le métier qu’ils enseignent. Dans le rapport qu’il prépare en 1948, l’inspecteur de la Direction générale des écoles d’arts et métiers indique d’ailleurs que les professeurs lui semblent qualifiés[34]. Non, la particularité du Patronage est à chercher plutôt du côté des élèves.

Après l’agrandissement de 1938, la plupart des adolescents admis — entre les deux tiers et les trois quarts selon les années — proviennent directement de l’Orphelinat Saint-Dominique. D’autres sont placés au Patronage à la demande de la Société Saint-Vincent de Paul ou des bureaux municipaux d’assistance sociale des villes du diocèse. On y accueille aussi, quoique rarement, des jeunes prévenus en attente de procès et même des jeunes délinquants à leur première offense ; cependant, dès qu’ils se révèlent trop difficiles, ces derniers sont envoyés aux écoles de réforme de Québec ou de Montréal. L’établissement joue en outre et finalement le rôle d’école d’industrie, en acceptant les enfants vagabonds remis par les autorités judiciaires[35]. C’est dire que l’école doit composer avec un grand nombre d’enfants ayant vécu déjà plusieurs années en institution et avec d’autres, qui arrivent en état de crise en tous temps de l’année et dont certains ne font que passer.

Ne parlons pas ici des « arriérés », ou déficients intellectuels, pour qui aucune école appropriée n’existe encore au Québec. Une classe spéciale est aménagée pour eux peu après la fin de la guerre. Ils sont environ une douzaine par année, qui n’apprennent pas de métier, ne travaillent pas dans les ateliers et vont en classe moins longtemps chaque jour. Pour les occuper, on les fait « aider » [sic] les religieuses au ménage et à quelques autres tâches. Ne parlons pas non plus des jeunes ayant terminé leur 7e année, parfois avant d’arriver en institution. Trop peu nombreux — entre dix et quinze par année — pour qu’on puisse organiser des classes à leur intention à l’orphelinat, ils poursuivent une scolarité régulière soit à l’école du quartier soit à l’école de métier finalement ouverte à l’École technique, et reviennent au Patronage le soir comme à leur chez-eux. Si l’on regarde plutôt seulement le gros des troupes, on remarque alors de nombreux retards scolaires. À l’automne de 1943, quarante-quatre adolescents fréquentent les classes de 3e et 4e année ; même à douze ans, l’âge des plus jeunes d’entre eux, c’est déjà tout un retard. Avec une moyenne d’âge de 14 ans et 2 mois, correspondant en principe à la 7e année, seulement trente-quatre des cent quarante pensionnaires à l’automne de 1944 ont atteint cette classe ou une autre de niveau supérieur[36].

Ces conditions imposent un aménagement du cadre d’enseignement fourni par la Direction générale des écoles d’arts et métiers. S’il fallait attendre qu’ils aient complété leur 6e année, base d’admission dans les écoles de ce type, la plupart des élèves du Patronage n’entreprendraient jamais de formation professionnelle. Puisqu’ils ont l’âge, sinon l’instruction, on leur fait commencer l’apprentissage des métiers dès la 5e année. Au cours de cette « année d’orientation », ils commencent à fréquenter l’atelier environ une heure par jour, tout en continuant leurs études élémentaires selon le programme du département de l’Instruction publique. Ils s’initient alors au maniement des outils, et les professeurs des différents métiers (agricoles et industriels) cherchent avec eux celui qui pourrait les intéresser davantage.

Le véritable apprentissage débute en 6e année. Alors que le programme des établissements analogues prévoit chaque semaine six heures d’apprentissage théorique et vingt-quatre heures d’apprentissage pratique[37], celui du Patronage obéit à un autre horaire. Les élèves y reçoivent autant d’apprentissage théorique ou presque, mais seulement douze heures d’apprentissage pratique, la moitié de la journée étant réservée aux activités scolaires régulières. Cet apprentissage pratique se fait du reste dans des ateliers de production, et non dans des ateliers d’apprentissage comme dans les vraies écoles de métier, et il se limite toujours aux mêmes opérations, les moins complexes. Les travaux sont effectués selon les besoins des orphelinats des Dominicaines : fabrication et réparation des meubles et des jouets, réparation des souliers et des livres, pétrissage, pesage et moulage des 60 000 à 70 000 pains, sans compter les brioches et pâtisseries, que consomment chaque année les protégés des soeurs. Habituellement, la reliure n’attire que très peu d’élèves, sept ou huit par année ; une douzaine choisissent la cordonnerie, une douzaine aussi la boulangerie ; la menuiserie est constamment, et de loin, l’option la plus populaire, avec de vingt à trente inscriptions par année[38].

