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L’histoire de la frontière canado-américaine forme un récit long et complexe auquel, chose étonnante, peu d’historiens canadiens et encore moins d’Américains se sont attaqués. Fruit d’une recherche méticuleuse, A Good and Wise Measure constitue, par conséquent, une addition importante et fort appréciée. L’ouvrage décrit les relevés, et les négociations auxquelles ils donnèrent lieu, menés du traité de Paris de 1783, qui entendait fixer la frontière séparant le territoire américain de celui des colonies britanniques après la Révolution américaine, au traité Webster-Ashburton de 1842 qui fixait finalement, entre autres, la portion la plus contestée de la frontière entre le Nouveau-Brunswick et le Maine. L’ouvrage vise trois objectifs : narrer « un des plus grands récits d’exploration et d’aventure de l’histoire nord-américaine » ; raconter en détail « la difficulté qu’il y avait à franchir physiquement et à dominer cet immense territoire frontalier » (p. xvii) ; et, par-dessus tout, mettre en lumière « l’emploi novateur de l’arbitrage » dans la détermination de la frontière et, plus généralement, dans les relations anglo-américaines (p. xvi). C’est sur ce dernier point que l’ouvrage propose son apport le plus remarquable.

Le premier chapitre couvre la période qui sépare le traité de Paris et celui de Gand en 1814, c’est-à-dire trois décennies consacrées à des relevés préliminaires de portions frontalières isolées et de discussions sur la manière de procéder aux futurs relevés. Les chapitres 2 à 6 portent essentiellement sur les commissions mises sur pied en vertu des articles du traité de Gand pour effectuer des relevés de segments plus étendus et plus contestés. Ces commissions étaient censées fixer la frontière depuis la Baie de Fundy, sur la côte est, jusqu’au Lac des Bois en plein coeur du continent. Ces chapitres offrent au lecteur une description précise des personnes en cause, présentent la topographie de chaque portion de la frontière et racontent les défis de chaque commission forcée de composer avec les dispositions imprécises du traité et les revendications territoriales concurrentes des deux pays. Les quatre chapitres suivants font état des écueils et des escarmouches des années 1820 et 1830. Durant ces années, Américains et Britanniques ne purent s’entendre sur la frontière séparant le Nouveau-Brunswick et le Maine ; une tentative d’arbitrage international, sous l’égide du roi des Pays-Bas, échoua ; et de nombreux incidents survenus dans les territoires limitrophes accrurent les tensions entre les deux pays et soulignèrent l’urgence d’un règlement définitif. Les trois derniers chapitres expliquent comment ce règlement fut atteint grâce aux négociations menées entre le secrétaire d’État américain, Daniel Webster, et le négociateur britannique, lord Ashburton. Conclu en 1842, le traité qui porte leur nom régla le vieux conflit de la frontière est et ouvrit la voie à l’établissement de la frontière qui va du Lac des Bois à l’océan Pacifique.

Jamais depuis la publication de l’étude en deux volumes de Don Thomson — Men and Meridians : The History of Surveying and Mapping in Canada (Ottawa, Imprimeur de la reine, 1967) — n’avait-on accordé autant d’attention à l’histoire complexe de cette frontière qui va de l’Atlantique aux Grands Lacs. (Cela dit, nous attendons depuis longtemps la parution d’une monographie sur l’ensemble de la frontière.) L’ouvrage est particulièrement intéressant en ce qu’il nous montre comment les besoins immédiats de chaque pays — en termes économiques, militaires et nationaux — coloraient davantage les négociations que les objectifs nationaux à long terme, comment des incidents survenant en certains points des zones frontalières forcèrent les gouvernements à agir, et comment un mot aussi simple que « highlands » pouvait empêcher durant des décennies l’application d’une entente. Ainsi, par exemple, plusieurs groupes d’arpenteurs américains et britanniques partirent à la recherche des « highlands » (« hautes terres ») mentionnées dans le traité de Paris et qui séparaient les eaux s’écoulant dans le Saint-Laurent de celles qui s’écoulaient dans l’Atlantique. Chaque groupe établissait ses calculs et formulait ses revendications en fonction du gouvernement qui l’employait et des cartes topographiques et des documents qu’il choisissait comme précédents. L’abondance des détails fournis dans chaque chapitre risquerait de semer une certaine confusion, de sorte que les nombreuses cartes se révèlent fort utiles aux lecteurs qui ne sont pas familiers avec la géographie en cause.

L’ouvrage est fort utile à tous ceux d’entre nous qui étudions les multiples événements relatifs à la frontière canado-américaine et aux relations entre les deux pays, mais il aura aussi beaucoup à offrir à tout historien intéressé à ces décennies de l’histoire de l’Amérique du Nord. De 1783 à 1842, les querelles relatives à la frontière furent fonction de multiples événements, depuis les suites de la Révolution américaine et de la guerre de 1812 jusqu’aux soulèvements de 1837-1838 et à la Loi de l’Union de 1840. Le problème des Acadiens et la question de l’esclavage furent même soulevés lors de certaines phases des négociations. Les questions frontalières ne furent jamais en marge de ces événements et de ces débats cruciaux, de sorte que ce livre nous montre aussi (peut-être sans en avoir l’intention) que la compréhension de cette recherche des frontières peut éclairer d’autres événements importants de cette époque. Bien que son insistance sur le pouvoir de l’arbitrage semble minimiser les véritables conflits anglo-américains menés durant ces difficiles décennies, A Good and Wise Measure nous rappelle opportunément que les véritables conflits ont été rares par comparaison aux innombrables compromis et négociations qui marquent encore les relations entre le Canada et les États-Unis.

Traduction : Pierre R. Desrosiers