Comptes rendus

Melançon, Benoît, Les yeux de Maurice Richard : une histoire culturelle ([Montréal], Fides, 2006), 276 p.[Record]

  • Frédéric Demers

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  • Frédéric Demers
    Département d’histoire
    Université Laurentienne

Célébré par les plus grands poètes, le nez de Cléopâtre ne fut pourtant rien en comparaison des yeux de Maurice Richard. Des yeux brûlant intensément du feu de la détermination, d’un désir sans pareil de culbuter les obstacles, de marquer coûte que coûte, de vaincre à tout prix. Les yeux de jais du hockeyeur, son regard résolu, l’ont personnifié plus et mieux que tout. Ils sont devenus le signifiant des nombreux exploits de Richard au cours de sa longue carrière. Ils sont devenus la marque de commerce du joueur, son logo. Et ils ont nourri le mythe que Richard lui-même avait commencé à devenir avant même sa retraite et qu’il demeure encore aujourd’hui. Tout cela, Benoît Melançon, professeur de littérature du xviiie siècle ( !) à l’Université de Montréal, nous le montre avec minutie dans un livre fort intéressant. À la manière d’un match de hockey, l’essai se divise en trois segments. D’entrée de jeu, Melançon présente brièvement la carrière du joueur, la fascination qu’il a exercée dès le début, les traits distinctifs du personnage qu’il est vite devenu (ses yeux et tout son corps, sa violence, son obsession pour le filet adverse, son caractère imprévisible, ses silences, son surnom) ainsi que la culture matérielle à laquelle il a été associé. La liste d’objets et de produits s’étire : vêtements, lampe de salon, soupe en boîte, appareil de musculation, rasoir, casse-tête, gruau, appareil radio, bref, un peu de tout et même un Merlot Maurice-Richard 1999 offert par la Société des Alcools du Québec. Les honneurs de ce genre ne laissaient d’ailleurs pas Richard indifférent, comme en témoigne l’abondante collection d’objets à son nom ou à son effigie qu’il a laissée à sa mort. À ce sujet, ses abondantes sources de tous genres à l’appui, Melançon montre avec beaucoup de soin que Richard lui-même prit une part active et volontaire aux usages commerciaux de son nom et de son image. Loin d’être totalement dépassé par les événements, Richard agit au contraire en acteur intéressé dans la construction et l’entretien de son personnage, de sa marque de commerce et, en fin de compte, de son mythe. Melançon consacre la seconde partie de son livre à l’émeute du Forum du 17 mars 1955 — ou plus simplement « l’Émeute », capitalisée — survenue dans la foulée de l’annonce de la suspension de Richard par le président de la Ligue nationale de hockey. Point culminant d’années de confrontation entre Richard et la Ligue ou ses représentants (les arbitres), cet épisode figure sans contredit comme le plus fameux de la carrière du joueur vedette. Avant même la fin de l’année 1955, des chansons populaires de langue française et anglaise en avaient fait leur sujet. Vinrent ensuite les romans, puis les pièces de théâtre, les poèmes, les documentaires… Il existe une interprétation nationaliste de l’émeute du Forum qui s’inscrit au coeur du mythe du hockeyeur : Richard, porte-étendard de la nation canadienne-française, fut ce soir-là symboliquement défendu par les siens contre l’establishment canadien-anglais qui, de sa position de direction, n’avait que trop abusé de son pouvoir d’oppression. Cette interprétation, dont l’expression originale remonterait au début des années 1970, inscrit les débordements de mars 1955 dans une chaîne d’épisodes qui, de Refus global en 1948 à l’élection du Parti libéral en 1960, confirment la lente extirpation des Canadiens français du Québec de leur espèce de somnolence historique. Des faits contredisent une telle explication : l’émeute fut festive avant de dégénérer et beaucoup de partisans anglophones y ont pris part. Et pourtant ce récit de l’émeute, qu’on pourrait croire propre au nationalisme québécois, est devenu selon Melançon …