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Traduction : Amélie Bourbeau

À partir du témoignage oral de neuf femmes engagées dans l’organisation communautaire des années 1960 à aujourd’hui, Pointe Saint-Charles remet en question plusieurs des paradigmes dominants qui ont été mis de l’avant pour comprendre la puissance, la portée et l’impact de l’activisme politique ayant émergé dans les années 1960. Bien que l’histoire des mouvements politiques de cette période ait été racontée à maintes reprises, le point de vue des nombreuses femmes, qui ont travaillé et lutté pour le changement démocratique dans leur communauté locale, en créant des comités de citoyens, des cliniques communautaires, des bibliothèques et des cuisines collectives, a rarement été entendu. En plaçant leurs voix à l’avant-scène, Pointe Saint-Charles rappelle la diversité des expériences vécues depuis les années 1960.

De l’industrialisation du milieu du xixe siècle à nos jours, Pointe Saint-Charles a été le foyer de travailleurs anglophones et francophones, maintenant un profil unique, bilingue et ouvrier. Jusqu’à la désindustrialisation et à la fermeture partielle du canal de Lachine durant les années 1960, les habitants ont vécu en travaillant dans les usines concentrées le long de la voie d’eau. Les conséquences de ce déclin ont été désastreuses pour les riverains. À titre d’exemple, le nombre de médecins par habitant était six fois moindre que la moyenne nationale et, en 1961, 40% des citoyens de la Pointe vivaient de l’aide sociale (p. 31).

Cependant, à partir de ce moment, les citoyens du quartier ont commencé à se réunir pour reprendre le contrôle de leur communauté en exerçant le pouvoir populaire, en dénonçant l’exploitation injuste et en créant un ensemble d’institutions contrôlées par les citoyens. En intégrant les témoignages personnels à une foule de documents imprimés tirés des archives communautaires, de bulletins d’organisations et de journaux, Pointe Saint-Charles trace les grandes lignes des luttes pour la réforme urbaine et la création d’un milieu de vie sain : les luttes des locataires contre les propriétaires négligents, la contestation de la pauvreté structurelle, la lutte pour une éducation de qualité, adaptée aux besoins de la communauté, les tentatives pour mettre sur pied des coopératives de consommation et de cuisine, les efforts des femmes pour promouvoir leurs droits et les batailles constantes pour défendre les droits des gens qui vivent de l’assistance sociale.

L’histoire de l’organisation locale n’en est pas une de succès ininterrompus. Les divisions internes, rivalités, tensions idéologiques et désaccords personnels ont divisé les militants, créant des dissensions, de l’anxiété, des tensions et des déceptions. Pointe Saint-Charles ne passe pas sous silence les contradictions internes, les conflits linguistiques qui surgissent de temps à autre, et la relation souvent tendue entre les groupes communautaires et les groupes marxistes-léninistes. L’ouvrage explore plutôt ces tensions et met en lumière les problèmes qu’elles ont causés, donnant un aperçu nuancé du monde complexe de l’organisation communautaire.

En se penchant sur les femmes activistes, Pointe Saint-Charles dresse un portrait riche et nuancé de l’activisme à Montréal, remettant en question plusieurs aspects du récit accepté et de notre compréhension de la période. Bien que des divisions linguistiques aient existé, l’ouvrage démontre que les francophones et les anglophones ont souvent travaillé de concert. Plutôt que de considérer l’activisme des années 1960 comme une réaction contre la religion, les auteures soulignent le rôle des leaders de communautés catholiques de gauche dans les débuts de l’organisation politique locale. Finalement, et c’est l’aspect le plus important, l’ouvrage montre comment, à Pointe Saint-Charles mais aussi ailleurs, les femmes formaient la majorité des comités et étaient en charge de la plus grande partie du travail d’organisation, même si leur contribution a rarement été reconnue. À travers ces activités, les femmes entraient en contact les unes avec les autres, développant une confiance en elles-mêmes et découvrant de nouvelles manières de se percevoir et de concevoir le monde qui les entourait.

En faisant entendre de nouvelles voix et en proposant de nouveaux angles à notre compréhension des quarante dernières années d’activisme dans la ville, Pointe Saint-Charles nous met au défi de développer une vision plus profonde et nuancée de la période, de son héritage. Du point de vue des femmes du Collectif CourtePointe, l’impulsion démocratique des années 1960 et 1970 ne s’est pas éteinte dans les années 1980 et 1990, et le livre montre que leur travail est toujours vivant. Toutefois, malgré de nombreux accomplissements, l’ouvrage conclut sur une note nostalgique, par un lieu commun classique (et faux) diffusé par les activistes des années 1960, soit le fait que la « jeunesse d’aujourd’hui » n’est plus engagée dans les tentatives pour démocratiser la société dans laquelle elle vit. Pourtant les voix de cette génération – dont plusieurs des représentants sont des immigrants récents qui continuent à vivre quotidiennement avec la pauvreté structurelle, le racisme persistant et l’oppression basée sur le sexe – sont absentes du livre.

Comment les membres de cette génération, vivant en marge d’une des sociétés les plus riches du monde, s’organiseront-ils pour défendre et renouveler la démocratie autour d’eux ? Cette question est laissée à de futurs auteurs mais, en mettant de l’avant la riche tradition de résistance du quartier de la Pointe, le Collectif CourtePointe leur a donné un point de départ.