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La volonté de ne faire qu’un seul peuple des Français et des Amérindiens s’est avérée, on le sait, une chimère. Une chimère, certes. Mais une chimère puissante. Essentielle même car, au moment de la première mondialisation de l’Âge moderne, elle a conditionné l’horizon d’attente et le champ d’expérience de nombreux Français et commandé leur rencontre d’autrui. Ce constat se vérifie quand on examine les mécanismes mentalitaires qui autorisaient l’extension de la souveraineté française au cours de l’Ancien Régime[3]. En effet, parmi de tels processus, la chimère du métissage se distingue, car son analyse révèle certaines dispositions dans lesquelles se trouvaient la plupart des Français qui entraient en contact avec les nations[4] amérindiennes : un tel examen éclaire ce qui informait à la fois, la légitimité conquérante qui les imprégnait et l’agentivité qu’ils prêtaient aux Autres – hommes et femmes avec lesquels ils allaient établir des rapports inégaux, hiérarchiques, patriarcaux, bref monarchiques – et il pointe vers une explication, qui n’est en rien une justification, de l’apparente insensibilité française aux droits souverains et à l’altérité autochtones.

Aussi mon programme d’enquête veut-il serrer de près la grammaire de cette fiction de la fusion des peuples, telle qu’elle était conçue par les autorités civiles et religieuses françaises aux XVIe-XVIIIe siècles ; il en traque les métaphores ; il en cherche les traces historiques – moins sur les sols revendiqués par les Français de l’époque moderne, que dans leur épistémè[5] qui les faisait considérer légitimes et normaux sinon cet accaparement, du moins leur présence en terres américaines. C’est dire que, pour l’instant, si mon projet s’appuie fortement sur l’historiographie des contacts franco-amérindiens (depuis Alfred Bailey, Cornelius Jaenen et Bruce Trigger à Gilles Havard, Michael Witgen, Heidi Bohaker, en passant par Richard White et Daniel Richter[6]), il s’agit plus ici de faire l’ethnohistoire des Européens que celle des Amérindiens. Mon espoir est que tenter la première éclaire la seconde, enrichissant ainsi l’histoire de la rencontre des pouvoirs affrontés comme celle de leur organisation et réorganisation respectives. C’est pourquoi j’entre, par exemple, en dialogue avec Gilles Havard qui, dans son ouvrage Empire et métissage, étudie la logique de la conquête des Pays-d’en-Haut. Mais alors qu’il montre avec brio les rapports de force qui sous-tendaient le fragile équilibre des relations franco-amérindiennes en insistant sur l’agentivité amérindienne, les influences mutuelles et les tentatives de subjugation de la part des Français, l’étude que je désire mener est tout autre : avec cet exercice d’ethnohistoire des Français en Amérique, je remonte aux sources de l’intermariage, qu’il distingue comme « arme d’empire[7] », et je tente de démonter et de comprendre les mécanismes mentalitaires qui permettent en quelque sorte à cette arme d’être fourbie des deux côtés de l’Atlantique. J’ambitionne, en effet, d’interpréter « un solipsisme européen quasi générique ainsi que son rôle dans la constitution du pouvoir[8] ». Aussi mon programme cherche-t-il à dégager les voies parfois évidentes, parfois souterraines dont usèrent les Français pour étendre la souveraineté de leur monarque sur des pays[9] ni conquis, ni cédés, ni achetés, alors même que s’entrechoquaient des logiques territoriales parfois violemment opposées[10].

Ces voies, l’historiographie s’est souvent contentée d’en tracer la faillite en tournant en dérision leur naïveté, leur caractère utopique. Pourtant, elles relèvent à la fois, de l’emprise symbolique sur des terres destinées à constituer le royaume de France et de multiples ramifications sociales, religieuses, politiques et économiques. Or cette saisie territoriale a été conçue pour opérer par le biais des âmes, des esprits et des corps des habitants ainsi conquis. C’est pourquoi elle doit être replacée parmi les moyens pris par l’Église catholique et par le roi de France pour accroître le nombre de leurs fidèles, de leurs sujets, de leurs fidèles sujets et les garder unis[11]. À côté des moyens pragmatiques, comme les missions et la mise en ordre absolutiste du royaume, à côté des manifestations symboliques les plus évidentes d’accaparement du sol, telles les prises de possession[12], furent en effet mis de l’avant d’autres dispositifs, agissant fortement sur le plan des représentations, qui visaient à agrandir le nombre des peuples, clé de la puissance respective des souverains de la terre et du ciel.

Lorsqu’on braque sur ces dispositifs l’éclairage croisé de plusieurs historiographies – entre autres celle des Imperium Studies[13], celle de l’ethnohistoire et des missions[14], celle du genre (ou relations de pouvoir entre les sexes[15]) – on peut décortiquer cette fiction du métissage venue au secours de l’expansion territoriale française ; on peut en suivre l’évolution sur une assez longue durée, du XVIe au XVIIIe siècle, en confrontant les régimes conceptuels, juridiques, sociaux, religieux et politiques régulant les économies matrimoniales et sexuelles du royaume français et de ses « dépendances ». Dotée d’une telle méthodologie, cette recherche, qui explore ainsi de multiples et complexes avenues, est présentement en cours ; elle génère tout autant d’hypothèses que de résultats provisoires qui appellent à débats. Aussi, pour alimenter un tel dialogue toujours riche d’instructions, je me contenterai ici de mettre au jour et de scruter certains mécanismes relevant de la religion, du genre, de la politique internationale et mis en branle à l’époque moderne pour intégrer les Amérindiens à la communauté des Français.

Genre, religion et politique internationale 1 : « Vénus est ici la déesse de l’hospitalité »

Des Brésiliennes topinambas au début du XVIIe siècle[16] aux Tahitiennes décrites par Bougainville à la fin du XVIIIe siècle[17], les « filles » offertes aux Français par les Sauvages constituent un des topoi de la littérature des « découvertes ». Or par la teneur même des fantasmes qu’il alimente, son relent égrillard, sa récurrence dans les textes, ce topos nous alerte et nous renseigne sur le rôle central des femmes – toujours anonymes et sans voix – et du genre dans les stratégies d’alliance désirée des deux côtés de la rencontre entre Français et Autochtones. Si les seconds semblent toujours bien naïfs dans la transaction que les premiers refusent – mais pas tout le temps – au nom de la morale chrétienne ou de la bienséance, il est clair que les Français ont toujours utilisé l’union entre une femme et un homme afin d’accroître ou de maintenir leurs patrimoines, d’élargir leurs réseaux d’alliance et de solidarité, de régler les contentieux entre familles ou clans et, par voie de conséquence, d’assurer les assises du pouvoir monarchique[18]. Un tel pli les guiderait-il non seulement dans la rencontre qu’ils font des Autres au début de l’Âge moderne mais aussi dans l’intégration qu’ils sont alors prêts à leur assurer dans leur société ? Il semblerait que oui, comme l’illustre la série de tableaux qui suit.