En fait, le niveau de l’enseignement offert au Patronage correspond moins à celui des véritables écoles de métiers qu’à celui des centres d’apprentissage créés par le ministère du Travail après la guerre à l’intention des vétérans, et qui ont vite été fréquentés surtout par les jeunes élèves les plus faiblement scolarisés[39]. Les soeurs et l’abbé Bourgeois sont tout de même heureux de noter que les réalisations de leurs garçons sont présentées lors de l’exposition du syndicat d’initiative, en 1938 ; que mille deux cents visiteurs défilent dans la salle d’exposition des travaux en 1944 ; et qu’en 1946, année de sa consécration comme évêque de Trois-Rivières, Maurice Roy reçoit en cadeau une paire de souliers et soixante-treize volumes confectionnés ou reliés au Patronage[40]. Ils y voient un gage de la qualité de la formation offerte.

4 – Une situation bloquée

D’abord accaparé par l’implantation de l’école de métiers, Bourgeois commence en 1940 à faire porter ses efforts aussi du côté de la section agricole du Patronage, à laquelle se destinent, bon an mal an, une trentaine d’élèves. Sa stratégie ne varie pas : tenter de se faire donner un bâtiment par les autorités municipales — justement il y a un grand vieux hangar appartenant à la ville au bout du terrain de la ferme de l’Orphelinat Saint-Dominique —, faire de celle-ci une ferme modèle puis obtenir de l’État la reconnaissance de la section comme école moyenne d’agriculture[41].

L’abbé tombe cependant à un bien mauvais moment. Enfoncée dans le trou que provoque dans son budget la décision de Québec de cesser de lui verser les sommes nécessaires à la distribution des secours directs qu’elle continue pourtant d’effectuer, la Cité de Trois-Rivières adopte sans délai un nouveau mode intégré d’assistance publique et refuse de donner son hangar[42]. Québec, par ailleurs, refuse la reconnaissance demandée. Si Duplessis, en effet, était prêt à quelques entourloupettes pour favoriser les projets de son ami Bourgeois, il en va autrement du libéral Adélard Godbout, premier ministre entre 1939 et 1944 ; d’ailleurs, l’abbé ne semble même pas tenté de s’adresser à lui pour faire renverser la décision de son ministre de l’Agriculture. Ce dernier s’est fondé pour la prendre sur des faits patents : les écoles intermédiaires d’agriculture sont de niveau primaire supérieur et non de niveau élémentaire comme le Patronage, en outre elles ont pour mission de former des exploitants fermiers plutôt que des colons[43]. Oui, donc, au soutien de la ferme par les moyens habituels : paiement des salaires de l’agronome enseignant et de ses assistants, financement complet de la construction et de l’équipement d’une porcherie en 1940 et achat d’une centaine de bêtes. Mais non à une école moyenne d’agriculture dans un orphelinat spécialisé sous contrôle clérical.

Le directeur du Patronage songe alors à un autre projet, une formation intensive d’apprenti fermier d’une durée de douze mois. Mais comme les autorités de la ville ne se décident pas à céder un bâtiment pour une formation en agriculture, il se voit contraint de décliner l’offre que lui fait en 1948 Charles-Joseph Magnan, directeur de l’enseignement agricole au ministère, de payer à cette fin un professeur supplémentaire. L’apprentissage des métiers de l’agriculture restera donc simplement ce qu’il était déjà : soin des animaux (porcs, vaches, volailles), travaux de la terre, horticulture en serre des légumes plus délicats et des fleurs[44].

Et celui des métiers industriels ? La reconnaissance du Patronage Saint-Charles comme école d’arts et métiers complique certainement son administration, entre autres parce que les soeurs doivent désormais tenir leur comptabilité selon les normes de la Direction générale et faire approuver par celle-ci toutes les dépenses relatives à l’enseignement des métiers. Un avantage sensible contrebalance néanmoins cette restriction d’autonomie : les professeurs, leurs assistants, la soeur économe, le directeur général et l’aumônier, c’est-à-dire entre douze et dix-sept personnes selon les années sont payées soit directement, soit indirectement par le gouvernement, ainsi que l’essentiel du matériel, de l’outillage et de la machinerie[45].

