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Voie de pénétration vers l’intérieur de l’Amérique du Nord et épine dorsale de la société établie sur les basses terres du Saint-Laurent, le fleuve Saint-Laurent forme également une barrière dont l’étanchéité varie dans le temps et l’espace. Au début des années 1960, l’ouverture à longueur d’année de la navigation entre Montréal et Québec grâce au travail des brise-glaces met ainsi fin à l’enclavement saisonnier de la voie navigable, mais condamne également un type d’infrastructure ayant longtemps participé aux relations et aux échanges interrives sur cette section du fleuve : le pont de glace[2]. Signe de l’importance au XIXe siècle de ces chemins tracés sur le couvert glaciel du Saint-Laurent, divers projets d’aménagement visant à favoriser chaque année leur formation sont à cette époque soumis aux autorités gouvernementales[3].

Trois-Rivières, pôle régional situé sur la rive nord du Saint-Laurent, s’impose à partir de 1845 comme l’un des principaux foyers d’origine de ces projets d’aménagement[4]. À défaut de registre permettant d’établir la fréquence de la prise du pont de glace face à la ville[5], la presse écrite trifluvienne témoigne néanmoins de l’irrégularité de sa formation et fait état des inconvénients liés à son absence lorsque les glaces forcent l’hivernage du traversier. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, Trois-Rivières se trouve ainsi au coeur de multiples requêtes pour l’érection de piliers ou de jetées dans le lit du fleuve afin d’y assurer chaque année la présence d’un pont de glace[6].

Le pont de glace trifluvien se heurte toutefois à la voie navigable du Saint-Laurent et l’inégalité du rapport de force entre les deux projets d’aménagement contribue largement à son échec. Au moment de la première requête pour le projet trifluvien (1845), l’État canadien, stimulé par le développement de l’intérieur du continent nord-américain, participe activement à l’établissement d’une voie navigable ininterrompue entre l’Atlantique et les Grands Lacs[7]. Or, la fermeture chaque hiver de la navigation sur le fleuve est alors perçue comme un handicap majeur de la voie navigable face aux ports de la façade atlantique. Le projet porté par l’élite trifluvienne apparaît dès lors comme une menace aux yeux des artisans de la voie du Saint-Laurent, qui comptent entre autres dans leurs rangs des intérêts maritimes de Montréal et de Québec[8].

De prime abord, cet antagonisme peut apparaître comme un simple conflit d’usage opposant les relations interrives et le transport maritime. En ce sens, l’histoire du pont de glace trifluvien renforcerait l’idée d’une forte contradiction entre les rôles d’axe de pénétration et d’axe de peuplement du fleuve. Or, l’argumentaire des promoteurs du projet trifluvien contredit cette interprétation dichotomique des rapports à l’espace fluvial diffusée notamment par la thèse laurentienne[9]. On y soutient, en effet, que les travaux proposés ne profiteraient pas seulement à certaines localités spécifiques, mais permettraient également de hâter l’ouverture de la navigation et de prévenir les inondations printanières, favorisant ainsi l’intérêt général[10].

Mettant de l’avant la complémentarité des deux grands rôles du Saint-Laurent, le discours de l’élite trifluvienne sur son aménagement rejoint ainsi les travaux plus récents sur l’axe laurentien[11]. À ce sujet, Serge Courville, Jean-Claude Robert et Normand Séguin reprochent à la thèse laurentienne d’être focalisée sur le commerce entre la colonie et la métropole et par le fait même d’occulter « le rôle du fleuve comme facteur d’intégration et de dynamisation des socioéconomies locales et régionales[12] ». S’il ressort que le fleuve structure une vie de relations qui s’exprime à plusieurs échelles, les fortes tensions soulevées par le projet d’aménagement trifluvien restent encore à expliquer.

L’érection d’obstacles à la descente des glaces en aval de Trois-Rivières retarderait-elle la débâcle printanière, et par le fait même l’ouverture de la saison de navigation ? Qui plus est, ces travaux augmenteraient-ils le risque de formation d’embâcles dans certaines sections étroites du fleuve, provoquant ainsi d’importantes inondations en amont ? Si les opposants au pont de glace trifluvien répondent par l’affirmative aux deux questions, ses promoteurs, comme nous l’avons déjà mentionné, soutiennent exactement le contraire.

