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Cet ouvrage, que Denis Monière inscrit dans le renouveau de l’histoire politique, regroupe plus de quarante textes portant sur les oeuvres marquantes de l’indépendantisme québécois. Chaque texte se penche sur un auteur indépendantiste dont au moins un ouvrage a été intégré à un corpus élaboré pour la cause par les directeurs du collectif. Ce corpus comprend presque exclusivement des oeuvres à caractère polémique, les oeuvres de fiction et les études savantes ayant été écartées du projet. Il reste, cependant, que les directeurs du collectif ont parfois dérogé à leurs propres règles en incluant, par exemple, le roman Pour la patrie (1895) de Jules-Paul Tardivel. Les oeuvres analysées s’échelonnent sur presque 200 ans, allant des 92 Résolutions (1834) à Quelque chose comme un grand peuple (2010) de Joseph Facal. L’ouvrage est cependant divisé en deux volumes, l’année de fondation du Parti québécois (1968) servant de frontière chronologique entre le premier et le deuxième tome.

Les collaborateurs ont été invités à suivre une seule et même grille d’analyse, ce qui donne beaucoup de cohérence et de cohésion à l’ouvrage. Chaque texte se penche ainsi sur le contexte de production de l’oeuvre analysée, sur la nature de ses arguments et la stratégie de changement élaborée et sur le rapport à l’histoire, la désignation de l’adversaire et la conceptualisation de la nation de son auteur. La réception critique de l’oeuvre est également examinée et une notice biographique vient compléter le tout. Dans la plupart des cas, l’analyse est plus profonde que celle que l’on retrouve dans l’excellent Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec. L’usage d’une grille d’analyse commune comporte toutefois certains inconvénients. Quand les oeuvres examinées s’échelonnent sur une courte période (le deuxième tome se penche sur cinq ouvrages publiées en 1971-1972), par exemple, le lecteur a souvent l’impression de relire la même mise en contexte plusieurs fois.

Les directeurs du collectif ont conçu un ouvrage qui compléterait le recueil de Gaston Miron et Andrée Ferretti, Les grands textes indépendantistes. Leur approche en ce qui concerne l’importance des idées dans le processus historique est nuancée. « Les idéologies, souligne Denis Monière en introduction, sont à la fois les protagonistes et les témoins des conflits qui marquent les étapes du développement des sociétés » (I, 11). Il reste, cependant, que cette Histoire intellectuelle de l’indépendantisme québécois est, sous certains regards, un ouvrage de militantisme savant. Sa conclusion générale, par exemple, est en fait un plaidoyer en faveur de l’indépendance du Québec. On y apprend notamment que le fédéralisme canadien «  nous empêche de donner notre pleine mesure, limite nos champs d’expérience et nuit à notre développement collectif » et que «  l’indépendance met fin à l’écartèlement de la conscience, pousse au dépassement, à l’audace créatrice et invite à être pleinement soi-même » (II, 344, 347).

L’ouvrage s’inscrit dans le mouvement de ressac qui s’amorce avec la «  crise » des accommodements raisonnables de 2007. Plusieurs de ses collaborateurs sont d’ailleurs connus pour leurs critiques assidues de l’interculturalisme, doctrine qui a connu ses temps forts au sein du Parti québécois dans les années qui ont suivi l’échec référendaire de 1995. De façon générale, les directeurs du collectif sont favorables à un nationalisme fondé sur l’histoire et sur les spécificités ethno-culturelles du peuple québécois et ils critiquent ceux qui cherchent à nier ou à passer sous silence la contribution des Groulx, Barbeau et Chaput au mouvement indépendantiste contemporain. À leurs yeux, le peuple québécois n’est pas né ex nihilo et le mouvement souverainiste ne s’est pas spontanément généré au milieu des années 1960.

D’ailleurs, une des grandes forces de ce collectif est de souligner l’importance à long terme de l’enquête de L’Action française sur «  Notre avenir politique ». Dans une de ses contributions, Charles-Philippe Courtois souligne avec raison que les conclusions de l’enquête de 1922 ne sont pas indépendantistes au sens strict, mais il démontre de manière convaincante que Groulx et ses collaborateurs ont néanmoins ravivé l’idée de l’indépendance à une époque où elle paraissait moribonde. Ainsi, de Paul Bouchard à René Lévesque, la plupart des grandes figures de l’indépendantisme ont lu et médité « Notre avenir politique ».