Dans la foulée générale des investissements qui, avec le retour de la paix, sont consentis par la Direction générale des écoles d’arts et métiers pour doter celles-ci de locaux et d’équipements convenables, le Patronage obtient d’ailleurs en 1947 une subvention spéciale de 15 000 $, afin d’ajouter un étage à l’édifice construit en 1938 ; une autre de 5 000 $, l’année suivante, permet d’acquérir un four à pain, un moulin à coudre le cuir et d’autres machines pour la reliure ; en 1949, une troisième, encore de 5 000 $, sert cette fois à l’achat et à la réparation de divers équipements[46].

Malgré ces apports substantiels, l’école de métiers piétine. L’abbé Bourgeois ne réussit pas à y introduire de nouvelles formations. En 1942, sous Godbout, et en 1947, de nouveau sous Duplessis, il pense à former des cuisiniers d’institutions ou de restaurants ainsi que des barbiers-coiffeurs. Voilà deux métiers pas trop chers à enseigner, l’un parce qu’on possède déjà les plus gros équipements et l’autre parce qu’ils n’en requiert pas beaucoup, deux métiers aussi dont la pratique est liée à l’obtention de cartes de compétence[47], un avantage certain pour des adolescents sans soutien, en quête de bons emplois. Mais en vain. En 1947, la nomination d’un directeur des études au Conseil supérieur de l’enseignement technique marque la volonté du Secrétariat de la Province, et à travers lui de l’État, de prendre plus fermement en main la conception des programmes d’études, leur application et la formation du personnel enseignant. Puis, en 1948, l’enseignement spécialisé passe sous la direction du ministère du Bien-Être social et de la Jeunesse. Or le ministre, Paul Sauvé, veut favoriser le développement des écoles de métiers publiques : les programmes sont mieux établis, le niveau scolaire requis préalablement à l’admission est relevé et assez vite les dernières écoles de métiers indépendantes passent presque toutes dans le giron de l’État[48]  ; tout cela signe la marginalisation du Patronage.

D’autant plus que la création des écoles de protection de la jeunesse, en 1950, achève de changer la donne. Ces nouveaux établissements, qui remplacent les écoles d’industrie et de réforme, jouissent d’un mode de financement inédit, propre à rendre jaloux tous les orphelinats reconnus d’assistance publique puisqu’il est basé désormais non plus sur des per diem fixés arbitrairement, mais sur le coût réel moyen des dépenses[49]. L’historienne Danielle Lacasse a bien montré tout ce que cette nouvelle formule de financement va permettre au Mont-Saint-Antoine, par exemple[50]. Là où les jeunes ne fréquentaient la classe qu’une heure en soirée, après leur journée de travail, on organise désormais le même système mixte qu’au Patronage Saint-Charles, combinant une demi-journée de classe et l’autre de formation théorique et pratique au métier. D’autres pratiques en vigueur depuis longtemps au Patronage s’y répandent : les stages dans divers ateliers pour fixer son choix, les tests psychologiques et l’instauration d’un bureau de placement dans un premier emploi. Surtout, le principe de l’apprentissage dans des ateliers de production est supprimé ; la formation s’y fait selon le programme réel des écoles de métiers, dans de véritables ateliers d’apprentissage. Le niveau d’enseignement monte donc graduellement, ce qui conduit à la reconnaissance du Mont-Saint-Antoine comme école d’arts et métiers, en 1953. À partir de ce moment, on y enseigne non seulement la menuiserie et la cordonnerie, mais aussi le métal en feuille, l’électricité, l’ajustage mécanique, et quelques autres métiers qualifiés de l’industrie. Le tableau 2 situe le Patronage Saint-Charles dans l’ensemble des institutions de formation professionnelle pour adolescents après 1948-1950 : il appert qu’il est en voie de ne pouvoir se comparer avantageusement ni aux véritables écoles d’art et métiers ni aux nouvelles écoles de protection de la jeunesse.