Comment expliquer des points de vue aussi diamétralement opposés ? Au-delà de la validité des opinions exprimées qui, comme nous le verrons plus loin, ne s’appuient par ailleurs sur aucune étude scientifique, le débat soulevé par le pont de glace trifluvien présente l’intérêt d’ouvrir une fenêtre sur des territoires ancrés dans des usages et des représentations différenciés du fleuve[13]. À la fois infrastructures de transport et projets d’aménagement, le pont de glace trifluvien et la voie navigable du Saint-Laurent s’inscrivent dans des tentatives d’appropriation d’un même espace fluvial. À travers l’examen des enjeux de l’aménagement du Saint-Laurent dans les environs de Trois-Rivières au milieu du XIXe siècle, cet article veut éclairer les territorialités sous-jacentes à l’exploitation et la mise en valeur de cet espace vécu[14].

Dynamiser les relations interrives : l’exemple du pont de glace

Le 17 janvier 1845, le député de Trois-Rivières, Edward Greive, appuyé par le député de Nicolet, Antoine-Prosper Méthot, propose à l’Assemblée législative de la province du Canada qu’il soit ordonné « au Bureau des Travaux Publics de s’enquérir de la possibilité de donner aux habitans [sic] du District des Trois-Rivières les avantages d’un pont de glace sur le fleuve St. Laurent [sic] par la construction de trois jetées entre la batture à Lévrard, près de la paroisse de St. Pierre les Becquets [sic], et la batture à Bigot, près de la paroisse de Champlain[15]. » (carte 1). Motivée par l’irrégularité de la présence du pont de glace à Trois-Rivières, cette demande, qui sera suivie de plusieurs autres, traduit bien l’importance des relations interrives à une époque où aucun pont n’enjambe encore le Saint-Laurent[16].

Carte 1

Section du fleuve entre Trois-Rivières et Sainte-Anne-de-la-Pérade (1859)

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À Trois-Rivières, comme à d’autres endroits[17], l’arrivée du pont de glace met généralement fin à une période plus ou moins longue de flottement dans les relations interrives. Lorsque les conditions hivernales forcent l’hivernage des traversiers et que le couvert de glace ne relie pas encore les deux rives[18], la traversée est en effet assurée par des canots dont la taille ne permet pas le transport de grands volumes de marchandises : « Hier, nos commerçants de chevaux ont été obligés […] de faire traverser six magnifiques chevaux sur des canots [et] les canotiers eurent beaucoup de difficulté à faire entrer cette charge d’un nouveau genre[19]… »

Dans ces conditions, la formation du pont de glace est attendue avec impatience : « Les canotiers […] entretiendront comme d’habitude nos communications avec la rive sud jusqu’à ce qu’il plaise à la Providence de nous accorder un pont de glace[20]. » Mais, non seulement le pont de glace redynamise les relations interrives, il est également considéré par plusieurs comme un moyen de passage plus efficace que le traversier, et ce, pendant longtemps. La description la plus complète de son rôle dans la socio-économie trifluvienne nous vient d’ailleurs d’un article publié en 1922 dans Le Nouvelliste, qui fait écho aux multiples commentaires relevés dans la documentation gouvernementale officielle et la presse écrite trifluvienne du XIXe siècle :

Hier matin on a amené au quai le bois nécessaire pour préparer la descente sur la glace et on doit commencer à baliser le chemin de traverse sur le pont de glace qui paraît être très solide par suite du grand froid de ces deux derniers jours. Aussi […] les cultivateurs de la rive sud viennent en grand nombre en notre ville ce qui aura pour effet de favoriser notre commerce et activera davantage notre marché local pour les semaines à venir. C’est ainsi que nous verrons baisser le prix du foin, et qu’il nous viendra du côté sud une quantité de voyages de pierres, ce qui pourrait favoriser la construction au printemps. De plus, le pont de glace va avoir pour résultat de faire baisser le prix du bois de chauffage par le surplus de bois de corde qu’on pourra traverser. Le prix des denrées baissera aussi sans doute sur notre marché local parce que les gens de la rive sud peuvent plus facilement venir aux Trois-Rivières et que ça leur coûte beaucoup moins cher que par le bateau. Un autre avantage est que les voyageurs de commerce de passage en notre ville peuvent aller et revenir de l’autre côté à n’importe quelle heure du jour[21].

