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Introduction

Cet article s’intéresse aux filles placées par la cour des jeunes délinquants dans les institutions du Bon-Pasteur d’Angers pour la période 1912-1949. L’étude visera à faire ressortir les processus qui conduisaient au placement de ces filles, ainsi que le rôle qu’y ont joué certains acteurs. On s’intéressera aussi au concept d’incorrigibilité, largement utilisé pour motiver la comparution de jeunes filles devant la cour des jeunes délinquants et pour justifier leur placement. En analysant le parcours de certaines « incorrigibles » du tribunal aux institutions du Bon-Pasteur d’Angers de Montréal, on pourra alors mieux saisir les préoccupations à l’origine de leur institutionnalisation et les moyens choisis pour traiter le « problème » que ces filles représentaient.

Une telle analyse offre plusieurs intérêts. Elle permet d’abord de découvrir comment le concept de délinquance appliqué aux filles a émergé, s’est développé et a suscité des formes spécifiques d’intervention au Québec. Cette démarche aide aussi à mieux connaître les filles qui faisaient l’objet de telles procédures et à identifier les raisons – officielles et cachées – qui motivaient leur placement. Ces recherches contribuent enfin à s’interroger plus globalement sur la place de l’institutionnalisation dans le champ de la régulation sociale des filles jugées délinquantes aux XIXe et XXe siècles.

L’article s’organisera comme suit. En premier lieu, nous préciserons la démarche méthodologique employée. Dans un second point, nous présenterons les principales étapes de l’histoire de la communauté du Bon-Pasteur d’Angers à Montréal. Nous nous intéresserons ensuite aux cas des jeunes filles placées par le tribunal au Bon-Pasteur d’Angers, spécialement celles qui y furent placées pour motif d’incorrigibilité. Nous nous interrogerons en finale sur la pertinence des mesures de prise en charge adoptées à leur égard.

Pour le Québec, plusieurs recherches se sont déjà intéressées aux personnes prises en charge dans les institutions ou à celles qui comparaissaient devant la cour des jeunes délinquants de Montréal[2]. Ces recherches ont été utiles pour cerner qui étaient les personnes prises en charge et pour établir certains constats communs à nos recherches. C’est notamment le cas des travaux menés par Tamara Myers. Tout en s’inscrivant dans le même champ et en portant sur des sources similaires, notre recherche entend compléter les études précédentes en intégrant aussi la dimension des pratiques institutionnelles. En effet, selon nous, une institution représente « un fait social impliquant à la fois un espace structuré par des règles et un ensemble de pratiques qui en définissent la teneur[3] ». Cette dimension des pratiques nous semble capitale à intégrer dans l’analyse, car elle permet de mieux saisir les impacts concrets de l’institutionnalisation, en vérifiant dans quelle mesure les besoins issus de la pratique et les modalités concrètes de prise en charge des filles jugées incorrigibles ont pu aussi affecter la vocation initiale des institutions d’enfermement pour mineures délinquantes et en modifier le fonctionnement dans la longue durée.

D’autres travaux consacrés à la cour des jeunes délinquants de Montréal et à ses origines[4] nous ont aussi permis de mieux saisir le rôle de cette institution et son impact sur la prise en charge des filles délinquantes au début du XXe siècle.

Questions méthodologiques

La présente étude commence en 1912 et se termine en 1949. L’année 1912 est une année charnière en matière de prise en charge des enfants délinquants et en danger, qui correspond à l’établissement à Montréal du premier tribunal pour mineurs[5]. L’année 1949 prélude aussi à un changement majeur au sein de ce tribunal qui prit le nom de Cour du bien-être social en 1950, ce qui amorcera un virage dans les modes d’appréhension et de traitement de la jeunesse délinquante[6].

Pour couvrir la période 1912-1949, nous avons consulté les archives de la Cour des jeunes délinquants de Montréal (CJD). La CJD de Montréal est le premier tribunal de la province de Québec créé spécialement pour appliquer la Loi fédérale concernant les jeunes délinquants de 1908. Ce tribunal se composait d’un juge assisté par des officiers de probation (4 en 1912 et 12 en 1941) et par deux comités, l’un catholique et l’autre non catholique[7]. En tant que représentants du tribunal, ces officiers avaient aussi pour attribution de visiter les familles des jeunes. Ce tribunal avait pour mandat de décider du sort de jeunes de moins de seize ans (moins de dix-huit ans à partir de 1942) qui avaient commis des délits ou dont les parents se plaignaient. Il avait aussi pour mandat d’assurer la protection des enfants négligés ou en danger. Montréal fut la seule ville de la province à abriter un tel tribunal jusqu’en 1940.

Les documents utilisés proviennent d’un échantillon de dossiers judiciaires de jeunes filles délinquantes envoyées au Bon-Pasteur d’Angers de Montréal par la Cour des jeunes délinquants. Pour pouvoir identifier ces dossiers, on procéda d’abord au dépouillement du plumitif de la cour qui contient des informations relatives à chaque cause selon son ordre d’arrivée. Lors du dépouillement des plumitifs, 805 cas impliquant des filles envoyées aux institutions du Bon-Pasteur d’Angers ont été répertoriés[8]. Étant donné le nombre important de cas présents dans le plumitif, on décida de procéder à un échantillonnage de ces 805 dossiers. En suivant un intervalle de cinq ans entre 1915 et 1945 incluant l’année du début et l’année de la fin (1912 et 1949), dix dossiers complets furent choisis aléatoirement et numérisés pour chaque année sélectionnée, ce qui donne un échantillon total de 90 dossiers à partir desquels nous avons pu mener une analyse qualitative plus approfondie.

