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Si la Louisiane a longtemps été marginalisée au sein de l’histoire des États-Unis, l’intégrer suppose aujourd’hui d’adopter une perspective atlantique, caribéenne ou latino-américaine. Comme le remarque Cécile Vidal dans l’introduction de ce remarquable ouvrage, les relations de la Louisiane avec l’Afrique, l’Europe et les autres colonies des Amériques ont fondamentalement contribué à l’évolution de sa société et de sa culture. Neuf spécialistes de l’histoire louisianaise − ou de sa microhistoire − entreprennent donc de (re)situer la Louisiane dans un contexte et une histoire transatlantiques.

La première partie de l’ouvrage, « Empires », s’intéresse à l’évolution judiciaire et géopolitique de la Louisiane et à l’influence des réseaux impériaux sur sa société. Guillaume Aubert met d’abord à jour les impacts de la jurisprudence caribéenne dans la promulgation du Code Noir de Louisiane de 1724, le code racial le plus exclusif qu’a édicté l’Empire français. Plaçant à l’avant-scène des personnages de l’Église, Aubert démontre que la législation et la légitimité de l’esclavage ont été au coeur de controverses religieuses qui ont secoué tout le monde atlantique catholique. À travers le parcours et la carrière de plusieurs commissaires-ordonnateurs durant la période française, Alexandre Dubé analyse, quant à lui, les négociations politiques locales entre l’administration civile de la Louisiane et la métropole, le rôle de la Marine dans l’Empire français et les réponses de ses agents envers les défis coloniaux. Si les actions individuelles des représentants impériaux ont d’abord et avant tout satisfait leurs propres ambitions, elles ont également mené à des politiques collectives favorisant les objectifs de la Marine française. Sylvia L. Hilton pose, enfin, son regard sur les facteurs géopolitiques internationaux qui ont joué un rôle important dans les stratégies de défense de l’Empire espagnol en Louisiane. Préoccupée par l’inévitable expansion de la Grande-Bretagne, puis des États-Unis, l’Espagne a encouragé le développement démographique de sa colonie, misant sur des politiques tolérantes et ouvertes envers les nouveaux migrants. Ces mesures, d’abord dictées de façon temporaire par la voix de la nécessité, font ainsi de la Louisiane une figure d’exception au sein de l’Empire hispanique.

La seconde partie de l’ouvrage, intitulée « Circulations », explore l’univers de deux esclaves africains, Foÿ et Lubin, afin de mieux appréhender l’évolution des communautés et des cultures esclaves de Louisiane. Sophie White s’attelle d’abord à démontrer que les esclaves se sont imposés comme des fournisseurs de biens et de services dans l’économie locale de Louisiane dès la période coloniale ; une économie influencée par la culture matérielle européenne. Bravant le système légal et judiciaire, les Noirs ont pu compter sur des réseaux de re-distribution auxquels ont participé à la fois les esclaves, les Noirs libres et les Blancs pauvres. En reproduisant les mêmes schémas de criminalité européenne, les Blancs ont permis aux esclaves de se ré-approprier des biens et des pratiques par le biais d’opérations commerciales illicites. Ce faisant, les esclaves ont pu exprimer une certaine forme de résistance quotidienne. Jean-Pierre Le Glaunec redéfinit pour sa part les cultures et les communautés esclaves de Basse-Louisiane entre 1780 et 1812, en prenant la paroisse Saint-Charles comme terrain d’enquête, et remet en question la traditionnelle dichotomie entre les modèles de créolisation et d’africanisation. Arguant que la présence de nombreux esclaves de « nations » africaines dans les archives s’avère trompeuse, Le Glaunec avance plutôt que les contraintes planant sur la traite négrière et sur la circulation des esclaves africains et de leurs pratiques culturelles n’ont pas permis une complète ré-africanisation des communautés esclaves.

La dernière partie de l’ouvrage, « Intimités », éclaire le processus de construction de la race à travers la sexualité et le mariage. Cécile Vidal analyse le phénomène du métissage pour démontrer que la société louisianaise a expérimenté son propre modèle de relations interethniques, même si ses conceptions raciales ont été influencées par celles des sociétés antillaises françaises. Bien que les mariages interraciaux aient été interdits dès les débuts de la colonie, de nombreux mulâtres apparaissent dans les registres de baptêmes de la Cathédrale Saint-Louis, ce qui prouve l’existence de relations mixtes, sans toutefois atteindre le modèle de concubinage que l’on retrouve aux Antilles. Les attitudes des autorités et des colons envers le métissage diffèrent ainsi de part et d’autre du monde atlantique. Mary Williams s’intéresse, quant à elle, à l’influence de la loi espagnole sur les régulations sociales et légales de la sexualité et du mariage entre Blancs et Noirs. Si les mariages interraciaux sont dorénavant permis, Williams note toutefois que les moeurs et coutumes du Régime français ont continué de porter préjudice aux Noirs ; les nouvelles possibilités offertes par le régime espagnol n’ayant pas toujours été exploitées. La majorité des relations interraciales demeurent donc hors mariage, mais le droit d’hériter des biens et propriétés des Blancs accorde aux partenaires noirs et aux enfants illégitimes issus de ces unions une meilleure reconnaissance et une protection légale, auparavant déniées par les autorités françaises. Emily Clark conclut cette partie en analysant les mariages catholiques au sein de la communauté noire libre de la Nouvelle-Orléans entre 1759 et 1830. En liant les libres aux esclaves, les Créoles aux Africains, les Noirs aux mulâtres, les mariages contribuent à former une communauté ouverte, qui va au-delà des différences ethniques, linguistiques et sociales. Bien que les réseaux et les alliances soient surtout définis par les lieux de naissance et les ancêtres, et que l’endogamie, quoique non absolue, soit très présente, le mariage va permettre à la communauté d’incorporer des Noirs libres étrangers, provenant d’Amérique, d’Afrique ou de la Caraïbe. Clark remet donc en question la traditionnelle thèse du plaçage et déconstruit l’image d’une société tripartite immuable.

En replaçant la Louisiane au coeur d’un monde à la fois intracontinental et transatlantique, cet ouvrage vient judicieusement combler une lacune dans l’historiographie actuelle. En conclusion, Sylvia R. Frey résume bien l’idée centrale de l’oeuvre ; la culture unique que l’on retrouve en Louisiane, et plus particulièrement à la Nouvelle-Orléans, a été créée par « une confluence de forces culturelles », qui se sont rencontrées et transcendées au carrefour d’un monde atlantique constamment appelé à s’adapter et à se redéfinir.