Facilitant l’approvisionnement du marché trifluvien par les cultivateurs de la rive sud, le transport de divers pondéreux et la vie de relations entre les deux rives, le pont de glace s’avère même essentiel pour le transport de certains matériaux. Pensons notamment au célèbre « pont des chapelets » qui permit le transport de la pierre ayant servi à la construction de la nouvelle église du Cap-de-la-Madeleine en 1879[22]. Il n’est donc pas étonnant que sa formation constitue une source d’espoir chez les marchands de Trois-Rivières et qu’elle soit décrite en détail par la presse locale :

La glace s’est arrêtée samedi l’après-midi entre la batture et la rive sud du fleuve. Lundi dans la nuit un énorme banc de glace s’est arrêté entre la batture et la rive nord, de sorte que le jour de l’an au matin nous avions pour étrennes un très bon pont de glace devant la ville. Mardi dans l’après-midi une foule de patineurs sillonnaient le pont en tout sens. Mercredi au matin, les voitures ont commencé à traverser. Les marchands espèrent par là que les affaires de commerce, qui ont été si stagnantes tout l’automne, vont reprendre un peu de la vigueur[23].

Au milieu du XIXe siècle, la nécessité d’améliorer les communications entre Trois-Rivières et la rive sud est également accentuée par le développement de nouveaux réseaux de transport. En 1864, alors qu’aucune voie ferrée n’atteint encore Trois-Rivières sur la rive nord, le Grand Tronc construit face à la ville une ligne qui la met en contact avec le vaste réseau exploité par la compagnie sur la rive sud[24]. S’il stimule des rêves de croissance et de prospérité, le développement du chemin de fer rend également plus aigus les problèmes posés par les communications interrives hivernales :

Le coup de vent de mardi a causé un dommage considérable au pont de glace, qui s’est brisé sur une grande étendue. La traverse se trouve ainsi allongée de plusieurs milles et le trajet en voiture d’ici à la station Doucet [terminus du chemin de fer à Sainte-Angèle-de-Laval, face à Trois-Rivières] a pris 8 milles. On a repris le service des canots pour les passagers et les malles. On parle aussi d’avoir un bateau à vapeur pour faire la traverse plusieurs fois par jour. Cette amélioration serait désirable et les obstacles à vaincre pour l’obtenir ne sont pas sérieux. Les passagers et surtout les colis ne manqueraient pas et le commerce de notre ville en retirerait de grands avantages[25].

On peut également penser que le désir d’améliorer les communications interrives hivernales vise à étendre le rayonnement de Trois-Rivières du point de vue institutionnel. Créés respectivement en 1792 et en 1852, le district judiciaire et le diocèse de Trois-Rivières s’étirent au moment de leur fondation jusqu’à la frontière américaine[26]. Au cours des années 1840 à 1867, un fort mouvement de décentralisation de la justice mène toutefois à un redécoupage des administrations judiciaires[27]. À ce sujet, la presse écrite trifluvienne fait état de la vive réaction provoquée par une rumeur concernant la disparition du district judiciaire de Trois-Rivières (1849) ainsi que de l’enthousiasme suscité quelques années plus tard par le projet d’y annexer des paroisses de la rive sud (1863)[28]. Quant au diocèse de Trois-Rivières, la localisation de son séminaire diocésain et de son grand séminaire sur la rive sud provoque de vives tensions qui contribueront à la création du diocèse de Nicolet en 1885[29]. Le projet d’aménagement soumis en 1845 par le député de Trois-Rivières vise donc, à travers l’appropriation du fleuve Saint-Laurent, à augmenter la capacité d’attraction de la ville sur les deux rives de l’artère fluviale.

Construire la voie navigable du Saint-Laurent

Après avoir été adopté par l’Assemblée législative, le projet d’aménagement soumis en 1845 par le député de Trois-Rivières est, tel que ce dernier l’avait demandé, examiné par le bureau des Travaux publics. L’ingénieur chargé de l’enquête, Samuel Keefer, évalue favorablement la faisabilité du projet et estime que la batture de Gentilly, entre la paroisse éponyme et celle de Champlain, constituerait le meilleur endroit pour l’érection de jetées devant favoriser la formation du pont de glace face à Trois-Rivières[30]. Il soutient néanmoins que ces travaux ne devraient pas être réalisés, car ils causeraient selon lui davantage d’inconvénients que de bénéfices.