Essomericq le Brésilien et son lignage français

En 1504, avant de quitter le Brésil qu’il avait découvert par hasard et où il venait de passer un an, le capitaine Binot Paulmier de Gonneville voulut y laisser la marque ou « merche » que des Chrétiens y avaient abordé, il fit ériger une croix d’une hauteur de trente pieds au cours d’une cérémonie qui réunissait à la fois les Tupi des environs et l’équipage de son bateau l’Espoir. La cérémonie était en tout point identique à celle que Jacques Cartier, quelque trente ans plus tard, fera à Gaspé, à l’embouchure du fleuve Saint-Laurent.

Comme le « découvreur du Canada » le fera en son temps, Gonneville profita de l’occasion pour kidnapper des Autochtones : « c’est coustume, explique-t-il, à ceux qui parviennent à nouvelles terres des Indes, d’en amener à Chrestienneté aucuns Indiens[19] ». C’est ainsi qu’Essomericq, fils du « Seigneur Arosca », se retrouva en France, baptisé du nom de Binot, adopté par Gonneville qui l’établit et le maria à une de ses parentes, Marie Moulin Paulmier. Essomericq fit souche et mourut très âgé en 1583[20]. Plus d’un siècle et demi plus tard, un de ses descendants, Jean-Pierre Paulmier de Courtonne, devint un ardent promoteur de l’évangélisation de ceux qu’il considérait comme ses ancêtres et publie, en 1663, Mémoires touchant l’établissement d’une mission Chrétienne dans le troisième Monde, ou la Terre Australe, par un ecclésiastique originaire de cette même terre[21]. Il convainquit Vincent de Paul et même la duchesse d’Aiguillon, nièce de Richelieu, d’adhérer à ses idées missionnaires.

Ce qui est frappant dans cette histoire, c’est d’une part, l’aisance avec laquelle le converti brésilien a pu s’intégrer à la société française en entrant dans la famille Gonneville, et donc son réseau de clientèle, et, d’autre part, l’évidente fierté qui animait son descendant qui se réclamait de ses origines métisses pour justifier son projet d’évangélisation des terres australes. C’est à cause de ses origines « australiennes », écrivait-il, qu’il lui fallait « rendre cet office aux naturels de la Terre Australe, ausquels je le dois, & par naissance, & par profession. Le sang m’y convie.[22] » Ainsi l’affaire Essomericq est intéressante à plusieurs titres dont le moindre est bien cette intégration « réussie » d’un homme amérindien marié à une Française qui a pu se créer un lignage légitime.

Pedro Gonsalves ou la Belle et la Bête

Une autre affaire, apparemment sans rapport, est celle de l’homme hirsute de Teneriffe. Elle nous fait plonger dans les sources historiques du conte de la Belle et la Bête. Pedro Gonsalves, né en 1537 dans les îles Canaries, fut donné à Henri II de France en 1547 et élevé en courtisan. Il devint un fin lettré et ambassadeur de France à la cour de Parme. Celui qu’on surnomma Barbet, parce qu’il était entièrement couvert de poils, se maria à une Française dont l’histoire a oublié le nom – mais pas le prénom, Catherine.

Ce qu’on sait, c’est que leur union dura longtemps (au moins 25 ans) et qu’ils eurent plusieurs enfants et petits-enfants dont certains étaient atteints de la même maladie héréditaire d’hypertrichose que celle de Pedro, comme en témoigne le troublant tableau de leur fille Antonietta, peinte par la célèbre peintre italienne Lavinia Fontana[23]. Vers 1583, la famille Gonsalves suivit Marguerite d’Autriche, régente des Pays-Bas, de Namur à Parme ; elle fut ensuite reçue dans toutes les cours d’Europe, ses membres s’y gagnant des positions hiérarchiques importantes[24]. Il est clair que l’apparente monstruosité de plusieurs de ses membres ne les a pas empêchés de s’intégrer à la société de leur temps, de se marier et de s’assurer une descendance.

Topinambas et mariés à quelques dévotes

En 1613, six Topinambas (Tupi-Guarani), ramenés du Brésil par les Capucins[25], furent présentés comme les envoyés des « Principaux Maragnans […] pour offrir, au nom de toute leur nation, un service obeïssant au Roy, & le prier de les recevoir & traicter comme ses subjects ». Ces Brésiliens, désirant fort « satisfaire à leur légation », furent donc menés au souverain par le Sieur de Razilly et les frères mineurs[26]. L’Histoire de la mission des Pères Capucins en l’Isle de Maragnan et terres circonvoisines, texte du capucin Claude d’Abbeville, nous renseigne sur ces Brésiliens : trois d’entre eux, baptisés à l’agonie, moururent à Paris, tandis que les trois survivants furent baptisés en grande pompe devant la reine[27].

Selon François de Malherbes : « Les Topinamboux seront demain [24 juin 1614] baptisés ; […]. Il y a déja des femmes prêtes pour eux. Je crois que l’on n’attend que leur baptême pour accomplir ces mariages, et allier la France avec l’île de Maragnan. » Et le poète de préciser quelques jours plus tard : « Les Capucins pour faire la courtoisie entière à ces pauvres gens, sont après à faire résoudre quelques dévotes à les épouser, à quoi je crois qu’ils ont déjà bien commencé[28]. »

Qu’ont en commun Essomericq Gonneville, Pedro Gonsalves, Louis-Marie Itapoucou, Louis-Henry Ouaroyio et Louis de St-Jean Iapouay ? Ils sont tous amenés en terre française, y sont baptisés et y épousent des Françaises. Si l’identité de ces dernières reste inconnue – aussi floue d’ailleurs que celle des filles offertes en présent au nom de l’hospitalité sauvage – il demeurait entendu, à cette époque, que ces femmes étaient appelées à porter les enfants de ces étrangers pour le moins spéciaux, pas assez spéciaux cependant pour être exclus de la société française. La prétendue supériorité de la femme blanche, qui aura une belle destinée aux XIXe et XXe siècles, ne semble ici ni se penser ni se dire. La question de « mêler les sangs » ne semble pas se poser non plus. Il est vrai que, comme l’a montré Guillaume Aubert, la question du sang relève à cette époque de la noblesse et la « race » a encore le sens de « lignée », ce qui n’a pas grand-chose à voir avec les « statuts de sang » imposés en Espagne ou le racisme au sens où on l’entend aujourd’hui. Notons que c’est la période où le « mythe du sang » pousse la monarchie à resserrer les lois sur le mariage afin de régler les problèmes soulevés par la bâtardise dans la transmission patrimoniale. Les inégalités se pensent moins en fonction de la couleur de la peau qu’en fonction du statut (libre plutôt qu’esclave, chrétien plutôt que non-chrétien, noble plutôt que roturier)[29].

