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La question ouverte par cet ouvrage replace les études patrimoniales au coeur d’une problématique décisive : par quelles médiations les collectivités se fabriquent-elles des racines ? Et quel est le degré de réalité de ces dernières ? Rassemblant les résultats de plusieurs années de recherches, d’expérimentations de terrain et de publications, Laurier Turgeon choisit d’aborder ce questionnement en passant diverses formes de patrimoine au crible du concept de métissage. L’auteur en fait une spécialité, puisqu’il a récemment dirigé un collectif sur le sujet (Regards croisés sur le métissage, Québec, 2002).

Les chapitres centraux du livre analysent cinq formes de patrimoine. La première, une pièce d’archives, est le procès-verbal d’une rencontre entre l’équipage d’un morutier du XVIIIe siècle de retour des bancs de Terre-Neuve et un monstre marin ; l’hybridation se reconnaît à l’assemblage de divers procédés visant à attirer l’attention sur cette hallucination collective, qui justifie indirectement la détérioration du chargement. Le métissage ne concerne pas deux cultures radicalement étrangères, puisqu’on est entre Français, mais plusieurs niveaux d’une même culture.

Dans le deuxième chapitre, Laurier Turgeon analyse le complet détournement de l’utilisation des chaudrons de cuivre importés en Amérique par les Européens dans un but d’échanges commerciaux. Les Amérindiens découpent ces récipients pour fabriquer des parures ou les emploient dans des rites funéraires. Au XXe siècle, ces chaudrons sont réappropriés comme objets de connaissance par les Euro-Américains ; ils sont alors les vecteurs de « tensions patrimoniales » entre l’ouverture interculturelle par l’échange, et la fermeture à l’Autre par la réclusion de son identité dans des musées.

Les deux chapitres suivants portent sur le patrimoine basque du Québec. Dans le premier cas, il s’agit d’un groupe de fours à graisse de baleine de l’île aux Basques, où se côtoient des vestiges européens et amérindiens. Dans le second cas, Laurier Turgeon examine la construction d’une « ethnoscopie » basque à Trois-Pistoles (traduction d’« ethnoscape », « a landscape of group identity », précise l’auteur) par la toponymie, les raisons sociales, la construction d’un centre muséographique, des festivités, bref, par une rhétorique commémorative ; le métissage est localisé dans un discours, et non dans une généalogie inexistante, puisque les Basques n’ont jamais fait souche dans cette région. Dans le cinquième chapitre, enfin, l’auteur analyse une enquête sur la restauration « ethnique » à Québec qui est, elle aussi, un territoire d’échanges.

Pour les chercheurs en histoire, l’intérêt de cet ouvrage ne réside pas tant dans les contextes coloniaux et postcoloniaux de ces métissages que dans les questionnements suscités au sein d’une discipline parente par l’activité des rhétoriciens de l’identité. Si on me passe le clin d’oeil, l’entreprise scientifique de Laurier Turgeon est elle-même un métissage disciplinaire d’histoire (qui établit une profondeur temporelle et des contextes), d’ethnologie (qui analyse les pratiques et les discours) et d’archéologie (qui met au jour et interprète de nouveaux biens culturels). Il reste que la proposition centrale de l’ouvrage est née dans le débat ethnologique : il y a une « logique métisse » dans les échanges interculturels qui président à l’élaboration des cultures. Or, les patrimoines ont été réifiés par l’ethnologie autour des postulats de la pureté et de l’authenticité ethniques ou nationales, et c’est encore à l’aune de la conformité avec un type idéal qu’on en mesure aujourd’hui la qualité. Dans ce développement, l’observation de la déstructuration des sociétés aborigènes par les scientifiques occidentaux a donné lieu à la notion d’acculturation, rapidement associée à l’idée de dégradation. Et celle-ci, tout naturellement, explique ou excuse la disparition des cultures. Si les notions de transculturation et d’interculturation sont apparues dans le sillage de l’acculturation pour le combattre, elles ont finalement servi à désigner l’intégration de l’Autre. « Plus qu’une simple évolution du lexique, ces glissements sémantiques expriment une tension idéologique entre, d’une part, une volonté d’ouverture aux autres et, d’autre part, un réflexe de repli et de fermeture destiné à occulter la différence. » (p. 21)

Cet essai met en jeu trois termes, patrimoine, métissage et colonialisme, dont le sens varie selon les disciplines et les époques. L’auteur choisit de ne pas les définir de manière rigide. Il laisse ouvertes toutes les issues interprétatives et rejoint la notion de métissage tel que la conçoivent deux de ses penseurs phares, François Laplantine et Alexis Nouss : étant porteur d’ambiguïté et d’hétérogénéité, le métissage est non seulement créateur d’inédit mais ne se laisse jamais enfermer dans des catégories essentielles (Le métissage, Paris, 1997). La notion de patrimoine y gagne lorsque Laurier Turgeon montre que dans la pièce d’archives de Bordeaux, dans le chaudron de cuivre ou dans les vestiges archéologiques de l’île aux Basques entrent en jeu des croyances, des rapports de pouvoir et des stratégies économiques dont il ressort plus que la somme des apports.

Mais s’il y a indéniablement « métissage » d’intentions et de moyens dans la constitution de ces biens culturels, Laurier Turgeon ne montre pas pourquoi ces témoignages, eux, sont effectivement patrimonialisés. Pour les fins de sa démonstration, l’auteur s’est provisoirement placé sur un autre terrain. Il paraît toutefois difficile d’appréhender l’avenir des patrimoines métissés sans chercher comment impliquer la notion de métissage dans la définition même du patrimoine. Lorsqu’ils doivent adopter des politiques de protection et de mise en valeur, les praticiens ne peuvent pas faire l’économie de sélections à l’aide de critères et de catégories stables, bref, tout le contraire à première vue d’une approche « métisse ».

Dans la conclusion, l’auteur exprime sa perplexité face aux paradoxes du métissage comme mode et comme esthétique. Le métis est partout et nulle part, il « déjoue et échappe à toutes les catégorisations », « reste un fugitif infigurable et insaisissable » (p. 196). Dès lors, le métissage de l’ère du néocolonialisme n’est peut-être, après tout, qu’une nouvelle forme d’aliénation imposée aux cultures dominées par un faux-semblant de valorisation (p. 197). L’impression qui ressort des explorations de Laurier Turgeon sur le territoire « basque » de Trois-Pistoles et dans les restaurants « étrangers » de Québec est effectivement celle d’un patrimoine en trompe-l’oeil, vidé de sa substance première, laissant la part belle aux bricolages identitaires. Est-ce là le reflet culturel de l’économie migrante et des délocalisations d’entreprises, et cette tendance va-t-elle s’accentuer ? Si c’est le cas, le patrimoine sera tôt ou tard l’objet d’une crise inédite qui ne portera pas sur son usage ou sa définition, mais sur sa raison d’être.