Plusieurs informations sont insérées dans chaque dossier : la dénonciation et la plainte qui mènent à l’arrestation, le nom du plaignant ou de la plaignante ainsi que l’infraction motivant la plainte. Un mandat d’arrestation fait également souvent partie du dossier et, généralement, il est émis le même jour que celui où la plainte est déposée. Les autres documents les plus souvent présents sont : le rapport de l’officier de probation (pour les années 1912 et 1915), le rapport de l’officier enquêteur (de 1920 à 1940), le rapport de l’officier de surveillance (à partir de 1930), le rapport de sentence, le rapport d’examen gynécologique ou d’examen médical (présent dans les dossiers à partir de 1920), la déposition de témoins ou de l’accusée, des subpoena, l’autorisation des jugements par le sous-secrétaire de la province (à partir de 1925, ces autorisations viennent du sous-ministre du Bien-être social et de la Jeunesse à partir de 1945), des rapports de procès sommaire (à partir de 1930), des correspondances entre le juge de la CJD et les religieuses du Bon-Pasteur d’Angers (à partir de 1935, notamment plusieurs rapports sur le comportement des détenues) et des mémoires de frais (à partir de 1930). Au fil du temps, les rapports deviendront plus longs, incluant la version donnée par les filles et par leurs parents. En 1945, une loi provinciale établit la création d’une clinique d’aide à l’enfance[9] qui commencera à fonctionner en 1947 et participera aux évaluations des jeunes filles en fournissant les services de spécialistes.

Il faut noter ici que toutes les informations obtenues à la suite de l’analyse des 805 dossiers et des 90 cas de l’échantillon qualitatif ne précisent que rarement le nom exact de l’institution où sont envoyées les filles passant devant la cour. En matière de jugement, il est fréquemment fait mention de l’envoi au Bon-Pasteur sans autre précision. Sur les 805 cas identifiés dans le plumitif, 77 jugements mentionnent « envoyée au Monastère provincial », c’est-à-dire le premier édifice dans lequel les soeurs installèrent leur école de réforme et leur école d’industrie certifiées rue Sherbrooke[10]. Quarante et un autres jugements indiquent « Good Shepherd », dont 27 « Good Shepherd Reformatory », mais l’école de réforme n’y est pas précisée. Cent trente-huit dossiers mentionnent seulement comme jugement « B.P. ». Seuls quelques dossiers sont plus précis : 32 filles sont envoyées à la Maison de Lorette[11] ; 13 à la Maison Sainte-Domitille et 8 à la Maison Sainte-Hèlène[12], 2 sont envoyées à la prison des femmes de la rue Fullum[13]. Tenant compte de ce fait, nous ne pouvons savoir clairement si toutes les filles, et particulièrement celles qui étaient jugées incorrigibles, étaient toujours envoyées en école de réforme, comme l’exigeait la loi. Voilà pourquoi il nous a semblé plus opportun de mentionner que les jeunes filles ont été placées dans des établissements du Bon-Pasteur, sans spécifier s’il s’agit de l’école de réforme ou de l’école d’industrie.

En ce qui concerne le traitement appliqué aux jeunes filles dans les institutions du Bon-Pasteur d’Angers, nos sources sont assez limitées, car nous ne disposons pas de témoignages fort détaillés sur les régimes de vie. Les écrits de la fondatrice du Bon-Pasteur d’Angers ont permis de situer l’esprit dans lequel on voulait éduquer et transformer les filles. Certains chapitres tirés des Annales de la communauté évoquent brièvement la situation dans les classes, mais il est très rarement fait mention des filles placées et des régimes de vie qu’elles ont à subir. Quelquefois, on y évoque les confessions de certaines pénitentes. Il importe néanmoins de prendre ses distances par rapport à ces discours utilisés à titre d’édification et souvent très éloignés du quotidien vécu par les filles en institution.

Les soeurs du Bon-Pasteur d’Angers et leurs institutions pour mineures à Montréal (1869-1912)

L’émergence d’institutions d’enfermement de plus en plus spécialisées est un phénomène qui a marqué la plupart des sociétés occidentales durant le XIXe siècle. Au cours de cette période, on observe une spécialisation progressive des modes de prise en charge des populations dites déviantes. Dans un premier temps, les femmes seront alors séparées des hommes dans les institutions d’enfermement et les détenus plus jeunes seront placés dans des établissements distincts de ceux des adultes.

La prise de conscience de la spécificité de l’enfance apparaît paradoxalement quand s’érigent les premières prisons. À partir des années 1830-1840, quelques philanthropes et réformateurs pénitentiaires dénoncent les effets de la promiscuité enfants-adultes dans les lieux d’enfermement. Cette prise de conscience aboutira en Europe et en Amérique du Nord à la création des premières institutions spécialisées pour les jeunes délinquants durant la seconde moitié du XIXe siècle.

Ce besoin de séparer les plus jeunes des adultes révèle un nouveau souci pour l’enfance et la jeunesse, particulièrement l’enfance pauvre, menacée par l’urbanisation et l’industrialisation croissantes. Mais ces mesures de sauvegarde obéissent à d’autres préoccupations et manifestent aussi le désir d’intervenir par ce biais auprès des familles « à risque » en vue de mieux les contrôler et de les intégrer si possible aux exigences de la société dominante et aux valeurs qu’elle prône[14].

Au Québec, la première institution pour jeunes délinquants s’ouvre en 1857 ; il s’agit de la prison de réforme de l’Île-aux-Noix. Les rares filles présentes dans cet établissement en seront vite exclues. Plus de dix ans après cette tentative jugée désastreuse, l’Acte concernant les écoles d’industrie et l’Acte concernant les écoles de réforme sont adoptés en avril 1869 pour permettre la création d’institutions destinées aux mineurs et basées sur une séparation confessionnelle[15]. Outre le fait que ces lois distinguent désormais le traitement des garçons de celui des filles, elles opèrent aussi une distinction entre les enfants délinquants (destinés aux écoles de réforme) et les enfants en danger (destinés aux écoles d’industrie). Le premier type d’institution entend corriger les délinquants, tandis que le second vise la protection des enfants malheureux, maltraités, orphelins ou abandonnés. À la suite de cette nouvelle législation, deux écoles certifiées par le gouvernement provincial sont ouvertes à Montréal en 1870, une école de réforme et une école d’industrie, toutes deux gérées par les Soeurs du Bon-Pasteur d’Angers. L’école d’industrie certifiée le 3 mai 1870 ouvrit ses portes le 1er juillet 1870, l’école de réforme, certifiée elle aussi le 3 mai, fut ouverte le 29 août de la même année[16]. Les deux écoles se trouvaient dans le même édifice, rue Sherbrooke, mais dans des ailes séparées.