Au cours des XVIe et XVIIe siècles, les cas connus d’assimilation en France de kidnappés suivent le même schéma qui allie baptême et intégration à la société française – la mort empêche souvent de savoir si ces invité(e)s auraient pu se marier à des Français(es), cependant une fois baptisé(e)s, rien, en droit et en coutume, ne les empêchait de convoler avec un(e) baptisé(e) français(e). Il faudrait certes documenter plus largement le phénomène (en écumant par exemple les archives de l’amirauté, les archives nationales de France, les archives départementales du Morbihan, du Loir et Cher, de Charente-Maritime et de la Loire atlantique, les archives municipales de Nantes, de la Gironde, La Rochelle, Marseille) pour traquer la présence et l’intégration de Sauvages et de Sauvagesses en France. Pour l’instant, énumérons les plus connus : sept Amérindiens amenés du Cap Breton par Thomas Aubert en 1508 (soit des Béothuks soit des Micmacs) dont les costumes, armements et canots causent tout un émoi à Rouen où ils sont baptisés en grande pompe[30] ; « Catherine du Brésil » ramenée par Jacques Cartier et baptisée à Saint-Malo en 1528[31]. Pensons aussi au sort des cinquante Tupinambas qui participèrent à la fête donnée au roi par la ville de Rouen en 1550[32] ou à la duchesse d’Aiguillon qui voulait marier une des deux jeunes Innues baptisées fastueusement le 5 janvier 1637, au couvent des Carmélites de Paris[33].

Dans cette perspective d’« ouverture », prennent sens les adoptions que font les Français : celle par Champlain de trois Innues – dont l’une dénommée Espérance exprime le souhait « d’aller vivre & mourir en France, & y apprendre à servir Dieu »[34] – comme celle par le sieur Olivier qui «  fait eslever à la francoise[35] » sa pupille. Paul Le Jeune signale qu’en 1636 sont partis en France : « cinq Sauvages de ce païs-cy, une jeune femme Hiroquoise, un petit garçon, & trois petites filles Montagnaises ». L’idée étant qu’en les baptisant et en les mariant, ces personnes pourraient être « une puissante chaisne » pour servir à l’évangélisation de leurs compatriotes[36]. Que dire des séjours de Pierre-Antoine Pastadechouan et de Louis Amantacha, dans les années 1620-1630, où des Pygmalions voulaient les transformer en Français ? Que dire du mandat des Ursulines de Québec de préparer de jeunes Amérindiennes au mariage avec les colons français[37] ?

Pour ce qui est des étrangers non américains en France, Jules Mathorez montre par exemple comment Morisques et Turcs s’implantèrent dans le pays : hommes et femmes devaient « s’habituer en son royaume et païs de son obéissance » en se faisant baptiser (sous peine d’expulsion) et dès lors, possibilité leur était faite de se marier et ainsi de se fondre à la société[38]. Quelques Malgaches aussi se trouvaient à Paris en 1658, tel ce « monstre » décrit par Philippe de Villiers : « C’est un vray visage chevremougne, qui n’est pourtant pas si laid, ni si affreux, qu’il ne se soit treuvé des femmes à Nantes, qui l’ont demandé en mariage à M. de la Milleraye auquel il est venu de Madagascar[39] » ou encore le prince Machicore, élevé en France depuis 1655, décrit en 1675 comme un officier de l’armée de Louis XIV, admis dans la meilleure société[40]. Tandis que sont recensés plusieurs mariages d’hommes noirs et de Blanches[41], Shelby T. McCloy repère, au fil du XVIIIe siècle, de nombreux cas d’hommes et de femmes « libres de couleur », mariés à des Français et à des Françaises de leur niveau social (domestiques, artisans, aubergistes) ; des mariages qui ne suscitaient pas l’hostilité locale et qui se faisaient malgré les prescriptions contraires, par exemple celles du décret de 1738 jamais bien appliqué ou les imprécations, dans les années 1770, d’un Poncet de la Grave, procurateur à l’amirauté[42].

En fait, le laconisme des descriptions de cette époque renvoie à une mentalité particulière : il semble bien qu’aux XVIe et XVIIe siècles, plus particulièrement dans un créneau qui se déploie des années 1500 aux années 1670-1680[43], les Autres pouvaient facilement s’assimiler à la société des Français. Pour ce faire, les voies privilégiées étaient le baptême (la condition sine qua non de la réception de leurs lettres de naturalisation[44]) et le mariage. Ainsi ces hommes et ces femmes entraient, par le baptême, dans la communauté des chrétiens et pénétraient, par le mariage – en souscrivant, par le fait même, aux rapports sociaux de sexes particuliers aux Français de cette époque – dans une famille et sa clientèle sans lesquelles l’individu n’était rien.

Une telle ouverture au métissage était donc soutenue par deux sacrements alors jugés essentiels à la solidarité du corps social et, pour cela, fermement réaffirmés à la fois par la réforme catholique et par l’État français d’Ancien Régime. Voire, cette attention à l’intégration des Autres dans la société française s’inscrivait tout à fait dans les politiques natalistes de la Couronne des années 1500-1670, visant l’accroissement démographique de ses territoires[45]. C’est ainsi que peut s’expliquer à l’intérieur du pays, dans ses marges et frontières comme dans ses colonies, la stratégie qui, en identifiant devenir catholique et devenir Français, visait non seulement à consolider les alliances entre peuples (ces derniers, pensés typiquement dans le cadre monarchique et considérés comme des ensembles de familles nécessairement patriarcales[46]) mais aussi à favoriser la croissance démographique du royaume de France et donc, l’expansion de sa souveraineté. C’est ce que j’ai appelé « la quête de peuples innombrables », suivant en cela les termes et le style enthousiastes des commentateurs pro-natalistes d’Ancien Régime ; une quête qui constitue l’objet de la deuxième partie de cet article.

Genre, religion et politique internationale 2. La quête de peuples innombrables

Il relève du mythe, inventé au XIXe siècle, de croire que la notion de terra nullius a servi aux Français des XVIe-XVIIIe siècles à légitimer leur conquête du sol américain[47] : en fait, comme le remarque Brian Slattery, les documents ne montrent guère que la France considérait juridiquement l’Amérique comme un territoire inhabité ; elle paraissait, au contraire, bien préparée à reconnaître que de larges espaces étaient contrôlés par les peuples amérindiens[48].

Ces peuples, les Français les découvraient innombrables, au grand plaisir du roi et de ses officiers. Un plaisir compréhensible, car les peuples fondaient alors la puissance de la France, qui, avec ses vingt millions d’habitants, était le pays plus populeux d’Europe[49]. Depuis la fameuse remarque de Jean Bodin, en 1577, « il ne faut iamais craindre qu’il n’y ait trop de suiets, trop du citoyens, veu qu’il n’y a richesse, ny forces que d’hommes » à celle, non moins fameuse, de Sébastien Le Prestre de Vauban, « la grandeur des rois se mesure par le nombre de sujets » en 1686, tous les auteurs s’accordaient à dire que la population était la première et principale richesse de l’État, voire, comme l’écrivit au tournant du siècle Jacques Bénigne Bossuet, « la multitude du peuple fait la dignité du roy »[50]. De fait, l’historien Pierre Goubert le souligne :

l’abondance des « peuples » assurait au roi de France des ressources matérielles fort substantielles qui faisaient l’envie, nettement formulée des monarques étrangers. Une vingtaine de million de sujets, au moins 12 millions de producteurs, presque autant de contribuables, voilà une source de puissance à laquelle on n’accordera jamais trop d’importance[51].

