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Que n’a-t-on pas dit et spéculé sur l’Ordre de Jacques Cartier ? L’Ordre, aussi appelé « la Patente » tant par ses adhérents que par ses détracteurs, aurait été le Grand Orient, le B’nai Brith des Canadiens français entre sa fondation en 1926 et sa dissolution en 1965. Cette société secrète, exclusivement masculine et dont les membres n’étaient admis que sur invitation, aurait tiré les ficelles d’à peu près tout ce qui fut réalisé au Québec et dans la diaspora francophone, des initiatives de quartier et de paroisse jusqu’à de grandes décisions gouvernementales. Fortement encadré par le clergé catholique, fuyant le débat civique et démocratique, adepte du noyautage, l’Ordre aurait constitué un État dans l’État. L’impératif du secret observé par ses membres – la devise de l’OJC était « Religion, Fraternité, Discrétion » –, et généralement maintenu même après sa disparition, n’a fait que rendre plus impressionnante, dans les esprits, la puissance tentaculaire exercée par l’Ordre pendant quarante ans.

Il y a du vrai dans cette analyse de la nature et de l’influence de l’Ordre de Jacques Cartier ; du vrai, mais aussi une surestimation, souvent accréditée d’ailleurs par ses dignitaires, pour leur avantage évident. L’historienne Denise Robillard fait la part des choses dans cette étude où l’empathie pour l’Ordre est manifeste tout en restant subordonnée à la rigueur scientifique. Spécialiste en histoire socioreligieuse du Canada français, la chercheure était toute désignée pour creuser la question. On lui doit, entre autres, un remarquable essai d’histoire intellectuelle, Paul-Émile Léger. Évolution de sa pensée, 1950-1967, de même que Les merveilles de l’Oratoire. L’Oratoire Saint-Joseph du Mont-Royal, 1904-2004. Grâce à cette nouvelle histoire de l’Ordre, on ne devra plus se contenter des témoignages-pamphlets des années 1960, produits par d’ex-membres désabusés, ni de l’étude de G.-Raymond Laliberté, Une société secrète : l’Ordre de Jacques Cartier (1983), érudite mais engluée d’à priori politologiques tendant à prendre le pas sur son sujet, ni d’un documentaire de 2001 de Robert Verge, L’Ordre de Jacques Cartier, un mystère oublié, qui a le mérite d’avoir fait connaître l’OJC auprès d’un vaste public contemporain, mais dont la fiabilité est incertaine sur de nombreux points.

Dans l’étude de Denise Robillard, le lecteur patient comprendra le contexte politique, démographique, juridique, religieux et scolaire ayant finalement décidé un groupe de notables, de fonctionnaires et de clercs d’Ottawa, en 1926, à recourir à une société secrète pour défendre les droits de leurs compatriotes d’un océan à l’autre. L’impérialisme et la francophobie de trop d’anglo-protestants devaient être combattus, certes, mais aussi le lobbying assimilateur des Irlandais catholiques auquel le Vatican prêtait trop souvent une oreille favorable. Dans l’esprit des fondateurs et de leurs successeurs à la tête de la chancellerie d’Ottawa (l’instance suprême), des conseils régionaux et des commanderies (sections locales), il ne s’agissait pas de contrer ou de remplacer les divers organismes canadiens-français existants mais d’agir en parallèle et, dans la mesure du possible, de les chapeauter pour améliorer leur efficacité grâce à une coordination au sommet.

Il fallait aussi susciter la naissance de groupes sectoriels oeuvrant au grand jour et destinés à mousser les mots d’ordre de l’Ordre, énoncés dans son bulletin mensuel L’Émerillon. C’est ainsi que l’OJC fut lié, à des degrés plus ou moins grands d’imprégnation et de contrôle, à une série d’organismes et d’entreprises : les sociétés Saint-Jean-Baptiste, l’Association de la jeunesse canadienne-française, l’Association canadienne-française de l’Ontario, la Ligue d’Action nationale, Le Devoir, Le Droit, L’Évangéline, la Ligue de l’Achat chez nous, les clubs Richelieu, Dupuis Frères, le mouvement Desjardins… L’adoption du drapeau fleurdelisé en 1948 mais aussi celle du drapeau canadien plus tard, la bilinguisation des services fédéraux, l’établissement de stations de radio françaises dans l’Ouest et celle de la Société générale de financement du Québec, en plus d’améliorations toponymiques diverses, par exemple, découlent en grande partie des campagnes de l’Ordre.

Outre les embûches que connaissent toutes les sociétés à but non lucratif, comme l’instabilité des cadres, les vaines querelles d’orgueil, les disparités de condition des cellules locales, embûches aggravées par des règles de discrétion qui multiplièrent les quiproquos et les hiatus de communications, l’Ordre a connu, tout au long de son existence, deux dilemmes tenaces qui ont finalement eu raison de sa cohésion et de sa pérennité. Le premier a trait à la juste définition des combats à mener. La défense des Canadiens français implique-t-elle une focalisation sur le respect de leur dignité linguistique et constitutionnelle, ou doit-elle être comprise comme une quête d’avancement global, ce qui comprendrait des aspects sociaux, économiques, administratifs – sur lesquels un front commun ne peut être qu’illusoire ou fragile, et les risques d’éparpillement, prononcés ?

Le second tiraillement recoupe parfois, dans les faits, le premier. Comment maintenir la vision biculturaliste et pancanadianiste des fondateurs de l’Ordre, alors qu’une proportion de plus en plus prépondérante de ses quelque 10 000 « frères » provenait du Québec et que les années 1926 à 1965 ont connu une montée en puissance, intellectuelle et politique, de l’autonomisme puis de l’indépendantisme québécois ?

L’ouvrage témoigne de ces déchirements sans cesse plus vifs au sein de l’Ordre. Il fournit aussi un luxe de détails sur les travaux et les jours de la Patente. La recherche en archives est exhaustive, comme en attestent les 73 pages de notes. Son approche, ni tout à fait chronologique, ni vraiment thématique, a malheureusement quelque chose de désarçonnant. Il en résulte une absence de netteté dans la description, non pas de détail, mais d’ensemble. Le lecteur peine à déceler les quelques trames essentielles ou les thèmes porteurs par lesquels l’évolution de l’Ordre pourrait se synthétiser. Il en découle aussi un certain nombre de retours en arrière et même de répétitions quasi intégrales de passages (comme aux pages 51-52 et 100-101 ; 57 et 68 ; 63 et 110 ; 357 et 431, etc.). Un index aurait facilité la tâche du lecteur. Si donc sa structure avait gagné à être plus limpide, cela n’enlève pas à cette étude fouillée son statut de nouvelle référence centrale sur l’OJC, qu’elle mérite amplement.