Le premier argument invoqué pour justifier ce jugement est le risque que l’érection d’obstacles à la descente des glaces en aval de Trois-Rivières retarde la débâcle printanière et par le fait même l’ouverture de la saison de navigation[31]. À ce sujet, le rapport du bureau des Travaux publics fait état que le départ tardif des glaces force parfois des navires à attendre au large du port de Québec, à cette époque terminus de la navigation océanique, ce qui place ces bâtiments dans une position fort dangereuse[32]. Considérant les fortes sommes investies par le gouvernement de la province du Canada pour faire du fleuve Saint-Laurent la voie d’accès privilégiée à la région des Grands Lacs, l’ingénieur condamne le projet trifluvien en insistant sur « l’importance […] de ne rien hasarder qui puisse retarder l’ouverture de la navigation quels que soient les avantages que des entreprises de ce genre doivent procurer à des localités particulières[33] ».

Les conclusions de l’ingénieur, qui donnent un avant-goût des forces à l’oeuvre contre le pont de glace trifluvien, font écho aux instructions que lui avait préalablement transmises le président du bureau des Travaux publics, Hamilton H. Killaly :

Dans votre enquête […], je prends respectueusement la liberté de vous recommander très particulièrement de rechercher avec soin quel effet on peut raisonnablement supposer que la construction de ces travaux exercera sur la navigation ; s’il est probable que le départ de la glace sera par là retardé au printems [sic] ; et quel retard pourra en résulter pour l’ouverture de la navigation[34].

De l’avis de ce dernier, la nécessité d’empêcher qu’aucun projet d’intérêt local ne nuise à la navigation sur le Saint-Laurent justifie qu’il prenne cette « liberté ». Le parti pris du bureau des Travaux publics pour la voie navigable du Saint-Laurent s’explique entre autres par le rôle central qu’il joue dans son aménagement. Dans un mémoire déposé en août 1841, Hamilton H. Killaly, qui en était déjà le président, soutenait d’ailleurs que l’investissement de fonds publics dans la voie navigable était justifié par le grand potentiel économique de la région des Grands Lacs : « la fertilité des Territoires de l’Ouest, qui commence [sic] maintenant à se développer, donnera […] un accroissement presqu’incalculable [sic] [au] commerce[35] ». En accord avec ces recommandations, l’Assemblée législative avait ainsi voté en septembre 1841 l’attribution de fonds pour l’amélioration de la navigation depuis le lac Saint-Pierre jusqu’au lac Érié[36]. Le bureau des Travaux publics se trouvait désormais à la tête d’un immense chantier, toujours en cours en 1845, et qui aboutit en 1848 à la mise en place d’une voie navigable ininterrompue de l’Atlantique aux Grands Lacs[37].

En plus de lutter contre le bureau des Travaux publics, les promoteurs du pont de glace trifluvien sont également confrontés aux intérêts maritimes de Québec et de Montréal. L’enquête menée par l’ingénieur s’appuie en effet sur l’avis des deux corporations publiques responsables de la navigation sur le fleuve, les Maisons de la Trinité de Québec (MTQ, 1805) et de Montréal (MTM, 1832)[38]. Leurs juridictions, qui couvrent toute la section du fleuve comprise à l’intérieur des limites du Bas-Canada, sont délimitées par le bassin de Portneuf (à environ une quarantaine de kilomètres en amont de Québec)[39]. Certes, les travaux prévus ici se situent d’emblée sous juridiction montréalaise, mais leurs effets anticipés en aval justifient que l’on interpelle également la MTQ. Comme on peut le voir dans le rapport de l’ingénieur, les avis qu’il obtient auprès des deux corporations pèsent lourdement sur ses conclusions. Toutes deux soucieuses d’empêcher tout aménagement qui pourrait nuire à la voie navigable du Saint-Laurent, elles jugent en effet inopportun la réalisation de travaux qui risqueraient de nuire à la navigation sur le fleuve.

Enfin, à l’intérieur même de l’Assemblée législative, la requête du député de Trois-Rivières soulève également une vive opposition. Ayant reçu l’appui d’une mince majorité, certains affirment qu’elle n’aurait été acceptée qu’en raison de l’absence d’un bon nombre de députés ministériels :

There was a very thin attendance upon the Ministerial side of the House ; and advantage was taken of this to press a succession of divisions in which the Ministry was defeated. The first was upon a petition for an ice-bridge below Three Rivers[40].