Alors oui, la France était beaucoup plus intéressée à incorporer cette « infinité de peuples[52] » qu’elle découvrait en Amérique qu’à conquérir des terres vides, quelques grandes et riches qu’elles fussent. L’expansion de sa souveraineté devait se faire à travers les peuples qui étaient ou deviendraient les siens[53]. C’est ce qu’on peut lire dans ce qui nous semble des formules toutes faites, des platitudes, émises dans les préambules de tous les édits et commissions concernant les projets coloniaux de cette époque, tel par exemple un Isaac de Razilly qui se fit l’écho de cette notion : il s’agissait selon lui, de faire en sorte « que tous les habitants du globe terrestre randent hommage à ces trois fleurs de lys[54] ». Et un peu plus tard, un Richelieu d’abonder dans le même sens à propos des Amérindiens :

étant obligé par le devoir de sa charge, de faire réussir les saintes intentions et desseins des dits Seigneurs Rois, avoit jugé que le seul moyen de disposer ces peuples à la connoissance du vrai Dieu, étoit de peupler les dits pays de naturels François catholiques, pour, par leur exemple, disposer ces nations à la religion chrétienne, à la vie civile, et même y établissant l’autorité Royale, tirer des dites terres, nouvellement découvertes quelque avantageux commerce pour l’utilité des Sujets du Roi[55].

Aussi cette attitude se refléta-t-elle dans les cérémonies de prise de possession que j’ai déjà évoquées comme dans les autres façons que la Couronne eut de transformer ces Autres en Français, c’est-à-dire en francs sujets du roi de France[56]. Ainsi s’expliquent, d’une part, la clause qui faisait de tout Amérindien baptisé un « naturel français » et, d’autre part, l’intention de mêler Français et Amérindiens, une fusion qui devait s’opérer par les mariages mixtes et par la sédentarisation. Autant de voies politiques où genre et religion, comme nous allons le voir, jouèrent un rôle fondamental.

Des fidèles, des sujets, de fidèles sujets : tridentiniser, coloniser, fusionner les peuples

C’est seulement après avoir reconquis son royaume et rétabli l’ordre intérieur qu’Henri IV put donner son aval aux projets d’expansion outre-mer. Or c’était précisément le moment où la France subissait à l’intérieur une intense campagne de christianisation tridentine. Intérêt politique et intérêt religieux se fondirent alors étroitement, la Couronne et l’Église catholique s’épaulant l’une l’autre, afin de se gagner la loyauté d’un maximum de sujets à l’intérieur du pays comme à l’extérieur, sur la terre comme au ciel.

Mis en branle par une élite religieuse acquise aux principes du Concile de Trente et soutenu par la Couronne, un double mouvement d’intégration socioreligieuse se produisit, en effet, au tournant des XVIe et XVIIe siècles : centrifuge, il porta les Français hors de leurs frontières alors même qu’au-dedans, ils subissaient une véritable colonisation intérieure[57]. Cette mobilisation à deux faces ressortissait à un vaste plan de société religieuse française, qui visait à rassembler le plus grand nombre, à réformer et uniformiser ses moeurs : il s’agissait d’enseigner aux peuples, à tous les peuples de la terre, un christianisme renouvelé selon les principes du Concile de Trente et donc de modifier les comportements touchant la religion, c’est-à-dire l’assujettissement au dieu du ciel et à son représentant sur la terre, le roi. Or, comme je l’ai montré ailleurs, ces changements ne conditionnaient pas seulement l’histoire des missions qui avaient lieu à l’intérieur de la France, ils allaient aussi fonder l’essence, l’organisation et le devenir des missions en Nouvelle-France et, partant, déterminer très exactement le transfert du christianisme français en Amérique – un christianisme éminemment tridentin[58]. En effet, la pastorale post-tridentine poursuivit partout un formidable « effort pour remodeler les fidèles[59] » que les contemporains nommaient plus simplement conversion.

En France, sous l’influence du Jésuite Pierre Coton, le confesseur d’Henri IV, puis du Capucin Joseph du Tremblay, l’éminence grise du cardinal de Richelieu, principal ministre de Louis XIII, le projet missionnaire de la France fut dirigé vers tous les horizons. Intérieur et extérieur, il visait, tout à la fois, à éduquer les fidèles français, à réunir les protestants à l’Église catholique, à convertir les infidèles et idolâtres « des terres neuves et de la Nouvelle France qu’on appelle Canada », à reconquérir Jérusalem et du coup ruiner l’empire turc[60]. Aussi les moyens employés furent-ils multiples : éducation, missions, catéchèse, prédication et controverse, diffusion de dévotions tridentines, principalement eucharistiques et mariales, extirpation des abus en particulier en ce qui concernait les sacrements, insistance sur la pratique extérieure (reflet de l’état intérieur et confirmé par l’exercice de la pénitence), tout devait servir à cette fin[61].

Les ordres religieux, réformés ou nouveaux, masculins et féminins, qui étaient les fers de lance de cette action à l’intérieur de la France, se trouvèrent tout naturellement aux premières lignes de sa conquête spirituelle du reste du monde. Ils en avaient les ressources, le personnel, la motivation, les lobbys, et… les projets utopiques. Rien d’étonnant à ce que la Couronne française cherchât à se les allier, d’autant que, jusque dans les années 1660, elle n’eut guère les moyens de sa politique coloniale. Plus particulièrement, en Nouvelle-France, la Compagnie des Cent-Associés, se trouvant bientôt à court de capital, ne put remplir le principal objectif, pour lequel le cardinal de Richelieu l’avait créée en 1627, qui était de mener les Amérindiens « à la connoissance du vrai Dieu, les faire policer et instruire à la foi et religion catholique[62] » afin de créer une société franco-amérindienne. Aussi était-ce l’Église – et principalement la Société de Jésus – qui, pendant près de trente ans, servit d’agent de christianisation et de colonisation. En fait, depuis 1632, date de la rétrocession de la colonie à la France par les Anglais, jusqu’à la fin des années 1650, les jésuites exercèrent un quasi monopole spirituel, social, voire économique et politique sur la colonie de la vallée du Saint-Laurent. Ils furent tout simplement indispensables à sa survie et à sa croissance démographique : non seulement se firent-ils ardents prosélytes auprès des Autochtones qu’ils aidèrent à garder dans l’alliance militaro-commerciale, mais encore ils veillèrent sur la religion des colons qu’ils contribuèrent à établir en finançant leur installation[63].