Arrivées à Montréal en 1844, à la demande de l’évêque de Montréal, Mgr Bourget, les religieuses du Bon-Pasteur d’Angers s’occupèrent d’abord des « pénitentes » qui demandaient asile à la communauté ainsi que des femmes et des jeunes filles qui leur étaient envoyées par le tribunal. Elles prirent aussi en charge des « préservées », petites filles de moins de douze ans abandonnées, orphelines ou maltraitées ainsi que des jeunes filles destinées à la prison, mais envoyées au Bon-Pasteur pour éviter le contact avec les adultes. Il existait donc déjà au Bon-Pasteur d’Angers une structure d’accueil pour les filles réputées en danger ou délinquantes. Cette situation semble avoir joué en faveur du choix des religieuses pour s’occuper des premières écoles de réforme et d’industrie certifiées par le gouvernement[17].

Entre 1870 et 1880, les écoles de réforme et d’industrie gérées par la communauté du Bon-Pasteur d’Angers firent l’objet de multiples remaniements censés séparer de façon plus stricte les populations destinées à ces deux établissements. La cause de ces remaniements serait liée à l’afflux des populations envoyées dans les nouvelles institutions[18]. Par la suite, les difficultés liées à la classification persistèrent. Durant les années 1880, les inspecteurs de prison constataient d’ailleurs que la classification opérée par la loi ne réglait pas efficacement le problème des plus jeunes détenues dans les écoles de réforme qui y étaient placées par leurs parents, alors qu’elles n’avaient commis aucun crime. Ils suggéraient de substituer à ce classement légal un classement des enfants selon « leur âge et leur degré de perversité[19] ». Dans les écoles de réforme et les écoles d’industrie du Bon-Pasteur à Montréal, les inspecteurs avaient aussi remarqué que les religieuses maintenaient à l’école de réforme des petites filles destinées à l’école d’industrie parce que ces dernières pouvaient avoir une influence néfaste sur leurs compagnes de l’industrie[20]. Ces difficultés révèlent des distorsions existant entre la gestion de la déviance réglée par la loi et celle pratiquée dans les institutions du Bon-Pasteur d’Angers. D’après les religieuses, il semble impossible de respecter les critères de sélection opérés par la loi, car la plupart des filles envoyées au Bon-Pasteur étaient plutôt destinées aux écoles d’industrie[21]. Les religieuses semblaient aussi préoccupées par la présence de filles « incorrigibles », rétives à toute forme de traitement, dont la classification légale ne réglait pas le sort. Dans la pratique, les religieuses eurent alors tendance à placer ces filles jugées plus difficiles en école de réforme, même si elles étaient destinées à l’école d’industrie[22].

L’année 1908 marque un tournant dans les politiques pénales à l’égard des mineurs puisqu’à la fin de l’été est votée au Parlement fédéral La loi sur les jeunes délinquants. Les promoteurs de cette loi, soucieux à la fois de l’intérêt de la société et de la protection des jeunes, entendent associer dans leur projet l’enfance délinquante et l’enfance en danger. D’après eux en effet, ces deux catégories éprouvaient les mêmes besoins de protection et ne devaient donc plus subir des traitements distincts[23]. Les mesures prises envers les mineurs ne devaient plus être choisies en fonction de la gravité de l’acte, mais être prises dans l’intérêt du jeune. La mise en oeuvre de cette approche protectrice sera confiée à de nouveaux acteurs, le juge des mineurs et l’agent de probation, ceux-ci doivent pratiquer des interventions individualisées, centrées sur les « besoins » des mineurs. Le mineur qui passe devant le tribunal devient ainsi « pupille de la cour » et le tribunal peut en tout temps modifier les mesures ordonnées ou en adopter de nouvelles[24]. De nouveaux professionnels sont aussi appelés à travailler dans ces tribunaux, les médecins, les psychiatres et les psychologues, dont le tribunal requiert l’expertise pour évaluer les besoins des jeunes[25].

C’est dans le contexte de cette nouvelle loi que vont s’implanter les tribunaux pour mineurs dans les différentes provinces canadiennes. À Montréal, une cour des jeunes délinquants s’ouvre en 1912, ce tribunal continuera à fonctionner jusqu’en 1950, quand il sera remplacé par la Cour du bien-être social. Le point suivant porte sur les jeunes filles placées dans les institutions du Bon-Pasteur d’Angers après avoir comparu dans ce tribunal.

Les filles envoyées au Bon-Pasteur d’Angers par la Cour des jeunes délinquants de Montréal (1912-1949)

Caractéristiques générales des filles[26]

La majorité des filles envoyées dans les institutions du Bon-Pasteur d’Angers provenaient de familles de la classe ouvrière vivant à Montréal. Leur âge moyen d’entrée en institution était de quatorze ans. Dans l’échantillon analysé, elles avaient entre treize et quinze ans au moment de leur comparution. Les filles placées étaient de religion catholique, ce qui n’est guère étonnant, puisque le réseau des institutions pour mineurs était confessionnel. La majorité de ces filles étaient canadiennes-françaises et quelques-unes étaient d’origine irlandaise[27].

