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Les historiens en auront-ils jamais fini avec les philosophies spéculatives de l’histoire, ces grands raccourcis de l’histoire universelle ? Pas si l’on n’en croit Maurice Lagueux, professeur au département de philosophie de l’Université de Montréal. Dans un livre aussi longtemps attendu que préparé, celui-ci ramène à la lumière ce troublant voisinage entre l’historiographie et la philosophie.

Au départ de l’ouvrage, on trouve ce constat : de bien en vue qu’elle était aux xviiie et xixe siècles, la philosophie spéculative de l’histoire est maintenant un genre méprisé, chancelant, certains le tenant même pour éteint. À ce titre, Lagueux n’a aucun mal à recenser les différents griefs qui lui ont été faits par les penseurs contemporains, au premier chef les historiens. Avec un peu plus d’insistance que ne le fait l’auteur, on pourrait d’ailleurs souligner à quel point l’historiographie moderne s’est construite aux dépens des philosophies de l’histoire — particulièrement celle de Hegel qui en représente sans doute la figure exemplaire. Cela dit, on comprend que le travail de Lagueux n’est point dépourvu d’intention polémique : tenant à briser la « conspiration du silence » qui règne selon lui autour de la question, il fait valoir que le discrédit qu’on a jeté sur la philosophie de l’histoire est en partie immérité. Ainsi, juge-t-il, « le souci souvent inavoué de comprendre quelque chose au mouvement de l’histoire continue, quoiqu’on en dise, d’occuper une place importante dans les préoccupations de nos contemporains » (p. vii-viii).

Son argumentaire, contenu dans les chapitres I et V, poursuit deux objectifs parallèles : redéfinir les philosophies spéculatives de l’histoire ; en montrer l’influence et l’actualité. Dans leurs efforts répétés pour les mettre à mort, les critiques des philosophies de l’histoire ont parfois donné dans la caricature, leur prêtant au passage des intentions qu’elles n’ont pas eues, ou rarement eues, comme celle de prédire avec assurance l’avenir ou de décréter présomptueusement la suspension de l’histoire. Pressés de débouter ces représentations qu’ils jugeaient, non sans raison, prétentieuses et arbitraires, des outrages en somme à la complexité du réel, ces censeurs ont manqué l’essentiel : dans leur visée fondamentale, les philosophies de l’histoire sont des entreprises de connaissance qui prétendent donner réponse à une prenante interrogation : que se passe-t-il dans le monde actuel ? De l’optimisme naïf d’un Condorcet au pessimisme congénital de Spengler, on remarque une indéniable constante : la volonté de dégager, pour les fins d’aujourd’hui, le sens de la réalité historique. À ce titre, on ne saurait dissocier les philosophies de l’histoire des autres secteurs de la pensée, plus estimés ceux-là, qui se vouent à la compréhension des sociétés présentes. On pense immédiatement aux sciences historique, sociale et politique.

À partir de cette définition épurée, Lagueux est à même de revenir sur la pensée contemporaine pour y débusquer la philosophie de l’histoire. Il croit en reconnaître la signature dans le discours des historiens, la production des sociologues et politologues, les grandes idéologies, jusque dans le langage courant. Quand l’historien valorise un fait au détriment d’un autre, quand il lui prend de conclure à propos d’une entité historique (événement, période, école de pensée, vie, etc.), quand le sociologue décrit des régularités tendancielles, quand le politologue met en perspective les phénomènes qu’il observe, quand le politicien évoque au détour l’idée de « progrès » ou de « développement », font-ils autre chose au fond que de donner une signification aux événements passés ou présents ? Le mérite de Lagueux est de nous montrer, de manière rigoureuse et sans appel, que ces actions supposent implicitement une philosophie de l’histoire, une lecture hypothétique du devenir.

Pour le reste, la partie centrale du livre est de nature plus érudite. Le chapitre II nous ramène aux fondements des philosophies de l’histoire dans la culture occidentale, en révélant l’influence qu’ont eu sur elles les théologies chrétiennes de l’histoire, façon saint Augustin ou Bossuet. Les chapitres III et IV, quant à eux, traitent des différentes représentations du temps (linéaire et cyclique) et du « sens » de l’histoire qui continuent secrètement d’inspirer nos perceptions de l’histoire.

Dans les limites qu’il lui assigne, l’ouvrage de Lagueux est presque inattaquable tant il paraît convaincant ; ce n’est que dans ses marges qu’on peut entrevoir certaines insuffisances. En effet, l’actualité de la philosophie de l’histoire paraît dépendre d’une série de questions préalables qui ne sont guère soulevées par l’auteur : qu’est-ce qui, dans l’actuel régime d’historicité, nous pousse à conférer une signification au présent ? pour quelle raison un individu sacrifierait-il aujourd’hui à philosophie de l’histoire ? pourquoi opterait-il pour celle-ci plutôt que pour la science historique ? Autrement dit, après avoir défini la philosophie de l’histoire, comme genre historique, en fonction de son intentionnalité — comprendre le cours des événements présents —, Lagueux semble hésiter à en faire autant avec le philosophe ou l’historien. Quelques remarques sur l’absurdité de l’existence, la « soif de comprendre » du chercheur, ou encore les confessions de Merleau-Ponty sur le marxisme en tant que « pari » sur le sens de l’histoire nous entraînent bien du côté de ces questionnements, mais sans nous mener bien loin.

Par ailleurs, en ce qui concerne l’historien professionnel, la réhabilitation des philosophies de l’histoire paraît conditionnelle à la possibilité d’en faire une catégorie analytique. Est-ce légitime de juger une oeuvre, peut-être même la production historique d’une génération d’historiens, à l’aulne de sa philosophie de l’histoire ? N’adopter que ce critère serait assurément abusif. Toutefois, aux côtés d’une sociologie de la connaissance historique, qu’on évitera de dégrader en une simple « théorie du reflet » en lui adjoignant une analyse des procédures de disciplinarisation, il se peut que la philosophie de l’histoire puisse servir à réaffirmer la liberté première du sujet (l’historien) en révélant les moyens par lesquels celui-ci fonde son rapport à l’histoire, la manière dont, avant même de nous servir ses savantes vérifications, il qualifie le mouvement historique. Même si Lagueux n’aborde pas spécifiquement cette problématique, laissant sans doute ce soin aux historiens, ses analyses, pourrait-on dire, y invitent.

À la fin, sans négliger de le remercier pour son ouvrage à la fois courageux, instructif, utile et brillant, on félicitera Maurice Lagueux pour l’avoir écrit dans une langue totalement dépourvue de ce jargon qui, trop souvent en philosophie, décourage la lecture. Il y a là comme une invitation faite aux historiens.