À partir des années 1660 et jusque dans les années 1680, la Couronne relança le projet de fusion des peuples, un programme populationniste[64] qui s’insérait dans celui plus vaste de Louis XIV de mise en ordre du royaume et de ses « dépendances ». Il était à nouveau question en Amérique de ne faire qu’un seul peuple et un même sang avec les Français et les Amérindiens[65]. Puis, les constats d’échec – que nous ne pouvons étudier ici – firent abandonner ce plan alors qu’était ravivée la politique d’alliances avec les Autochtones, en particulier dans les Pays d’en-Haut[66]. Il s’agit là d’un changement de paradigme épistémique que concrétise la venue des filles du roy[67] qui, pour Allan Greer, signifie une véritable réorientation raciale autant qu’un programme de croissance démographique[68].

Le nombre, clé de la puissance

À cette époque où l’abondance des peuples fondait la puissance militaire et financière des États, la Couronne avait le souci constant d’accroître le nombre de ses sujets – un appétit de régnicoles qui se traduisit par la naturalisation des étrangers, mêmes les plus étranges parmi les étrangers et par l’incorporation de régions entières lors des alliances et des guerres[69]. Dans ce contexte, la question se posa : comment coloniser l’Amérique sans du même coup dépeupler le pays[70] ? Tout simplement en cherchant l’union avec les nations qui peuplaient les terres nouvelles. Ce principe inclusif de la Couronne fut vite couplé au principe universaliste de l’Église romaine après le Concile de Trente. Alors que l’une visait à gagner des âmes, toutes les âmes, l’autre cherchait à gagner des nationaux, de bons et loyaux sujets du roi de France. Ce fut à quoi oeuvrèrent les ordres missionnaires et les autorités civiles, pour le Christ et le roi [71] dans les campagnes françaises et dans les nouvelles terres qu’elles fussent européennes ou extra-européennes.

En Nouvelle-France, dans les premiers temps, les missionnaires adhérèrent à l’idée de fusionner les peuples et marchèrent main dans la main avec les autorités coloniales, désirant convertir les Amérindiens à la foi chrétienne et à la civilisation française, leur enseignant comme l’écrit Samuel de Champlain au roi de France, « avec la cognoissance de Dieu, la gloire & les triomphes de V.M. de faire en sorte qu’avec la langue Françoise, ils consoivent aussi un coeur, & courage françois, lequel ne respirera rien tant après la crainte de Dieu, que le desir qu’ils auront de vous servir[72] ». Pour Champlain, une des fonctions de la colonie, et un moyen par lequel on pourrait accroître sa population, n’était pas l’émigration en masse, mais de convertir les Amérindiens à la foi chrétienne et de leur enseigner à vivre comme des Français. Le processus serait facile, pensait-il, il suffisait d’implanter des « peuplades » de Français qui donneraient le bon exemple aux alliés amérindiens qui « se réduiroient en la cognoissance de Dieu, si leur pays estoit habité de personnes qui prissent la peine & le soin de les enseigner par bons exemples à bien vivre » et qui accepteraient en l’occurence facilement de marier leurs filles aux colons français[73]. Cette fusion des peuples devait s’opérer par divers moyens que, jusqu’à présent, les historiens n’ont pas considérés ensemble sous la double lunette du genre et de la religion : la naturalisation par le baptême, le mariage tridentin et l’« arrêt des Sauvages » convertis – c’est-à-dire leur sédentarisation dans des réductions.

Gagner des naturels en les baptisant

Au début du XVIIe siècle, les autorités civiles et religieuses s’entendirent pour promouvoir la naturalisation par le baptême. S’associèrent ainsi étroitement expansion du royaume de France et dilatation du règne de Dieu. L’article XVII de la charte de la Compagnie des Cent-Associés, créée en 1627, stipulait en effet que tout descendant de Français et tout Amérindien qui se faisait baptiser devenait « naturel français » et jouirait des mêmes privilèges que les Français nés en France. Aussi ces baptisés pouvaient-ils « venir habiter en France quand bon leur semblera, et y acquérir, tester, succéder et accepter donations et légats, tout ainsi que les vrais régnicoles et originaires françois[74] ». Remarquons qu’ainsi la Couronne usa à son profit des impératifs du baptême chrétien, tels que réitérés dans le catéchisme de Trente qui pose que « l’obligation de recevoir le Baptême a été imposée à tous[75] ». De la sorte incombait aux Amérindiens une obligation à laquelle, conformément à la loi divine qui fonde l’épistémè des promoteurs français du baptême naturalisateur, ils ne pouvaient ni ne devaient se soustraire. Ainsi l’universalisme du christianisme tridentin, savamment récupéré dans l’article XVII, servit-il à légitimer la transformation des Autochtones en sujets du roi français.

L’article XVII se termine par une précision : le baptisé est comme un « vra[i] régnicol[e] et originair[e] français sans être ten[u] de prendre aucunes lettres de déclaration ni de naturalité ». C’est-à-dire qu’entre autres, il n’était assujetti ni au droit d’aubaine, cette taxe que le roi faisait peser sur les étrangers à son royaume, ni à la loi qui faisait que, s’ils décédaient en sol français, leurs biens étaient récupérés par la Couronne[76]. Certes peu ou pas d’Amérindiens ont exercé leurs droits de régnicoles, mais l’article XVII demeure remarquable car la naturalité était alors une très sérieuse affaire qui retenait l’attention de tous, du roi au plus humble de ses sujets. En effet, les étrangers sur le sol français recherchaient activement la naturalisation que les Français vivant en dehors du royaume craignaient de perdre. La gratification d’une lettre de naturalité, prérogative royale, non seulement permettait d’éviter, pour soi et pour sa famille, l’imposition de l’aubaine mais aussi constituait une voie par laquelle l’autorité souveraine du roi s’exprimait[77] : elle désignait clairement qui était sujet du roi et qui ne l’était pas. Dans ce cadre, remarquons un effet collatéral et immédiat dudit article XVII, il créait en sol américain deux catégories d’Amérindiens, et qui plus est, sur leurs propres territoires : d’un côté, les convertis naturalisés, rapidement privilégiés par les Français, et de l’autre, les non-convertis, considérés étrangers avec lesquels il faudrait prudemment contracter alliance ou contre lesquels se résoudre à faire la guerre.

Du point de vue de l’histoire du genre, le baptême avait des effets bien différents selon que l’on fût amérindienne ou française. L’impact de la conversion était réel sur l’agentivité des Amérindiennes qui choisissaient le christianisme. D’une part, ces dernières voyaient considérablement réduites, voire renversées, les libertés dont elles jouissaient en matière de relations sexuelles, de choix conjugal et de divorce. Les missionnaires leur prescrivaient la chasteté prémaritale et l’obéissance à leur époux ; leur baptême les obligeait à épouser un chrétien, voire les invitait à se séparer d’un conjoint demeuré païen. D’autre part, les prérogatives accordées aux jeunes converties renversaient la pyramide des âges dans les tribus, elles étaient en effet invitées à se faire prosélytes et donc à prendre la parole devant leurs aînés[78]. Par ailleurs, à la ferveur du féminisme religieux qui se développa entre 1600 et 1660 – période de reconstruction de la France, à la suite des guerres de religion et période de construction d’une extension de la France en Amérique, un moment où les forces vives des femmes furent appelées à contribution – les religieuses et les dévotes jouèrent un rôle déterminant dans l’effort de conversion.