Il importe de mentionner que les cas présentés à la Cour des jeunes délinquants avaient déjà fait l’objet de sélections préalables. Tous les parents ne choisissaient pas d’aller au tribunal pour régler la situation problématique et préféraient user de méthodes plus informelles. L’examen des dossiers présentés à la cour laisse croire qu’on y traitait surtout les cas les plus aigus ou jugés les plus désespérés. Au sein même du tribunal, une sélection s’opérait aussi avant même la comparution, comme le souligne Jean Trépanier[28]. D’autres mécanismes de sélection existaient durant le processus de traitement du dossier comme le rapport des agents de probation qui rencontraient les parents et les jeunes avant la décision de loger une plainte.

À la cour des jeunes délinquants de Montréal, les filles comme les garçons sont majoritairement envoyés au tribunal par leurs parents pour des motifs d’incorrigibilité[29], mais ce terme revêt un sens différent en fonction des personnes auxquelles il s’applique. Pour les filles, l’incorrigibilité est souvent associée à la désertion du foyer, alors que pour les garçons, le vol faisait partie des comportements pour lesquels leur incorrigibilité était alléguée[30]. Dans son étude du fonctionnement de la CJD en 1918, Tamara Myers mentionne que l’ouverture de la cour coïncidait aussi avec l’émergence de nouvelles préoccupations à l’égard des femmes et des filles délinquantes. Sous l’influence de groupes de réformateurs moraux qui apparaissent alors à Montréal, on accorde une plus grande attention au comportement moral et sexuel des jeunes filles et des jeunes femmes. Le besoin obsessif de protéger les filles des mauvaises influences et de contrôler leur sexualité sera encore renforcé après la Première Guerre mondiale. C’est en effet à cette époque que vont fleurir dans la ville de multiples lieux propices aux rencontres comme les cinémas, les salles de danse, les cafés et les restaurants, considérés comme des endroits de perdition pour les filles et contre lesquels on veut les protéger activement[31].

La Grande Crise de 1929, puis la Seconde Guerre mondiale viendront accentuer l’inquiétude et l’attention des autorités envers la délinquance des jeunes et plus particulièrement des filles. Ainsi, entre 1939 et 1943, on note que le nombre de filles comparaissant en cour au Canada augmente de 45 %[32]. En 1942, au Québec, la loi avait étendu le seuil d’âge minimum à 18 ans au lieu de 16 ans pour les jeunes comparaissant devant la Cour des jeunes délinquants, ce qui eut probablement aussi un impact sur l’augmentation du volume des comparutions.

Il est donc intéressant d’aller plus avant dans l’analyse des dossiers judiciaires pour mieux connaître les populations ciblées, mais aussi pour identifier les perceptions des différents acteurs en présence quant au problème posé par la délinquance des filles, car c’est à partir de ces perceptions que vont s’élaborer les décisions concernant le traitement à appliquer.

Tableau 1

Motifs de plainte inscrits au dossier

Motifs de plainte inscrits au dossier
Source : Bibliothèque et Archives nationales du Québec, Fonds Cour des jeunes délinquants (1912-1949)

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La prépondérance des cas d’incorrigibilité

Parmi les motifs invoqués, l’incorrigibilité est celui que l’on retrouve le plus pour l’ensemble des cas tirés du plumitif, puisqu’il représente 41,6 % (335 cas d’incorrigibles sur 805 cas au total). Pour la plupart des cas consultés, ce sont les parents qui sont à l’origine de ce type de plaintes[33]. Selon la loi fédérale, cette catégorie concerne « les enfants qui désertent le toit familial, qui désobéissent habituellement aux demandes légitimes et raisonnables de leurs parents, qui se livrent habituellement à la paresse, qui sont incontrôlables ou incorrigibles, qui usent habituellement d’un langage obscène ou indécent ou qui se conduisent de manière immorale[34] ».

En fait, les termes d’incorrigibilité, de conduite immorale (13,2 % des cas soit 106 cas), de désertion (14,4 % des cas soit 116 cas de filles inculpées de désertion) et de vagabondage peuvent recouvrir une multitude de comportements jugés répréhensibles pour la société de l’époque[35]. Il peut s’agir de simple flânerie, de refus de l’autorité parentale, de refus de travailler, de prostitution et de relations sexuelles hors mariage.

À Montréal, l’importance accordée à la sexualité des filles fut manifeste dès les premières années de fonctionnement de la CJD. Selon les professionnels travaillant au sein de la cour, toute forme d’activité sexuelle était automatiquement perçue comme une preuve de délinquance et d’immoralité[36]. La tendance à situer la délinquance des filles dans le registre de l’immoralité en tirant des preuves de cette immoralité à partir de l’activité sexuelle ira en s’accentuant au fil des années. Ainsi, à partir de la Première Guerre mondiale, on ordonnera systématiquement l’examen gynécologique des filles traduites devant la cour, alors que les garçons ne devaient subir d’examen médical qu’en cas de suspicion de maladies sexuellement transmissibles[37]. Au cours des années 1920, sous l’influence du discours hygiéniste, le fait que des filles aient des rapports sexuels hors mariage avec plusieurs partenaires était aussi vu comme un danger pour la société, car cela favorisait la propagation des maladies sexuellement transmissibles[38]. L’intérêt pour les activités sexuelles des délinquantes se justifiait alors d’autant plus qu’aux préoccupations d’ordre moral s’ajoutaient désormais des préoccupations d’ordre prophylactique dans un souci de salubrité publique. Dans cet ordre d’idées, le rôle des médecins pour identifier les « problèmes » des filles se révélait indispensable.

En 1924, un amendement à la loi sur les jeunes délinquants vint encore élargir le nombre de filles pouvant être poursuivies en considérant comme délinquant tout jeune coupable d’« immoralité sexuelle ou de toute autre forme de vice ». Cette mesure aurait eu notamment pour conséquence de favoriser la dénonciation et la prise en charge de mineures ayant des rapports sexuels avec des adultes, mais aussi de contrôler plus généralement les activités sexuelles des jeunes filles de la classe ouvrière[39].