Parmi les députés qui s’y opposent, notons George Moffatt (Cité de Montréal) et William Hamilton Merritt (Lincoln), deux acteurs majeurs de l’aménagement de la voie navigable du Saint-Laurent. Homme d’affaires bien connu dans le milieu maritime, George Moffatt occupe en 1845 le poste de président du Bureau de commerce de Montréal et a précédemment présidé la Commission du havre de Montréal[41]. Il est par ailleurs l’un des promoteurs du creusement du chenal du lac Saint-Pierre, alors principal obstacle à la navigation océanique entre Montréal et Québec[42]. Quant à William Hamilton Merritt, il est surtout connu « en tant que promoteur de la construction du canal Welland qui [relie] les lacs Ontario et Érié » ; il a en outre plaidé en faveur de la canalisation du fleuve Saint-Laurent[43]. Les journaux de l’Assemblée législative ne permettent pas de déterminer pourquoi ils ont rejeté la requête du député trifluvien, mais il y a tout lieu de croire qu’ils l’aient perçue comme une menace à la prospérité de la voie navigable qu’ils avaient si activement contribué à construire.

Réconcilier les modes d’exploitation du fleuve : la recherche d’un compromis par l’élite trifluvienne ?

Rapidement après le dépôt du rapport du bureau des Travaux publics, plusieurs autres requêtes favorables au pont de glace trifluvien seront acheminées aux autorités gouvernementales[44]. Ces nouvelles tentatives sont d’autant plus intéressantes qu’elles contredisent les conclusions quant aux effets négatifs du projet sur la dynamique des glaces. Le pont de glace y est même présenté comme un moyen de hâter l’ouverture de la navigation[45]. Ainsi, on suggère que l’érection de piliers ou de jetées en amont des sections étroites du fleuve préviendrait les embâcles[46]. Au-delà de la rationalité scientifique des points de vue défendus, qui s’appuient sur l’opinion de riverains et d’usagers expérimentés du fleuve, ces positions témoignent avec éloquence d’un conflit résultant de la coexistence de deux projets d’aménagements intégrant un même espace.

Dans cette optique, le creusement du chenal du lac Saint-Pierre (dans l’amont immédiat de Trois-Rivières) illustre l’extension de l’aire d’influence montréalaise à l’intérieur de l’espace fluvial convoité par l’élite trifluvienne. Soulignons qu’avant son dragage, la faible profondeur de cet élargissement naturel du fleuve obligeait fréquemment les navires qui remontaient jusqu’au port de Montréal à décharger une partie de leur cargaison, ce dont profitait pleinement Trois-Rivières[47]. Face aux fortes dépenses occasionnées par les opérations de transbordement, des marchands montréalais demandent ainsi en 1826 à l’Assemblée législative du Bas-Canada que soit creusé le chenal du lac Saint-Pierre[48]. Après une première tentative infructueuse du bureau des Travaux publics dans les années 1840, l’État financera une nouvelle phase de travaux qui, placés cette fois sous la direction de la Commission du havre de Montréal, permettra à la navigation océanique d’atteindre Montréal à partir de 1854[49].

Malgré la forte opposition suscitée par le pont de glace trifluvien, un comité spécial de l’Assemblée législative est néanmoins formé en 1853 afin d’examiner de nouveau le projet d’aménagement[50]. Parmi les sept députés qui le composent, quatre ont exercé ou exerceront la fonction de maire de Trois-Rivières au cours de leur carrière politique : Antoine Polette (Trois-Rivières), Pierre-Benjamin Dumoulin (Yamaska), Joseph-Édouard Turcotte (Saint-Maurice) et John McDougall (Drummond). Qui plus est, ces derniers avaient été récemment mandatés lors d’une assemblée publique pour faire la promotion du pont de glace trifluvien auprès de l’Assemblée législative[51]. C’est donc sans surprise que le comité présidé par le député de Trois-Rivières recommande la construction de piliers « au lieu nommé Lévrard », près de Saint-Pierre-les-Becquets (voir la carte 1)[52].

Le rapport du comité spécial semble rester lettre morte pendant quelques années. Mais l’acharnement des promoteurs du pont de glace trifluvien porte ses fruits en 1856. Cette année-là, le département des Travaux publics (anciennement bureau des Travaux publics) est chargé d’ériger des piliers à la tête des rapides Richelieu, face à Deschambault (voir la carte 2)[53]. Signe que ces travaux étaient attendus avec impatience, le journal trifluvien Le Bas-Canada avait émis l’opinion, peu auparavant, que face aux refus répétés du gouvernement, le conseil municipal de Trois-Rivières devrait lui-même les prendre en charge[54]. La presse locale proposait également qu’à titre de centre du district, la Ville demande aux localités environnantes de participer à l’effort.