Et en effet, en 1634, après deux ans passés en Nouvelle-France, le supérieur de la mission jésuite, Paul Le Jeune, réorienta la stratégie missionnaire adoptée jusque-là. Au lieu de s’adresser vainement aux adultes, comme lui et ses collègues l’avaient fait jusqu’alors, il se mit plutôt à instruire les enfants dans l’espoir d’en faire les principaux porte-parole de la foi catholique. Or, si les jésuites se chargeaient d’éduquer les garçons, il était inconvenant – et antitridentin – que des hommes enseignent aux filles. Ils le faisaient bien sûr, en attendant mieux. C’est pourquoi, afin de respecter les prescriptions du Concile de Trente renforçant la ségrégation des sexes, Le Jeune voulut convaincre « quelque brave maistresse [animée du] zèle de la gloire de Dieu et l’affection au salut de ces peuples [de] passer icy avec quelques compagnes animées de pareil courage[79] ». Et c’est ce que firent les femmes en effet qui, à partir de 1639, établirent en Nouvelle-France, comme elles le faisaient en France au même moment, les bases de tout un assistanat social et religieux : éducation, santé et charité, bref les fondements de la vie civile, qui devaient amener les Amérindiens au baptême. À Québec, Montréal, Trois-Rivières, les bienfaits offerts par ces institutions fondées par des femmes devaient être les « appats recouvrant l’hameçon de la foi[80] ».

« Nous ne ferons plus qu’un seul peuple » : gagner des naturels en les épousant

Comme le souligne le préambule de la Déclaration royale de 1639 sur les mariages clandestins :

les mariages sont les séminaires des États, la source et l’origine de la société civile et le fondement des familles qui imposent les républiques qui servent de principes à former leurs polices et dans lesquelles la naturelle révérence des enfants envers leurs parents est le lien de la légitime obéissance des sujets envers leur souverain[81].

Sabine Melchior-Bonnet le fait remarquer : « un lien quasi organique lie l’institution matrimoniale à la stabilité de la société, dont l’ordre repose sur celui de la famille[82] ». Aussi en ce pays nouveau qu’on cherchait à bâtir en Nouvelle-France, ne faut-il pas prendre à la légère le projet de fusion des peuples poursuivi, d’une part, par les religieux[83] et, d’autre part, par la Couronne qui se trouva assez tôt à accorder des dots afin d’encourager les mariages mixtes[84].

Les nouveaux territoires étant compris comme une extension de la France – « La France nouvelle, trans marine, et Occidentale[85] » – les colons qui avaient l’intention de s’y installer furent invités dans un premier temps à vivre parmi les Amérindiens et à épouser leurs filles à condition qu’elles soient proprement converties, baptisées et francisées. Ce serait d’autant plus facile à accomplir que, comme l’écrivit l’auteur anonyme du mémoire sur les mariages mixtes, les Amérindiennes étant sans religion

elles ne sont imbues d’aucune religion contraire à la foy catholique, apostolique et romaine. […] par la douceur qu’elles gousteront en cette sorte de vie, au sortir d’une sy misérable que la leur, elles auront une grande amitié pour leurs mariz, en sorte qu’elles s’y porteront d’elles-mesmes à tout ce que l’on voudra, comme naturellement[86].

Quant aux Amérindiens, le même plan unificateur leur était proposé. «  Quâd cette grande maison sera faite, alors nos garçons se marieront à vos filles, & nous ne ferons plus qu’un seul peuple » promet ainsi Champlain aux Hurons en 1633, comme il le fait à chaque fois qu’il rencontre un peuple inconnu des Français[87]. Pour les missionnaires, ce type d’union

obligera tous les sauvages à aymer les François comme leurs frères. Ils nous tesmoignent le souhaiter avec passion, car ilz n’ont jamais plus de contentement de noz discours lors que nous leur promettons que nous prendrons leurs filles en mariage, car après cela ilz nous font mille aplaudissements. Ilz nous disent que quand nous ferons ce mariage, ilz nous tiendront comme de leur nation, considérant la descente et parenté des familles par leurs femmes et non par les hommes, d’autant, disent-ilz, que l’on sçait asseurément quelle est la mère de l’énfant, mais non pas asseurément qui en est le père.

Bref, au début du moins, pour les jésuites :

ces mariages ne peuvent produire aucun mauvais inconvénient, car jamais les femmes sauvages ne séduiront leurs maris pour vivre misérables dans les bois, comme font les peuples de la Nouvelle-France et les enfans qui naisteront de ces mariages ne peuvent estre autres que chrestiens, nouris et eslevez parmy les François et dans leur habitation, outre qu’il n’y a pas d’apparence, dans la docilité de ce peuple qui n’est prévenu d’aucune autre religion, que la femme estant mariée ne se laisse facilement résoudre a suivre la religion de son mary dans laquelle, quand elle ne considéreroit que la diversité de la vie, elle goustera une vie des anges auprès de la misère des autres femmes sauvages[88].

On peut comprendre que, pour les promoteurs typiquement très eurocentrés de la colonisation, unir les peuples amérindiens et français fut la solution à bien des problèmes : le problème du contrôle des jeunes et fringants Français, propulsés par la religion et la politique maritale de leur société dans une misère sexuelle difficile à supporter ; le problème d’accroître la population de la colonie sans dépeupler l’ancienne France ; le problème de s’assurer la loyauté des alliés amérindiens.

C’était certes la solution mais à condition, pour les colons, de demeurer sujets du roi de France ! C’est ce qu’assurait la clause XVII de la charte à tous ceux qui décideraient de se faire colons, ces derniers n’auraient jamais accepté de perdre leur nationalité parce qu’ils s’installaient et fondaient famille en dehors du royaume. Ils auraient, dans ce cas, été soumis à l’aubaine et aux autres vexations subies par les étrangers. Notons aussi que c’est justement l’époque où les débats sur la naturalisation posaient la question : de la filiation (jus sanguinis) ou du lieu de naissance (jus solis), qu’est-ce qui devait avoir primauté ? Dans les années 1660, l’avocat Antoine Le Maistre attesta de l’évolution de la pensée qui fit triompher la filiation sur la géographie :

N’est-il donc pas plus raisonnable qu’un Français engendre des Français partout, que non pas qu’il engendre un Espagnol, si sa femme accouche en Espagne, un Savoyard, en Savoy, un Anglais si en Angleterre ; faut-il qu’un père qui n’est que d’un pays, ait des enfants qui soient de diverses nations ? Et qui peut douter, que ce ne soit plus d’être né d’un Français, que d’être né seulement en France, que le père ne soit plus à son enfant, que le lieu ou il vient au monde ; le père luy est naturel, le lieu luy est étranger. En l’un c’est le sang qui est Français, en l’autre il n’y a que l’air qui soit de France[89].