Dans certains cas, les plaintes pour désertion ou incorrigibilité conduisaient à la reconnaissance d’une situation d’inceste. Cette découverte pouvait avoir lieu lors de la visite médicale, après avoir constaté l’état de non virginité de la fille, le médecin lui posait alors la question « qui t’a débauchée ? ». Si la jeune fille désignait un membre de sa famille et si le tribunal estimait la plainte avérée, le parent coupable pouvait être poursuivi et condamné[40].

L’incorrigibilité des filles sous la loupe des agent de probation et des médecins

Par rapport aux dossiers d’incorrigibilité et de conduite immorale, les agents de probation jouaient un rôle capital, car ils enquêtaient dans la famille, visitaient le lieu où habitaient les filles, s’enquéraient de tout un ensemble de détails sur leur scolarité, leur caractère, leurs habitudes, leurs fréquentations, leur attitude face aux parents et à d’autres figures d’autorité.

Si les agents de probation utilisaient à peu près tous les mêmes critères pour justifier le placement en institution, il faut remarquer que certains critères vont progressivement prendre plus d’importance dans leurs rapports. À partir des années 1920 et surtout après 1930, l’intérêt portera de plus en plus sur la vie sexuelle de la jeune fille. Après 1940, on observera aussi l’entrée en jeu de nouveaux spécialistes en santé mentale dont l’expertise sera demandée dans certains cas pour appuyer les constatations des officiers[41]. Dans les 90 dossiers détaillés que nous avons consultés, l’analyse des rapports des agents de probation fait ressortir plusieurs constantes. L’intérêt de l’officier enquêteur porte d’abord sur le comportement de la jeune fille. En général, il y a suspicion d’incorrigibilité quand elle se montre irrespectueuse vis-à-vis de ses parents ou des personnes qui en ont la charge : elle refuse d’obéir à ses parents, se montre grossière avec eux et donne le mauvais exemple à ses jeunes frères et soeurs. Elle sort le soir et peut même découcher sans en avoir obtenu la permission.

Si le refus de travailler ou de remettre son argent aux parents est souvent considéré comme une faute grave par les parents, issus en grande partie du monde ouvrier où le travail de chaque membre de la famille est un gage de survie, cela constitue aussi un indicateur potentiel de danger aux yeux des officiers de probation. En effet, selon eux, en restant oisive et paresseuse, la jeune fille devient alors la proie de nombreuses tentations ; elle peut traîner dans les rues, y faire de mauvaises rencontres, prendre de « mauvaises » habitudes qui auront des conséquences dramatiques sur son avenir, confirmant l’adage : « l’oisiveté est la mère de tous les vices ».

La désertion de la demeure familiale de façon temporaire ou définitive est aussi un indice important mentionné dans les rapports. Sortir de la sphère familiale peut représenter un acte de rébellion face à l’autorité parentale et cette volonté d’indépendance est souvent perçue comme une menace.

Pour les agents de probation, déserter le domicile familial est aussi perçu comme une occasion pouvant mener à la délinquance (sexuelle) et constitue à ce titre un élément important dans l’évaluation des cas, au même titre que le fait de sortir au théâtre, au cinéma, dans les cafés, les salles de danse, les salles de billard ou même de fumer. Car, aux yeux des officiers comme d’ailleurs des parents, la liberté que ces filles recherchent en voulant s’évader ainsi de la tutelle familiale ne peut conduire qu’à la perdition en leur faisant oublier tous leurs devoirs.

Plusieurs filles sont ainsi amenées en cour et considérées comme incorrigibles parce qu’elles ont fui le domicile familial et vivent apparemment de la prostitution. Certains parents mentionnent dans leur déclaration que leur fille a déserté et qu’elle vit désormais dans une chambre dont le loyer est payé par un garçon, d’autres mentionnent simplement que leur fille traîne dans la rue et a de mauvaises fréquentations, mais n’évoquent pas directement la prostitution, qui sera « révélée » à travers l’enquête. C’est le cas de Blanche V., traduite en cour en 1925 à la suite d’une plainte de sa mère[42]. La mère déclare au juge que sa fille traîne dans les rues avec une autre fille et qu’elle voit des garçons. Le rapport du médecin indique que la jeune fille est « déflorée », mais qu’elle n’a aucune maladie. Interpelée directement par le juge, elle reconnaît avoir été « débauchée » par un garçon alors qu’elle était au cinéma. Elle dit l’avoir revu deux ou trois fois par la suite, mais guère plus. Le détective qui a procédé à son arrestation tient un tout autre discours : à la question du juge : « Qu’est-ce que vous connaissez ? », il répond : « Elle fait le trottoir sur la rue Rivard et Marie-Anne. Elle se tient comme les filles dans le Red Light. »

S’il y a des éléments prouvant que la jeune fille n’est plus vierge, a des relations sexuelles avec un ou plusieurs garçons, qu’elle pratique la masturbation, alors, l’incorrigibilité ou la conduite immorale sont justifiées et peuvent entraîner le placement au Bon-Pasteur. Cette question centrale de la virginité devient d’ailleurs l’objet de discussions et de justifications de la part de certaines filles poursuivies, qui soutiennent qu’elles ont accepté certains attouchements mais qu’il n’y a pas eu rapport sexuel complet. L’argumentaire déployé par le médecin et par l’officier de probation prend alors beaucoup d’importance car, pour soutenir leur interprétation, ils peuvent mettre en évidence le fait que la fille a tendance à mentir ou qu’elle est hypocrite.