Carte 2

Section du fleuve entre Trois-Rivières et les rapides Richelieu (1859)

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Étrangement, l’annonce que le département des Travaux publics procédera enfin à l’érection de piliers en amont des rapides Richelieu est plutôt mal reçue par certains partisans du pont de glace trifluvien. Le journal Le Bas-Canada qui, quelques mois auparavant, plaidait en faveur de la réalisation de ces travaux par la Ville, accuse alors le gouvernement de poursuivre des objectifs purement électoralistes[55]. Puis, à l’automne, après l’annonce de l’arrêt des travaux, un autre journal trifluvien, L’Ère nouvelle, dénonce la gestion du dossier par le gouvernement et le tient responsable du fait que les deux piliers n’aient pas été complétés avant l’hiver[56]. Même si le journal exprime le souhait que les travaux reprennent l’année suivante, ces derniers ne seront jamais achevés.

Avant la fin de la période considérée, en 1864, le pont de glace trifluvien obtient une dernière victoire lorsque l’Assemblée législative adopte un amendement à l’acte d’incorporation de la cité de Trois-Rivières qui l’autorise à ériger des piliers dans le fleuve[57]. Cela étant, la Municipalité, peut-être faute de moyens, ne se prévaudra jamais de ce nouveau pouvoir. Du reste, il nous apparaît douteux qu’elle ait pu mettre en oeuvre pareils travaux dans le lit du fleuve sans que le gouvernement n’obtienne au préalable un avis favorable des Maisons de la Trinité et des Commissions de havre de Montréal et de Québec. Compte tenu de l’ardeur de ces puissantes corporations à défendre la navigation, le succès d’une telle entreprise nous apparaît d’autant plus incertain.

Mise en valeur du territoire et maîtrise du risque d’inondation : une question d’intérêt général

S’il est clair que le pont de glace trifluvien se heurte à la voie navigable du Saint-Laurent, le risque d’inondation s’impose néanmoins rapidement comme l’élément central du débat soulevé par cet affrontement. Au XIXe siècle, les crues printanières récurrentes du Saint-Laurent font en quelque sorte partie du paysage. Source d’inquiétudes et cause de dégâts, les débordements du fleuve présentent en contrepartie de multiples avantages, dont celui d’enrichir les basses terres et de favoriser une multitude d’activités comme l’agriculture, la chasse, la pêche, etc[58]. Or, certaines années, il arrive qu’un embâcle provoque une montée extraordinaire du niveau des eaux, causant de lourds dommages dans des localités riveraines. En lien avec la transformation du milieu, le rapport à ces catastrophes change à partir du milieu du XIXe siècle ; l’inondation n’apparaît plus comme un phénomène strictement naturel et sa prévention s’impose comme une nouvelle préoccupation. Dans le débat soulevé par le pont de glace trifluvien, la lutte contre les inondations est ainsi utilisée par les deux camps pour se distancer de leurs intérêts particuliers et recentrer le discours autour de l’intérêt général[59].

Le rapport produit en 1845 par le bureau des Travaux publics, outre qu’il met de l’avant le risque que l’ouverture de la navigation soit retardée, soulève déjà la crainte que l’érection d’obstacles à la descente des glaces en aval de Trois-Rivières augmente la fréquence des inondations dans ce secteur du Saint-Laurent[60]. Son auteur, l’ingénieur Keefer, s’appuie à ce sujet sur l’opinion d’« un ancien et respectable habitant de Ste. Anne de la Pérade [sic] » : « lorsque le fleuve gèle de manière à former le pont de glace, l’inondation augmente infailliblement en hauteur et en étendue ; [...] lorsque le fleuve ne gèle pas d’un bord à l’autre, les habitants ne redoutent aucun danger ni dommage à cause de la crue des eaux[61] ». Plaidant pour la sécurité des riverains, l’ingénieur signale aussi le danger que certains d’entre eux réclament « une compensation » si une grande inondation devait survenir à la suite de l’érection de jetées dans le lit du fleuve[62].