Par ailleurs, plus grave pour cette époque si religieuse, s’il s’installait loin d’une église et de la cure des âmes, un catholique courait le danger de se damner. C’est pourquoi, au début, les missionnaires, les Récollets puis les Jésuites, s’accordèrent avec Champlain pour fusionner les peuples à la condition expresse que les mariages se fissent entre catholiques. Les nouveaux convertis seraient les garants du christianisme des chrétiens. Voire grâce à ces mariages interraciaux, la fusion des deux peuples créerait une France nouvelle, sans les tares de la première, une table rase sur laquelle édifier une chrétienté idéale.

Bien entendu, et c’est là qu’il faut chercher les rapports sociaux de sexes, dans une colonie majoritairement peuplée d’hommes français, les principales visées par la fusion des peuples furent les femmes autochtones. Mais pas n’importe quelles femmes : il fallait trouver aux Français parmi les Sauvagesses, des épouses civilisées, francisées[90] et christianisées qui contreraient l’attrait des filles faciles que semblaient fournir allègrement les tribus amérindiennes. À ces chrétiennes, serait enseigné le propre des femmes françaises – c’est-à-dire qu’elles seraient amenées à se soumettre à la hiérarchie patriarcale que sous-tendait la civilisation eurochrétienne ; il était même espéré qu’elles en devinssent les relais, voire qu’elles se muent à leur tour en convertisseuses, en épousant qui, un Français désireux de ne pas perdre son âme, qui, un Amérindien à mener, avec toute la tribu, à la foi chrétienne[91].

À tous les échelons de l’échelle sociale, les religieuses et les dévotes furent ainsi appelées à jouer un rôle déterminant dans l’éducation des filles, et partant, dans la fusion des peuples. En fait, ce projet fut le lieu où se rencontrèrent deux agentivités féminines : la française et l’amérindienne, l’une voulant réduire – reducere, re-conduire – l’autre dans ce qu’elle considérait comme le droit et unique chemin : la civilisation franco-chrétienne. Ce qui ne se fit pas sans heurt ni incompréhension de part et d’autre. Certaines Amérindiennes se plièrent aux nouveaux diktats[92], les plus nombreuses se rebellèrent – le plus souvent en jouant la fille de l’air – ce que révèle en fin de compte le petit nombre de jeunes filles confiées aux religieuses[93].

Dans le processus, ces Françaises cherchaient à jouer sur les structures mêmes de ce qui constituaient les identités sexuelles et les rapports sociaux de sexe de celles qui avaient trouvé leur compte à se convertir. À la fois chez ces dernières et chez les autres Amérindiens, les pratiques non conformes à l’idéal genré euro-chrétien et patriarcal furent dénoncées et éradiquées surtout quand elles attaquaient le mariage chrétien monogame et indissoluble, promu par le Concile de Trente et… par le roi[94] ! Plus encore, la politique nataliste poursuivie par Colbert – en particulier avec l’édit de 1666 – visait à intervenir jusque dans la fécondité féminine, comme l’illustre cette réflexion de Talon sur le peu de prolificité des Amérindiennes qu’il liait à l’allaitement prolongé. L’intendant pensa pouvoir remédier à ce problème par une prescription ! Le pays écrivait-il :

est fécond en hommes français naturels, les femmes y portant presque tous les ans, et en animaux des especes que le pays produit. Il n’est pas de mesme des Sauvages dont les femmes sont assez stériles, soit que le grand travail auquel elles sont obligées retarde leur portée, soit qu’elles nourrissent trop long-temps leurs enfans de leur Laict, mais cet obstacle à la prompte formation de la Colonie peut estre surmonté par quelque règlement de Police aisé à introduire, et faire valoir, si on n’empesche pas les sauvages de s’y sousmettre[95]

Mais pourquoi accepter de jouer le jeu conjugal franco-chrétien ? Richard White a bien montré que les Amérindiennes savaient parfaitement faire jouer les catégories culturelles européennes à leur avantage[96]. Elles savaient en effet parfaitement tirer leur épingle du jeu et imposer leurs pratiques culturelles. Kathleen DuVal le souligne : « the practices of métissage that developed in Western Canada were inspired by particular Indians’ customs and goals[97] ». Plus précisément, il faut prendre en compte le contexte de la traite des fourrures, dans la promotion de laquelle les Amérindiennes jouèrent un rôle actif – non seulement dans le traitement des peaux, la chasse au petit gibier à la fourrure précieuse comme la marte mais aussi comme diplomates et faiseuses de paix – afin d’assurer l’accès aux marchandises européennes. Et ajoute Sylvia Van Kirk :

The second factor in promoting harmonious relations was the remarkable wide extent of intermarriage between traders and Indian women, especially among the Cree, the Ojibwa, and the Chipewyan. Indian wives proved indispensable helpmates to the officers and men of both the British-based Hudson’s Bay Company and its Canadian rival, the North West Company. Such interracial unions were, in fact, the basis for a fur trade society and were sanctioned by an indigeneous rite known as marriage à la façon du pays – according to the custom of the country[98].

En fait, les motivations des Amérindiennes pour accepter un mariage mixte dépendent du lieu où elles se trouvent (le cas de la vallée laurentienne se distingue de celui des Pays d’en-Haut), de leur statut respectif (libre ou esclave), de leur culture (patrilinéaire ou matrilinéaire), de leur désir personnel et du besoin plus ou moins grand de leur tribu respective de s’allier avec les Français pour la traite ou la diplomatie[99].

Par ailleurs, les mariages entre Sauvagesses et Français semblent avoir été peu nombreux. Les historiens s’entendent pour dire que si les occasions de relations sexuelles étaient nombreuses entre femmes amérindiennes et colons, les unions consacrées et proprement consignées dans les registres de missions furent relativement rares, surtout dans la vallée laurentienne – la situation étant différente dans le Pays-d’en-Haut[100].

Genre, religion et politique internationale 3. Hypothèses et questionnements

« Moi, je donne à toi, mon corps en époux et mari[101] » : c’est la formule consacrée au XVIIe siècle que prononçait un Français lorsqu’il prenait une épouse. Or s’il donnait à celle-ci son corps – sa force, sa vigueur – il était, quant à lui, assuré par le droit coutumier que son épouse lui donnerait et son corps et… sa dot[102]. Le tout étant scellé à jamais par le sacrement de mariage qui, chez les catholiques, rendait l’union indissoluble – indissolubilité rappelée avec force le 11 novembre 1563 par le Concile de Trente et sur laquelle les missionnaires furent intraitables. Le sacrement imprimait, en effet, un état définitif pour celui et celle qui le recevaient. Indissoluble, fondé sur le consentement mutuel, le mariage chrétien permettait aux autorités de lutter contre « la débauche des concubins, des incestueux, des seminiflues, des masculorum concubitores [masturbateurs et homosexuels masculins] », des abus qui attaquent le ciment social[103]. Ainsi fut imposé un régime sexuel où corps, âme, sang et agentivité de l’un et l’autre sexe furent strictement contrôlés.