C’est le cas de Françoise P., âgée de 17 ans, contre laquelle son père porte plainte en 1940[43]. Son père lui reproche d’être désobéissante et d’exercer une mauvaise influence sur ses frères et soeurs. Après un examen médical pratiqué le jour même, le médecin constate dans son rapport que Françoise n’est plus vierge, ce qui est nié par l’accusée qui affirme n’avoir fait l’objet que de quelques attouchements de la part de ses frères et d’un autre garçon, mais sans avoir consenti à plus. Le médecin doute de cette version, tout comme l’agent de surveillance, qui rapporte que Françoise mentait constamment à ses parents et à ses employeurs, qu’elle sortait régulièrement en cachette avec des garçons et qu’elle était « très sensuelle[44] ». Un autre trait souvent mis en évidence dans les rapports porte sur le « mauvais caractère » de la fille, si elle est « paresseuse » ou elle « blasphème ». Autant de points qui semblent revêtir une certaine importance lorsque vient le temps de la décision de placement.

La situation familiale est aussi un élément pris en considération par les officiers. Si les parents sont de « bons » parents, s’il y a de mauvais exemples dans la famille, s’il y a des problèmes d’alcoolisme, d’abus sexuels ou de négligence. Ainsi, l’officier de probation qui s’occupe du cas de Laura C., poursuivie pour vagabondage, souligne que la jeune fille de 15 ans a une soeur aînée de 19 ans qui a déjà séjourné à la Miséricorde[45] et qui « fait une vie irrégulière ». L’agent pense que la jeune fille semble vouloir marcher sur les traces de son aînée. Dans la foulée, l’officier juge aussi sévèrement l’attitude du père de Laura qu’il qualifie de « mou », car il ne laisse pas sa seconde femme discipliner sa fille comme il le faudrait. Les travers et manques des parents sont soulignés sans concession et quelquefois présentés comme une des causes de la mauvaise conduite de leur fille. Ainsi, dans un rapport datant de 1930, l’officier de probation, Marie Migneault, estime que c’est à cause de la paresse et de l’indifférence de son père qu’Amélia E. est devenue incorrigible[46].

Les attentes des parents et des jeunes filles face à la cour

Si le passage en Cour des jeunes délinquants semble avoir favorisé l’institutionnalisation d’un plus grand nombre de filles après les années 1920, la vocation initiale de ce tribunal était, ne l’oublions pas, de protéger les jeunes. En ce sens, le juge et les autres acteurs de cette institution avaient pour mission d’encourager la probation et de maintenir leurs « pupilles » sous la supervision de la famille et des officiers de probation[47]. Le placement en institution représentait plutôt la dernière solution après laquelle ne restait plus aucun recours puisqu’il entraînait une coupure nette et plus ou moins longue d’avec la famille[48]. Les sources que nous avons consultées ne permettent pas de savoir dans quelle mesure toutes les demandes de placement furent honorées, puisque nous n’avons eu accès qu’à un échantillon de l’ensemble des dossiers et que les dossiers analysés dans le cadre de notre étude aboutissaient en majorité au placement. Les parents qui allaient en cour étaient-ils tous favorables au placement en institution ? Nous ne pouvons tirer aucune conclusion sur ce point. Dans certains cas répertoriés pour l’ensemble des dossiers de la CJD, Niget et Trépanier ont identifié plusieurs cas où les parents demandaient l’intervention de la cour pour « donner une leçon à l’enfant », sans exiger le placement. Ce qui tendrait à renforcer l’idée selon laquelle la cour était aussi perçue par certains parents comme un adjuvant pour affermir leur position d’autorité et non uniquement comme un moyen de se débarrasser de leur fille[49]. En ce sens, une telle démarche pouvait représenter une dernière chance pour certains parents de « sauver la face » et de garder une relative emprise sur la situation problématique, l’autorité du juge venant symboliquement suppléer celle, défaillante, du père[50].

Certains parents pouvaient aussi se présenter en cour et demander le « placement volontaire » de leur fille en institution, c’est-à-dire qu’ils s’engageaient à assumer les frais de sa prise en charge. Les filles étaient alors placées dans la « classe des volontaires », appelée aussi pensionnaires par les religieuses[51]. Ces cas de « placements volontaires » étaient plutôt fréquents. Entre 1915 et 1919, les rapports annuels de la cour dénombrent que près d’un quart des placements étaient assumés par les parents[52].

Les différentes histoires de cas révélées au travers des archives de la CJD nous permettent aussi de saisir sur le vif les divers problèmes auxquels les familles faisaient face au quotidien : problèmes d’ordre économique avec trop de bouches à nourrir, un mari absent, chômeur, mort ou alcoolique ; problèmes relationnels et disciplinaires avec un parent seul pour prendre en charge la famille ou une belle-mère dont l’autorité est mise en question, problèmes de violence et d’abus à la maison ou au travail.

Quelquefois, au fil des déclarations, transparaît aussi la manière dont les jeunes filles considèrent le « problème » qu’elles représentent. Certaines d’entre elles livrent leur version des faits quand l’occasion leur en est donnée par l’officier de probation ou par le juge. Malgré l’interprétation souvent réductrice de leurs propos, plusieurs jeunes filles disent vouloir quitter la maison, se rebeller ou découcher parce que leurs parents sont toujours sur leur dos ou qu’ils les insultent, certaines signalent quelquefois que leur belle-mère, leur patron ou d’autres membres de leur famille les maltraitent. En ce sens, les problèmes qu’elles évoquent ne semblent pas tant tenir à leur comportement sexuel, qu’elles ont tendance à minimiser, qu’à l’atmosphère familiale souvent étouffante et contraignante qui les pousse à fuir la maison et à chercher du soutien voire de l’affection ailleurs[53].

Le traitement dans les institution du Bon-Pasteur d’Angers

En ce qui concerne le traitement des filles placées, nous disposons surtout de sources relatives aux discours et très peu aux pratiques d’intervention, ce qui limite bien évidemment notre approche et ne permet pas de savoir ce qui se passait dans les classes.