Dès 1848, les promoteurs du pont de glace trifluvien soutiennent toutefois que leur projet permettrait au contraire de prévenir les inondations printanières. Dans une pétition soumise au gouverneur général, la prévention des inondations ressort ainsi comme le premier argument invoqué pour justifier la nécessité d’ériger des piliers dans le fleuve. On va même jusqu’à tenir un discours où l’on met en sourdine l’intérêt particulier de Trois-Rivières à bénéficier d’un pont de glace :

La construction de tels piliers aurait le double avantage d’empêcher les digues, les inondations et les dommages qui s’en suivent, et celui de former de bonne heure au printemps un pont de glace qui établirait une communication facile entre les deux côtés du fleuve, ouvrant ainsi aux paroisses situées au sud du St. Laurent et à une grande partie des Townships de l’Est les marchés de Québec et de Trois-Rivières, les seuls où ils peuvent disposer avantageusement de leurs produits agricoles durant l’hiver ; et donnant aussi aux habitants des paroisses situées au nord du fleuve le moyen de pouvoir profiter des avantages que leur offre l’établissement des terres si libéralement mises d’ailleurs à leur disposition par le gouvernement exécutif de cette Province, en les mettant en état de pouvoir y transporter avec leurs propres voitures leurs provisions et autres choses à eux nécessaires, par le chemin central de Gentilly, ce qu’il leur est impossible de faire en hiver sans un pont de glace[63].

La première requête visant à « procurer aux habitants du District des Trois-Rivières l’avantage d’un pont de glace », soumise en 1845, ne permet malheureusement pas de préciser quels seraient ces avantages. L’introduction de la prévention des inondations dans l’argumentaire du projet trifluvien constitue-t-elle uniquement une réponse au rapport du bureau des Travaux publics ? S’il est difficile de répondre à cette question avec certitude, il demeure que les grandes crues printanières affectent à cette époque la population de Trois-Rivières et il est donc fort probable qu’elle souhaite effectivement les prévenir :

Si des piliers avaient été construits à la tête du Richelieu, […] nous serions sans inquiétude pour la digue [embâcle] qui, sans ces piliers, aura peut-être lieu le printemps prochain, et dans ce cas retardera encore l’ouverture de la navigation et causera comme par le passé des maux irréparables[64].

Comme l’ouverture de la saison de la navigation, l’inondation se trouve donc au coeur d’une mésentente complète quant aux effets du projet trifluvien sur la dynamique des glaces du Saint-Laurent. La formation hâtive du pont de glace augmenterait-elle l’épaisseur et la solidité du couvert glaciel, accentuant par le fait même le risque de formation d’embâcles et d’une montée extraordinaire du niveau des eaux du fleuve ? Au contraire, la construction d’obstacles à la descente des glaces en amont de sections étroites du fleuve favoriserait-elle la formation d’une glace vive moins épaisse qui empêcherait la formation de ces embâcles ? Après l’érection de piliers en 1856, à proximité de Sainte-Anne-de-la-Pérade, une inondation meurtrière donnera l’occasion aux opposants du pont de glace trifluvien de faire définitivement pencher la balance en leur faveur.

En avril 1865, plusieurs localités situées entre Sainte-Anne-de-la-Pérade et Sorel sont touchées par une inondation catastrophique. Signe que les riverains ont l’habitude des crues printanières, La Gazette de Sorel décrit ainsi la situation avant le cataclysme : « L’eau continue de couvrir nos quais à Sorel et les maisons qui bordent le fleuve sont inondés [sic] mais personne n’a encore souffert de dommages[65]. » Le niveau extraordinaire du fleuve fait néanmoins craindre que la débâcle puisse causer de grands dégâts. Près de Sorel, au Chenal du Moine, des personnes ont d’ailleurs quitté leur maison et d’autres habitent dans leur grenier et gardent une embarcation à leur porte afin de s’enfuir en cas de danger. Malheureusement, le 12 avril, une forte tempête soulève de hautes vagues et pousse de grands morceaux de glace vers l’intérieur des terres. Résultat, une trentaine de personnes perdent la vie dans l’archipel du lac Saint-Pierre et des dégâts gigantesques sont causés dans de nombreuses localités riveraines : maisons, granges et quais détruits ou grandement endommagés, animaux noyés, récoltes perdues. Face à l’ampleur de la catastrophe, Le Canadien, un journal de Québec, publie le 15 avril un « Extra » consacré aux deux grands événements des derniers jours : l’inondation et l’assassinat d’Abraham Lincoln[66].

