Sciences sociales et religions chrétiennes au Canada (1890-1960)[Record]

  • Jean-Philippe Warren

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  • Jean-Philippe Warren
    Département de sociologie et d’anthropologie
    Université Concordia

La plupart des historiens canadiens, tant anglophones que francophones, ayant tenté de comprendre la genèse et le développement des disciplines regroupées sous le chapeau des sciences sociales (que ce soit l’économie politique, la sociologie, la science politique ou le service social) ont insisté, à juste titre, sur leurs divers démêlés avec les autorités ecclésiales et pastorales, les sciences sociales étant naturellement, de par leur essence critique, disait-on, une menace directe et explicite à un ordre établi qui reposait, il n’y a pas si longtemps, sur une cosmologie et une référence religieuses. Ainsi s’expliquait-on les réticences et les craintes exprimées par maints penseurs conservateurs — dont le Canada a fourni plusieurs types, de Mgr Louis-Adolphe Paquet au philosophe George Grant — devant la montée d’une gestion technocratique du « social » en remplacement de l’ancienne autorité morale instituée en partie par l’Église catholique et les sectes protestantes. Au Québec francophone, davantage encore qu’au Canada anglais, ce jugement semblait reprendre, dans ses grandes lignes, les catégories élaborées par les penseurs voltairiens du xixe siècle pour saisir le surgissement de l’esprit scientifique d’entre les limbes de la conscience chrétienne. La dénonciation du mythe de la « Grande Noirceur », de cette tentative, portée par la vague générationnelle de l’après-guerre, de ravaler cent ans du passé canadien-français dans quelque obscurantisme moyenâgeux, étant devenue le nouveau poncif de l’historiographie québécoise récente, il semble inutile d’énumérer ici les nombreux exemples de cette volonté d’égaler science et progrès, et, réciproquement, religion et réaction. Qu’il suffise de rappeler que, de l’avis de plusieurs, les sciences sociales sont, en tant que telles, par un mouvement spontané et irrépressible, un scandale pour les pouvoirs institués et une gêne constante pour les idéologies traditionnelles. Elles participent à l’édification, par la médiation d’un savoir technologique sans frontières comme sans confession, d’une société moderne, rationnelle et fonctionnelle, la religion étant, derechef, refoulée tout entière dans le monde de la contingence et du mystère insondable. À propos de la sociologie, ce jugement s’avère toutefois trompeur, tant du point de vue de l’essor de la discipline elle-même que du point de vue de la mission éthique assignée à la science sociale. La sociologie a, en effet, emprunté ses méthodes et ses idéaux pendant un moment de la civilisation occidentale dont la structure et la dynamique épousaient les formes traditionnelles de la religion, alors même que ce moment laïcisait et désenchantait radicalement la société. Quand Michael Behiels, par exemple, affirme que l’établissement, en 1938, de l’École des sciences sociales à l’Université Laval a servi la promotion d’une élite scientifique vouée à la laïcisation de la société québécoise au nom de valeurs libérales et positivistes, il plaque sur un moment charnière de l’évolution des sciences sociales canadiennes un schéma d’interprétation pensé pour d’autres temps et d’autres lieux. Au Canada comme ailleurs, ce schéma se révèle d’une grande pauvreté analytique, puisque le développement historique des sciences sociales, et de la sociologie en particulier, s’est fait non point dans un contexte d’abolition ou d’assimilation, mais dans un contexte de mutation de la conscience religieuse sur fond de transformation globale de l’ancien ordre social. Le discours religieux de légitimité s’est trouvé en quelque sorte sublimé dans le discours sociologique, la théorie scientifique ne pouvant remplacer la doctrine théologique que par un artifice positiviste qui tâchait d’évacuer toute intentionnalité du domaine humain pour la remplacer par la nécessité de la loi et du fait. C’est sur cette illusion de l’objectivité pure que la science sociologique, surtout dans la tradition française — et, par conséquent, catholique — a pu répudier le discours religieux et prétendre occuper la place laissée vide …

Appendices