Comme on l’a vu plus haut, il semble que, dès les années 1880, les religieuses du Bon-Pasteur d’Angers avaient développé leur propre système de classement des filles qui leur étaient envoyées. Les religieuses plaçaient en école de réforme les filles qui étaient jugées plus difficiles, même si elles n’avaient pas légalement commis de délit. Les plus jeunes et les moins difficiles étaient plutôt dirigées vers les écoles d’industrie. Cette forme de sélection suivant le degré de « perversité » est aussi notée par les inspecteurs de prison, mais nous ignorons si les religieuses continuèrent par la suite à appliquer le même système de classement. Nous ne savons pas non plus si le traitement vis-à-vis des filles jugées plus difficiles ou incorrigibles différait des méthodes de traitement appliquées à celles qui présentaient moins de dangers.

Les principes pédagogiques appliqués dans les institutions du Bon-Pasteur d’Angers étaient largement inspirés des écrits de la fondatrice de l’ordre, mère Marie-de-Sainte-Euphrasie. Dans son ouvrage reprenant les règles pratiques pour la direction des classes, écrit dans les années 1830 et réédité par la suite, mère Marie-de-Sainte-Euphrasie détaille les principes et valeurs à privilégier dans l’éducation et le traitement des filles placées. Il faut noter ici que la fondatrice du Bon-Pasteur d’Angers ne fait pas de différence explicite entre les filles détenues et celles qui sont abandonnées ou négligées. Peut-être existait-il des ouvrages et réglements propres à chaque groupe, mais nous n’en avons trouvé nulle trace.

Dès leur arrivée au Bon-Pasteur d’Angers, les jeunes filles étaient plongées dans un univers très différent de celui qu’elles avaient connu auparavant. La coupure était nette, les enfants étaient déshabillées et lavées, à la place de leurs effets personnels, elles recevaient un uniforme. Le changement ne se limitait pas aux vêtements puisque chaque fille recevait un nouveau nom à son entrée. Silence, travail, école, prière rythmaient alors leur nouvelle vie et devaient en principe les conduire à un changement d’attitude, une prise de conscience de leur état et un désir de se conformer aux normes de conduite exigées.

Dans ce programme, les religieuses avaient un rôle capital à jouer et leur intervention devait porter sur tous les aspects de la vie des filles enfermées. Les exercices religieux, le travail manuel et l’instruction élémentaire constituaient l’essentiel de leur programme. Cette organisation correspondait aux exigences posées par mère Marie-de-Sainte-Euphrasie, qui privilégiait plusieurs stratégies en vue de transformer les filles placées : la surveillance constante, le travail manuel, l’école, l’application d’une saine discipline, l’isolement, la vie régulière et la religion[54].

Elle insistait aussi sur la nécessité d’observer le silence durant toute activité. S’inspirant en cela du mode de vie conventuel, elle y voyait un moyen privilégié de moralisation car le silence empêchait les propos « coupables et dangereux ». Il garantissait aussi le bon ordre et facilitait la surveillance continuelle pour éviter toute tentative de désordre. En théorie, chaque enfant au travail, au repos, durant ses loisirs devait donc pouvoir être surveillée et rester isolée des autres.

Dans l’optique de la communauté du Bon-Pasteur d’Angers, les règlements imposés aux filles placées pouvaient sembler sévères et coercitifs, mais en fait, ils ne différaient pas beaucoup du régime imposé aux soeurs elles-mêmes. Le port d’un uniforme, le respect du silence, le travail en atelier, la coupure d’avec le milieu extérieur, l’isolement, les nombreuses pratiques de piété caractérisaient aussi le mode de vie des religieuses. On retrouvait aussi le même type de régime dans les pensionnats pour filles. Le couvent représentait une nouvelle famille où les filles pourraient se réformer au contact des religieuses[55].

Il est impossible d’évaluer l’efficacité du régime d’intervention mis sur pied au Bon-Pasteur d’Angers et de vérifier si les religieuses ont effectivement réussi à réformer et à convertir les filles dont elles avaient la charge. De l’intérieur des murs, peu de choses ont percé étant donné la grande méfiance des religieuses à faire entrer quiconque dans leurs institutions. De rares témoignages tendent à souligner la volonté des soeurs de favoriser la soumission et l’obéissance, avec des succès divers puisque plusieurs incidents furent constatés, notamment des tentatives d’évasion et même des révoltes ouvertes qui eurent lieu à la maison de Lorette en 1945 et à la fin des années 1950[56]. D’après certains dossiers de la CJD, les religieuses elles-mêmes avaient elles aussi recours au tribunal pour demander le transfert de jeunes filles de l’école d’industrie à l’école de réforme. En 1935, cinq jeunes filles seront ainsi transférées à la maison de Lorette pour insubordination, incorrigibilité, grossièreté vis-à-vis des soeurs, vol, tentative de désertion et tentative de corruption des compagnes[57].

Ces épisodes de révolte, souvent minimisés par la hiérarchie religieuse, posent aussi plus largement la question de la pertinence du placement en milieu fermé des filles. Dès les années 1910, les méthodes adoptées au Bon-Pasteur d’Angers avaient déjà fait l’objet de critiques, notamment de la part des milieux protestants. On reprochait aux religieuses de ne pas préparer les filles à la vie en société et de favoriser les exercices de piété au détriment de l’acquisition des connaissances[58].

Ces critiques faisaient ressortir deux volets inconciliables du programme développé par les religieuses : tout en voulant intégrer les filles au monde extérieur, elles présentaient comme seul modèle de femme « acceptable » celui de la religieuse ou de la pénitente, qui ont décidé de quitter le monde pour « sauver leur âme ». Cette problématique du salut, de la conversion réduisait alors les possibilités de retour dans la société puisque, implicitement, le seul modèle viable était celui du retrait du monde.

Faut-il pour autant remettre en question tout ce que les religieuses ont entrepris dans leurs institutions ? L’absence de sources ne permet évidemment pas de tirer des conclusions claires et précises sur la question, il reste que, pour beaucoup de filles, ces institutions constituaient le seul refuge possible contre la misère, la rue ou les mauvais traitements. La vie entre les murs était loin d’être idéale, mais le manque de ressources et le personnel limité ne permettaient pas vraiment d’autres solutions de rechange.