Dès le mois d’août suivant, le Conseil législatif forme un comité spécial pour établir les causes de la catastrophe[67]. La nouvelle réjouit d’ailleurs Le Journal des Trois-Rivières qui espère que la construction des piliers, abandonnée en 1856, sera relancée[68]. Dans son rapport déposé en septembre 1865, le comité spécial conclut toutefois « qu’il est dangereux de construire aucuns quais ou piliers [sic] dans les endroits étroits ou obstrués naturellement du fleuve St. Laurent [sic], entre Trois-Rivières et Québec[69] ». Il est intéressant de noter que la question posée à ce sujet aux témoins interrogés concernait uniquement la section située entre les rapides Richelieu et Québec. Or, le comité adopte la recommandation du « surintendant des travaux pour le creusement du fleuve Saint-Laurent », employé par la Commission du havre de Montréal, qui affirme qu’il faudrait éviter tout ouvrage de ce genre entre Trois-Rivières et Québec. Pour conclure, le comité recommande également que le gouvernement fasse enlever « les obstacles naturels qui peuvent gêner la descente des glaces le printemps », notamment à la pointe de Grondines et dans les rapides Richelieu (voir la carte 2). D’autres requêtes en faveur du pont de glace trifluvien seront par la suite adressées aux autorités gouvernementales et le lien hivernal continuera de participer aux échanges interrives, mais aucun ouvrage ne sera désormais érigé dans le lit du fleuve pour en favoriser la formation.

Conclusion

L’histoire du pont de glace trifluvien s’étend bien au-delà de sa condamnation à la suite de l’inondation de 1865. En 1896, au lendemain d’une autre inondation catastrophique, le député de Nicolet, Fabien Boisvert, propose en effet à la Chambre des communes qu’un pilier soit construit à la tête des rapides Richelieu pour faire prendre le pont de glace et prévenir la formation d’embâcles dans cette section étroite du fleuve[70]. Peu après cette demande, dans la première décennie du XXe siècle, le ministère des Transports du Canada mettra en service les premiers brise-glaces sur le fleuve pour étirer la saison de navigation et prévenir les inondations. Le pont de glace participera néanmoins pendant quelques décennies encore à la socio-économie trifluvienne, l’ouverture à longueur d’année de la navigation jusqu’à Montréal ne survenant qu’au début des années 1960[71].

La période considérée dans cet article constitue néanmoins un temps fort dans l’histoire du pont de glace trifluvien. Réclamé pour la première fois en 1845, le projet d’aménagement se traduit dans les années suivantes par l’érection partielle de piliers près de Sainte-Anne-de-la-Pérade en 1856 et l’amendement de l’acte d’incorporation de la cité de Trois-Rivières en 1864. Après l’inondation meurtrière de 1865, le projet continuera de faire l’objet de requêtes, mais il ne donnera toutefois lieu à aucune réalisation et surtout, les autorités gouvernementales cesseront d’y réagir.

Les conclusions du comité spécial du Conseil législatif chargé d’établir les causes de l’inondation de 1865 confirment donc l’inégalité du rapport de force qui oppose le pont de glace trifluvien à la voie navigable du Saint-Laurent. Son enquête, fortement teintée par l’avis d’un employé de la Commission du havre de Montréal, est d’ailleurs produite au moment même où l’on complète une nouvelle phase d’agrandissement du chenal du lac Saint-Pierre[72]. La lutte contre les inondations donne ainsi aux intérêts maritimes montréalais une tribune supplémentaire pour imposer leur point de vue sur l’aménagement du fleuve. En affirmant leur territorialité sur l’espace concerné par le projet trifluvien, ils dépossèdent par le fait même l’élite locale d’un territoire qu’elle comptait mettre en valeur de manière à stimuler les activités de la ville.

Certains événements justifient d’ailleurs de considérer qu’après 1865 une nouvelle période s’ouvre dans l’histoire du pont de glace trifluvien. Le premier est l’adoption de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, en 1867, qui place dorénavant la navigation sous « l’autorité législative exclusive du parlement du Canada » et donne ainsi au nouveau gouvernement fédéral un large pouvoir en matière d’aménagement du fleuve[73]. Le second survient quelques années plus tard, en 1879, lorsque le chemin de fer atteint finalement Trois-Rivières sur la rive nord. Désormais, la ville est non seulement reliée à Québec et à Montréal, mais également à l’arrière-pays de la vallée du Saint-Maurice[74]. Il reste donc à examiner l’impact de ces changements sur la vie de relations et l’affirmation de nouvelles territorialités à Trois-Rivières et ses environs[75].