Visages de l’altérité

La troublante altérité de l’histoire Réflexion sur le passé comme « Autre » radical[Record]

  • Jean-Marie Fecteau

…more information

  • Jean-Marie Fecteau
    Département d’histoire
    Université du Québec à Montréal

Réfléchir sur le statut de l’« Autre » dans une perspective historienne ne va certes pas de soi. Dans une société développant rapidement une véritable fixation sur l’« identité », ce contraire de l’Autre, le concept d’altérité ne risque-t-il pas de perdre en crédibilité scientifique ce qu’il gagnerait en popularité ? Mais il ne s’agit pas seulement d’évaluer la pertinence conceptuelle d’un terme utilisé de plus en plus à toutes les sauces. Il faut aussi prendre la mesure des rapports entre la pratique historienne et le concept d’altérité. Le réflexe le plus « naturel », pour un historien des systèmes de régulation sociale et de la marginalité, est en effet d’assigner à l’Autre, comme concept, le sens d’un rejet à la marge, d’une exclusion, un peu comme le faisait le Foucault première manière de l’Histoire de la Folie. Mais on peut tout aussi bien remettre en question la pertinence heuristique du concept d’altérité dans ce domaine. L’Autre de l’exclusion sociale, effet des multiples césures issues des sociétés inégalitaires, est un Autre qui est produit. Il a très peu de choses à voir avec l’Autre d’un Lévinas (nous y reviendrons), et même si les populations ainsi qualifiées ont un certain rôle, ambigu, dans la construction des identités sociales, c’est moins en raison de leur étrangeté fondamentale que par leur statut de contre-exemples ou de bouc-émissaires dans la logique régulatoire moderne. Ce construit social, qui ferait du criminel, du fou, de l’handicapé, voire du pauvre, une sorte d’Autre de la société des bien-pensants ou des citoyens « intégrés », ne constitue pas en effet une unité catégorielle qui entretiendrait un quelconque rapport d’extériorité avec le reste de la société. Plus précisément, il faudrait se demander si l’exclusion, comme effet secondaire des choix fondamentaux d’une société foncièrement inégalitaire, est un processus créateur d’altérité. Il s’agit moins d’accepter ou de refuser un « Autre » qui s’imposerait à la société comme de l’extérieur, que de gérer des catégories sociales conçues (et souvent voulues) comme profondément dépendantes. L’image spatiale de l’exclusion, la métaphore tout aussi spatiale de la césure ainsi créée au sein de la société ne sont justement que cela, des métaphores masquant plus qu’éclairant le processus à l’oeuvre ici. Le « peuple » des pauvres, des aliénés et des criminels, même stigmatisé en catégorie sociale spécifique, constitue bien plus qu’une figure de l’altérité : il est davantage la marque d’un manque que le signe d’une intrusion du mal ; il illustre avant tout un glissement aux marges de la société « normale », et non, n’en déplaise à certaines élites hystériques de l’époque, un assaut frontal du barbare et de l’inconnu. En ce sens, marginalité n’est pas extériorité, encore moins altérité, mais tout au plus excentricité. Il n’est donc pas sûr que l’usage du concept d’altérité dans ce domaine nous aide beaucoup. Il nous semble pertinent de réfléchir sur le caractère heuristique du concept d’altérité sous un angle tout à fait différent, qui touche un autre aspect, autrement fondamental, de notre pratique historienne. Il s’agit d’examiner l’hypothèse d’une altérité radicale de l’histoire elle-même, comme réalité passée et processus de changement. Le prétexte en est donné par la lecture d’un ouvrage fascinant, l’étude de Bartolomé Clavero sur le don et l’échange à l’époque moderne. Dans ce travail, Clavero insiste sur l’irrémédiable étrangeté du monde dans lequel le don et l’échange (notamment dans sa forme extrême de l’usure) sont pensés, aux xvie et xviie siècles supposément source de notre « modernité ». Mais ce qui importe ici est moins la démonstration de Clavero que la conclusion épistémologique qu’il en tire …

Appendices