En Nouvelle-France, l’acceptation et le respect par les convertis des termes du mariage tridentin (en particulier le respect de l’interdiction de la polygamie) constituaient une preuve de l’authenticité de leur conversion. Mais ce qui pouvait intéresser sans doute beaucoup la Couronne dans ce processus, c’était non seulement le caractère indissoluble de l’union contractée mais, plus encore, l’indissolubilité du transfert de la dot. À cause des us et coutumes de son pays, tout Français qui se mariait s’attendait à cette dot (sans doute des terres et aussi l’alliance de la fratrie de l’épouse). Selon ce schéma, l’Amérindienne devrait apporter dans le mariage des biens fonciers et ses alliances dont bénéficierait le couple. Or ce qui appartient à un sujet relevait du souverain : le sujet ne pouvait céder ni vendre ou acheter un bien sans payer son dû à son roi ; voire les terres qu’il possédait pouvaient être concédées à un autre par seule décision royale. Ainsi en 1664, Louis XIV put sans sourciller, concéder à la nouvelle compagnie des Indes occidentales, les terres canadiennes que ses sujets avaient par ailleurs déjà défrichées et habitées[104]. Donc mariage signifiait dot ; des biens qui passaient au patrimoine familial, patrimoine et héritage foncier relevant eux-mêmes de l’autorité souveraine du roi. L’épreuve de la réalité renversa cette disposition mentalitaire qui dut bel et bien exister car on en trouve des traces – avec les références au « mauvais sang » – jusque dans les imbroglios politico-juridiques du Pays-d’en-Haut touchant aux biens fonciers des veuves amérindiennes de colons français, qui aboutirent à l’interdiction des mariages mixtes au début du XVIIIe siècle[105]. Par ailleurs, il faut noter que dans les sociétés où les femmes possédaient la terre, le mariage mixte devenait alléchant pour les Européens ; DuVal donne l’exemple des femmes de l’élite Chacta qui, après 1760, furent de plus en plus recherchées en mariage par les Britanniques afin d’accaparer leurs propriétés foncières et les léguer à leurs descendants[106].

Assez rapidement, les Jésuites décidèrent que l’exemple des Français était préjudiciable à leurs convertis et procédèrent à une ségrégation des deux populations, contrôlant sévèrement l’accès aux tribus. Mais avant d’en arriver là et afin de réaliser cet objectif d’union des peuples, les missionnaires acceptèrent d’allier conversion et francisation des Amérindiens qu’ils incitèrent de surcroît à s’arrêter (se sédentariser) et à s’habituer auprès des Français – ils furent appelés les Sauvages domiciliés[107]. L’exemple des réductions paraguayennes et la difficulté pour les missionnaires de suivre les nomades dans leurs chasses ont certainement joué dans la mise sur pied des diverses réductions[108].

Mais pourquoi la royauté a-t-elle avalisé cette sédentarisation ? Elle était contraire aux intérêts commerciaux de la colonie (la traite des fourrures), elle était extrêmement coûteuse et difficilement réalisable par une poignée de gens eux-mêmes à peine enracinés. Quoiqu’il en soit, le projet de sédentariser les Sauvages était si cher à la Couronne qu’elle alla jusqu’à concéder collectivement la seigneurie de Sillery aux Hurons – sous l’égide des Jésuites, l’inscrivant dans la hiérarchie féodale par laquelle elle entendait régner en Amérique[109].

Cette vassalisation impliquait nécessairement la sédentarité des nouveaux vassaux. Or ne pourrait-on pas dire qu’en se sédentarisant, les Amérindiens baptisés (par le fait même naturalisés), christianisaient le sol qu’ils occupaient ? Cette terre qu’ils apprenaient à labourer se francisait en quelque sorte, se naturalisait au fil du temps. De la sorte, l’équation « conversion = naturalisation » permettait de naturaliser les terres occupées par les convertis, les converties[110], leurs enfants, comme par ceux nés du métissage.

Peut-on dire que, par toutes ces voies et par cet enchaînement religieux, genré et politique, l’appropriation symbolique des terres, par le biais des corps et des âmes de leurs habitants, se métamorphosa, au moins dans la tête des Français et de leur souverain, en appropriation territoriale de facto ? Il faut souligner que le processus, qui agit surtout au niveau des représentations des nouveaux venus, n’affecta en rien les rapports qu’entretenaient les Amérindiens avec leurs territoires[111]. En tous les cas, cette souveraineté que s’imaginaient les Français était aussitôt proclamée par les rituels tridentins introduits en Nouvelle-France, qui à l’instar des « cérémonies de l’information[112] », étaient étroitement liées à l’expansion de la légitimité royale : baptêmes publics d’Amérindiens, mariages de chrétiens mais aussi plantation de croix, processions, messes, prières collectives et Te Deum imprimaient ainsi le triomphe simultané sur ces terres nouvelles du souverain terrestre et du souverain céleste[113].

En conjuguant les éclairages des histoires du genre, de la religion et de l’expansion territoriale de la France, les hypothèses posées ne révèlent-elles pas sous un autre jour des aspects importants de la rencontre franco-amérindienne ? Peuvent-elles éclairer pourquoi les autorités civiles et religieuses de cette époque ont promu, à la grandeur de l’espace français, les rituels de vassalisation, le baptême qui naturalise, le mariage qui lie indissolublement, les règles resserrées du transfert patrimonial, la fixation au sol de populations mouvantes ?

Il s’agissait ici de démonter les ressorts de l’épistémè des Français dans leur rencontre des Autres, et ce faisant, tenter de comprendre comment la souveraineté française a pu s’étendre sur une terre ni conquise, ni achetée, ni donnée en cadeau de bienvenue. De cette analyse, il semble bien qu’on puisse avancer qu’entre les années 1500-1680, les Autres pouvaient facilement s’assimiler à la société des Français par les voies privilégiées et éminemment genrées qu’étaient le baptême et le mariage. Or mettre en regard ces voies d’assimiliation avec l’échec que fut la chimère (tout aussi genrée) de faire un seul peuple franco-amérindien, permet de faire ressortir des mécanismes mentalitaires qui, s’ils ne sont peut-être pas nécessairement et toujours propres aux seuls Français, jouent ici en faveur sinon du rêve d’empire[114], du moins de la tentation impérialiste – celle du roi de France, en veine d’absolutisme, comme celle de l’Église de Rome, catholique et donc universelle. Reste maintenant à savoir comment un tel référentiel a trouvé ses applications sur les divers terrains ? Quelle évolution l’épreuve des faits lui a-t-elle fait subir ? Quelles résistances et quelles adhésions a-t-il suscitées ? Est-il caractéristique d’un style colonial ou impérial français ? Constitue-t-il seulement une réponse aux conditions spécifiques du contexte canadien ? A-t-il pu, au cours de ses évolutions sur le terrain américain, influencer celui de l’autre côté de l’Atlantique ? Comment se compare-t-il à celui des autres souverainetés conquérantes ?