L’abbé Bourgeois, on l’imagine aisément, n’est pas des plus satisfaits. Les Dominicaines du Rosaire non plus. Habituées à gérer leurs orphelinats en toute autonomie, les religieuses trouvent compliquée la triple administration de l’établissement, qui les oblige à s’entendre à la fois avec son directeur et la Direction générale des écoles d’arts et métiers pour ce qui regarde la section industrielle ainsi qu’avec l’aumônier, pour tout ce qui touche la vie des jeunes en dehors des heures de classe. Elles voient bien aussi, comme le dit leur prieure générale, mère Joseph du Sacré-Coeur (Laurence Langlais), que « l’oeuvre n’est pas très bien définie ni établie[51]  ». Le déclin déjà amorcé des vocations les obligeant par ailleurs à des choix de plus en plus sérieux, les soeurs vont donc préférer vendre et assigner leurs effectifs ainsi libérés à un autre de leurs orphelinats, alors en voie d’agrandissement[52]. Les Frères de Saint-Vincent-de-Paul achètent le Patronage Saint-Charles en 1951.

Tableau 2

Formation professionnelle après 1948-1950*

Formation professionnelle après 1948-1950*
* Sources : Pour Huberdeau, M.-P. Malouin, op. cit., 230 ; pour le Mont-Saint-Antoine, D. Lacasse, loc. cit., 300-305 ; pour les centres d’apprentissage et les écoles de métiers, J.-P. Charland,op. cit., 159-180 et 301-337.

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Un long épilogue : l’État ne répond plus

Après 1950, le Patronage entre dans un irrémédiable déclin. À la faveur du débat qui a repris depuis la fin de la guerre sur la valeur respective du placement en institution et en foyer nourricier pour les jeunes privés du soutien de leur famille, la conviction est en train de se renforcer chez les experts du service social, parmi les fonctionnaires et dans la société que le placement institutionnel devrait devenir une solution de dernier recours. Par ailleurs, les dernières écoles de métiers indépendantes et dirigées par des frères, celle de Grand-Mère par exemple, passent l’une après l’autre sous le contrôle de l’État[53]. Dans ce contexte, la situation du Patronage Saint-Charles devient de plus en plus difficile.

Certes, l’administration de l’établissement se trouve simplifiée par la vente aux religieux de Saint-Vincent-de-Paul puisque ceux-ci assument désormais à la fois la direction de l’école de métier, celle du pensionnat et l’ensemble des tâches de soutien. Les professeurs et surveillants, jusqu’alors tous des laïcs sauf la religieuse enseignante de reliure, sont remplacés par des frères. Voilà un changement à rebours de la tendance observable ailleurs au même moment : en effet, les religieux ne représentent plus que 5 % des professeurs dans les écoles de métier du Québec au cours des années 1950[54]. C’est dire à quel point le Patronage se singularise désormais. Les dominicaines ont consenti à laisser à leur ancienne oeuvre l’usage de la boulangerie de Ville-Joie Saint-Dominique[55] pour que puisse s’y poursuivre l’enseignement de ce métier ; en perdant l’accès à la ferme de l’orphelinat des soeurs, le Patronage doit en revanche renoncer à sa section agricole.

Durant toutes les années 1950, la Direction générale des écoles d’arts et métiers continue à verser la subvention annuelle qui permet de payer les salaires, le matériel et les équipements courants[56]. Cependant, les frères ne réussissent pas davantage que l’abbé Bourgeois à offrir l’enseignement de nouveaux métiers, en meilleure prise sur les besoins de l’industrie ou dans le secteur émergeant des services.

Pourront-ils au moins rénover l’orphelinat dont la plus vieille partie, l’ancienne usine de vins Jacques-Cartier, menace ruine ? Le gouvernement veut-il encore affecter d’importants fonds publics pour financer les fonctions traditionnelles, hébergement et scolarisation de base, des établissements sous contrôle de congrégations religieuses ? Dans les années 1950, et notamment de 1956 à 1958, les frères tracent les plans d’une vaste rénovation du Patronage, incluant la démolition de l’ancienne usine et la construction d’une école pour les classes élémentaires régulières et spéciales. Un projet évalué à presque un million de dollars. On peut comprendre que le ministère du Bien-être social et de la Jeunesse se soit dès lors senti « effrayé » même si, comme l’explique Fernand Dostie, du cabinet du sous-ministre, dans une lettre personnelle au secrétaire de Duplessis : « Il s’agit de ne pas commettre d’erreurs et d’impairs, et de laisser à l’honorable Premier Ministre le soin de décider lui-même dans chacun des cas ayant trait plus précisément à son comté[57]. » Mais Duplessis ne se laisse pas fléchir : « Plusieurs demandes ont été faites au Gouvernement, sans résultat », expliquera en 1962 le directeur, le père Aurélien Bernard, devant Caritas-Trois-Rivières ; « Cela fait dix ans qu’on nous le promet. Il nous faudrait l’appui de gens influents. Nous nous frappons trop souvent sur un mur d’indifférence[58]. » La congrégation doit donc assumer seule les frais de la construction de la nouvelle école, ce qui va plonger le budget du Patronage dans un déficit dont il ne sortira plus. Il semble clair que le gouvernement est en train de se retirer ; et que les ressources de l’État, il préfère désormais les réserver à des établissements publics ainsi qu’à d’autres modes d’hébergement et de scolarisation des adolescents sans soutien familial.