L’ouvrage fait également ressortir la diversité doctrinale du mouvement indépendantiste. L’indépendance du Québec s’est pensée à l’extrême gauche autant qu’à droite et au centre. On retrouve toutefois, dans certains textes, un appui à un indépendantisme qu’on pourrait qualifier de « neutre », c’est-à-dire où l’indépendance est une fin en soi. Dans une contribution portant sur Joseph Facal, Benoît Dubreuil se montre favorable à cette thèse : « Le souverainisme ne vise pas à créer un homme nouveau ou une société sans injustice. Sa finalité est plus circonscrite : sortir les francophones du statut minoritaire et leur permettre de valoir pleinement leur langue et leur culture » (II, 329). Mathieu Bock-Côté abonde dans le même sens dans son texte sur Marcel Chaput.

Au-delà des arguments de circonstance et des facteurs conjoncturels, une lecture complète des deux tomes de cette Histoire intellectuelle révèle très bien les tendances lourdes de la pensée indépendantiste. En premier lieu, la thèse négative est fortement privilégiée par les penseurs indépendantistes. Pourquoi choisir l’indépendance ? D’abord, croit-on, parce que le fédéralisme canadien ne peut pas satisfaire les aspirations des Québécois. Chez certains indépendantistes, notamment chez René Lévesque, l’indépendance fait essentiellement figure de plan B. Le rêve d’un Canada bilingue, biculturel et décentralisé étant inatteignable, on se rabat alors sur l’indépendance. Quelques rares penseurs dérogent à cette règle. Par exemple, Eugénie Brouillet souligne que la contribution d’André Binette « à l’histoire de la pensée indépendantiste tient probablement, entre autre choses, d’avoir voulu rompre avec le discours victimaire omniprésent dans les écrits indépendantistes » (II, 254).

Ensuite, de ses origines aux années 1960, le mode d’accession à l’indépendance paraît flou ou naïf chez la plupart des penseurs indépendantistes. Avant les rébellions, les patriotes s’attendent à une séparation graduelle, inévitable et amicale avec la Grande-Bretagne. Plus tard, dans les années 1920, L’Action française prédit la désagrégation du Canada – hâtée non pas par les Canadiens français mais par l’Ouest et par le déclin de l’Empire britannique – et la formation prochaine d’un État français et catholique. Maurice Séguin qualifiera d’ailleurs cette indépendance de « séparation-cadeau ». Pendant les années 1930-1950, plusieurs indépendantistes n’évoquent même pas un mode d’accession à l’indépendance. Il faut attendre le milieu des années 1960 pour que la voie électorale s’affirme comme mode d’accession, puis les années 1970 pour que la voie référendaire s’impose.

Enfin, soulignons que les penseurs de l’indépendance ont pendant longtemps entretenu un flou, parfois délibérément, sur les institutions politiques d’un Québec libre. Les patriotes souhaitent ardemment l’établissement d’une république – c’est d’ailleurs dans le but d’instaurer ce régime qu’ils veulent l’indépendance –, mais leurs successeurs ont souvent été moins loquaces sur la question des institutions politiques. Dans les années 1930, on s’inspire de l’Irlande, mais il n’est pas clair que les Bouchard, O’Leary et Hertel souhaitent pour autant créer un « État libre » à l’intérieur du Commonwealth. On a beaucoup parlé, par la suite, de corporatisme, puis de socialisme et d’États-associés, mais peu de république présidentielle ou semi-présidentielle. Ce flou se prolonge au XXIe siècle, quoiqu’il faille constater l’émergence récente d’un discours républicain cohérent au sein du mouvement indépendantiste.

Fort de ses deux tomes, le présent ouvrage est solide et achevé. Évidemment, comme toutes les entreprises de son genre, il comporte des oublis. Mathieu Bock-Côté et Éric Bédard, qui incarnent pourtant la relève de l’indépendantisme québécois, n’ont pas fait l’objet d’études dans le tome II. Il est vrai que ces deux intellectuels ont également collaboré au collectif, mais celui-ci contient toutefois un texte sur Denis Monière, alors qu’il est codirecteur du projet. De plus, Gérard Bouchard, chef de fil interculturaliste, a également été exclu du collectif.

Il est vrai, sans doute, que l’ouvrage s’érige en quelque sorte contre ceux qui, comme Bouchard, cherchent à nier la continuité intellectuelle entre l’indépendantisme moderne et celui d’avant la Révolution tranquille. À la lecture du présent ouvrage, cependant, il devient évident que des intellectuels d’époques et de perspectives différentes participent à une seule et même tradition intellectuelle. Le RIN n’est pas exempt d’influences groulxistes, par exemple. Il est donc à souhaiter que le présent ouvrage contribue à développer un sens de la durée au sein du mouvement indépendantiste.