Durant la décennie 1940-1950, l’émergence de « nouvelles » sciences comme les sciences sociales, la psychologie, la psychiatrie favorise alors le renouvellement des méthodes de prise en charge des mineurs délinquants ou en danger en donnant la priorité à l’éducation plutôt qu’à la punition[59]. Dans ce contexte, la pertinence des modes d’intervention adoptés au Bon-Pasteur d’Angers est remise en question. La volonté de maintenir les filles en vase clos est de plus en plus perçue comme un système désuet voire nocif. La coupure totale avec le milieu en vue de la protection des mauvaises influences est aussi battue en brèche, car la rééducation suppose justement une ouverture progressive au monde extérieur. Le développement de professions spécialisées dans l’intervention auprès de l’enfance difficile pose enfin la question de la compétence éducative des religieuses.

Sous la pression des critiques, les religieuses essayèrent de donner une plus grande place à la formation des filles, créant des ateliers de couture et d’art culinaire, afin d’insuffler à leurs programmes un caractère plus professionnel. La nécessité de réformer et de convertir semble donc avoir lentement cédé le pas aux besoins de formation, mais ce passage ne prendra effet au Bon-Pasteur d’Angers qu’après les années 1940.

Conclusion

En abordant la question des filles placées au Bon-Pasteur d’Angers pour motif d’incorrigibilité, notre objectif premier visait à mieux comprendre comment cette notion avait été construite et utilisée pour justifier la prise en charge de problèmes qui, auparavant, n’auraient peut-être même pas été présentés en cour. Certes, la notion d’incorrigibilité n’apparaît pas uniquement en 1912, déjà durant les années 1880, les religieuses du Bon-Pasteur d’Angers elles-mêmes invoquaient l’incorrigibilité de certaines filles pour développer un système de classement différent du classement légal au sein de leurs écoles de réforme et écoles d’industrie, mais dans ce contexte, le terme évoquait plutôt le cas de filles jugées plus « perverses » ou plus difficiles à traiter que la majorité.

En fait, ce n’est pas tant la notion d’incorrigibilité elle-même qui pose question, mais plutôt son usage et son interprétation. Sur ce point, les familles jouèrent un rôle important dans la définition du problème, puisque ce sont elles qui furent à l’origine de la majorité des plaintes liées aux problèmes d’incorrigibilité durant la période 1912-1950. Est-ce à dire que l’existence d’institutions comme la CJD et les écoles de réforme et d’industrie ont permis à certains parents de recourir à leurs services pour se débarrasser de filles devenues incontrôlables ? Ne peut-on aussi considérer que le souci de protection des jeunes et des filles en particulier devint alors à ce point présent dans la société montréalaise que le seuil de tolérance des parents s’en trouva affecté et justifia alors des demandes plus fréquentes d’intervention ?

Sans verser dans une interprétation trop hâtive de cet usage, qui reste quand même exceptionnel, il semble néanmoins que le recours à l’institution ait représenté, pour plusieurs familles montréalaises, un moyen de régler certains problèmes d’ordre familial, disciplinaire et même économique. En effet, la majorité des parents plaignants étaient issus des milieux populaires et leurs ressources leur permettaient rarement d’adopter d’autres solutions pour discipliner les filles « difficiles ». L’utilisation que feront les familles du placement en institution démontre en tout cas que la dynamique du placement n’était pas uniquement le fait de l’État et que les familles disposaient aussi d’une certaine marge de manoeuvre en la matière. Dans ce contexte, les institutions pour mineures délinquantes et en danger apparaissent plus comme des solutions de dernier recours que comme de réels instruments de contrôle et de réforme.

Par ailleurs, le fait d’interpréter la délinquance des filles en termes plus moraux que légaux peut aussi avoir joué un rôle en faveur de leur institutionnalisation. En effet, le placement des filles en institution semblait d’autant plus justifié que la perception de leur délinquance reposait largement sur l’idée qu’elles subissaient de mauvaises influences ou avaient de mauvaises fréquentations. Après 1912, la représentation de la délinquante étant de plus en plus associée à la promiscuité sexuelle, le souci de protéger la société du danger que représentent les délinquantes s’ajoutera à celui de protéger les filles elles-mêmes et justifiera le fait de garder cette population en retrait.

Dans ce contexte, les religieuses du Bon-Pasteur d’Angers ont-elles réussi à faire ce dont certaines familles se déclaraient incapables : discipliner les incorrigibles ? Au terme de notre analyse, il serait hasardeux de répondre à cette question. Faire un bilan approfondi des résultats de la formation morale, éducative au sein des institutions du Bon-Pasteur d’Angers se révèle impossible, vu le manque de sources sur le sujet. Il semble en tout cas que les filles placées aient au moins pu bénéficier de certaines formes d’encadrement, de soins, d’instruction et de formation professionnelle dont elles auraient été privées à l’extérieur. Par contre, le manque criant de ressources et les financements insuffisants ont souvent obligé les religieuses à remiser leurs projets éducatifs pour assurer la survie immédiate de leur oeuvre.

Pour beaucoup de filles placées à l’école de réforme ou à l’école d’industrie, le séjour en institution ne constitua qu’un épisode transitoire avant le retour dans la famille ou dans la société. Pourquoi privilégier un tel mode d’intervention alors que d’autres alternatives existaient, comme le placement en famille d’accueil ? On peut avancer que l’institutionnalisation constituait un moyen pour les autorités civiles et ecclésiastiques de contrôler un grand nombre de personnes qui auparavant échappaient largement à toute forme de régulation et qui, à ce titre, constituaient une « menace » pour l’ordre social. Cette préoccupation, motivée par le besoin de contrôle plus que par le réel souci des populations, expliquerait alors peut-être pourquoi le modèle institutionnel a duré et, somme toute, réussi pendant si longtemps.