Un rapport exhaustif, dressé par Caritas-Trois-Rivières en 1963, fait ressortir à la fois « l’énorme bonne volonté » des frères, leur dévouement et les aspects positifs du Patronage Saint-Charles, comme l’école neuve justement, et les aspects moins convaincants, le fait par exemple que le plus grand nombre des élèves sont « déficients mentaux », « arriérés pédagogiques », « lents intellectuels », « mésadaptés au point de vue de la personnalité[59]  ». Sous ce rapport, la situation semble du reste s’être aggravée depuis le milieu des années 1940. À cause de l’orientation de plus en plus ferme prise par les centres de services sociaux, même à Trois-Rivières, en faveur du placement familial des enfants, ne résident plus en institution que les jeunes particulièrement démunis physiquement et intellectuellement. La solution proposée par Caritas, bien dans les nouvelles tendances, consiste à brève échéance en un suivi plus serré de chaque cas par un travailleur social et des éducateurs spécialisés puis, sans tarder, en l’intégration des adolescents à la commission scolaire régionale. Le Patronage ne serait plus alors que le foyer des jeunes sans foyer.

Cette idée fera son chemin, mais lentement. Ce n’est qu’en 1970 que le Patronage fermera ses portes, après avoir été vendu à une corporation laïque, qui procédera à la démolition complète de tous les bâtiments. Les jeunes ayant besoin d’un placement institutionnel seront hébergés dans le nouveau complexe du Carrefour des Vieilles-Forges. Cet établissement du réseau des Affaires sociales, bientôt rebaptisé Pavillon Bourgeois, est érigé sur les terrains de l’ancienne ferme de Ville-Joie Saint-Dominique…

Conclusion

Sans remettre en cause la vision globale développée par l’historiographie, selon laquelle l’État québécois, même après la Loi de l’Assistance publique, a eu tendance à financer l’Église tout en lui abandonnant une large part de la responsabilité du système de régulation sociale dans le champ du bien-être social, l’étude du Patronage Saint-Charles permet de mieux documenter la complexité des relations entre l’une et l’autre avant les réformes entreprises à l’époque de la Révolution tranquille. Cette étude montre que l’État s’est désintéressé pendant très longtemps de la formation professionnelle des adolescents de milieu défavorisé : aucun apprentissage des métiers n’était offert dans les écoles d’industrie ni de réforme, tandis qu’il a fallu attendre la fin des années 1920 et plus encore la fin de la Seconde Guerre mondiale pour que soient ouverts des écoles de métiers et des centres d’apprentissage destinés à être fréquentés par des jeunes faiblement scolarisés. Dans un tel contexte, une initiative comme celle de l’abbé Charles-Édouard Bourgeois d’offrir un enseignement professionnel dans un orphelinat spécialisé a pu paraître comme une véritable innovation, en 1937. Une innovation d’Église dont l’État a aussitôt fixé les limites cependant, c’est la deuxième conclusion qu’on tire du cas du Patronage Saint-Charles : aucun métier industriel de pointe requérant des investissements publics importants en matériel et en équipement n’a été offert dans des établissements dont l’État ne possédait pas le contrôle, et ce, même sous les gouvernements de l’Union nationale. En fait, l’Église a été incapable d’élargir la gamme de ses interventions dans les établissements reconnus d’assistance publique au-delà de celles qu’elle avait déjà sous son contrôle au moment de la Loi de 1921. Troisième conclusion, enfin : dès les années 1950, à la faveur des nouvelles orientations du service social qui ont dès lors encouragé nettement le placement familial, les pouvoirs publics ont commencé à moins financer même les fonctions traditionnelles des orphelinats.