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Dans cet ouvrage, l’historien José Del Pozo fait état de l’expérience migratoire des Chiliens qui ont quitté leur pays pour s’installer au Québec. Il dégage les particularités de ce groupe, qu’il considère hétérogène, et étudie le processus d’immigration selon les parcours individuels et collectifs. En effet, si l’analyse tient compte des exilés, elle s’attarde également sur le cas des immigrants d’autres types, selon une perspective inscrite dans le temps (1955, plus vieux témoignage, à 2005). Diverses histoires de vie entrecoupent l’étude et témoignent des étapes qui ont ponctué la transition géographique et culturelle, relatant les nombreuses négociations et adaptations vécues par les Chiliens. L’auteur insère ces phases migratoires dans le phénomène des déplacements massifs de populations qu’a connu l’époque contemporaine, et souhaite ainsi reconstituer cette histoire pour la mémoire de ses protagonistes et celle des générations suivantes.

Une telle démarche nécessite un éventail d’outils méthodologiques, car les statistiques et les archives gouvernementales comportent certaines failles que seul le recours à l’histoire orale peut pallier. L’auteur a donc réalisé un total de quatre-vingts entrevues, la plupart à Montréal, en prenant soin de sélectionner ses informateurs selon leur sexe, leur âge et leur période d’arrivée au Québec. Ainsi, afin de respecter une certaine diversité au niveau de ses sources, il a orienté son choix de témoins selon leur appartenance à l’une des quatre cohortes d’établissement au Québec : entre 1955 et 1973 (année du coup d’État), entre 1973 et 1978 (année marquée par de nombreux départs du Chili), entre 1979 et 1989 (année de la transition démocratique), et entre 1990 et 2005. De plus, il fait également appel à trois méthodes d’entretien, soit l’entrevue semi-dirigée, davantage axée sur l’expérience migratoire au sens large, le recueil de certaines données sociologiques précises et le recours à des informateurs selon une thématique arrêtée. Le lecteur est invité à suivre pas à pas l’histoire des Chiliens grâce à une présentation chronologique qui nous transporte du départ du Chili, à l’installation au Québec, pour clore avec la possibilité d’un retour en Amérique du Sud.

Les principales vagues d’immigration sont d’abord finement décortiquées et exposées de façon à cerner les différents visages du flux migratoire. Deux tableaux sont mis en parallèle : celui du contexte au Chili, qui explique le départ, et celui du contexte québécois et canadien, qui illustre les modalités d’insertion selon la conjoncture économique et les politiques gouvernementales d’immigration, celles-ci fluctuant selon les époques. Les différents niveaux d’intégration (institutionnelle, économique, civique, culturelle) des Chiliens au Québec sont ensuite démontrés. Ici se trouve le pari de l’auteur, soit celui de cadrer le chemin parcouru entre l’insertion, l’adaptation et l’enracinement dans la société d’accueil.

Fait plutôt rare, le regard ne porte pas uniquement sur le noyau que forment les exilés et leurs actions politiques réalisées à partir de l’étranger, mais également et principalement sur les immigrants, qui doivent trouver un logement, un travail, etc. L’évolution du monde communautaire chilien est lui aussi abordé sous un angle élargi, ne se limitant pas à la dimension politique et engagée. Enfin, l’auteur se penche sur la question du retour au Chili, qui, bien qu’historiquement analysée à partir de l’image d’un quotidien vécu au milieu de valises ouvertes, est ici posée à divers moments de l’histoire chilienne, soit pendant et après la dictature. Une voix est même accordée aux jeunes ayant évalué la possibilité de vivre dans le pays d’origine de leurs parents.

Par conséquent, le fait de camper le propos dans une perspective éloignée de l’approche classique, concentrée sur l’exil politique, contribue grandement à la compréhension d’un phénomène peu souvent traité dans son ensemble. Au contraire, l’auteur nous offre une analyse étoffée de tous les types d’expérience migratoire à travers le temps, enrichie d’une exploration sur les liens tissés entre les Chiliens et leur société d’accueil. Voilà ce qui constitue le point fort de l’ouvrage. L’étude, cohérente et bien amenée, a pour assise des sources de plusieurs natures, ce qui renforce son fondement. En effet, l’insertion de témoignages appuie l’argumentation et l’illustre du même coup. De plus, l’usage de sources orales fournit des informations autrement inaccessibles par la lecture de statistiques, par exemple les réorientations professionnelles auxquelles certains Chiliens ont dû se soumettre afin de se trouver un emploi au Québec (p. 160). Enfin, si l’étude est exemplifiée par des tableaux et des photos, elle se trouve alimentée et bonifiée par la démonstration des liens entre les discours des sphères privées et publiques, ces dernières généralement traitées isolément.

Il est évident qu’une étude du flux migratoire des Chiliens au Québec est cantonnée à la période de recherche déterminée par l’auteur, puisque cette émigration se poursuit aujourd’hui. Conscient de cette limite, il nous en avertit en parlant d’histoire en construction (p. 7). De plus, si la récolte de témoignages s’est effectuée principalement (mais pas uniquement) dans la ville de Montréal, un échantillon déployé géographiquement à toute la province ne pourrait qu’ajouter au portrait, somme toute étendu. Cet ouvrage constitue une contribution majeure à la recherche historique sur le sujet. D’une part il offre un tableau global qui va au-delà des causes ayant enclenché les premiers départs et procède par le biais d’une démarche particulière donnant une large place à la dimension qualitative. Il permet ainsi au lecteur de devenir observateur d’histoires de vie qui participent à l’histoire collective. D’autre part, cette recherche regroupe en son sein des informations jusqu’alors dispersées. Enfin, bien que l’expérience des adultes constitue la cible de l’analyse, l’auteur ouvre la porte sur celle des jeunes, ce qui laisse entrevoir la possibilité d’une étude intergénérationnelle sur le sujet. Une observation du phénomène dans le reste du Canada serait également intéressante, car elle pourrait particulariser l’expérience chilienne au Québec ou encore l’homogénéiser au niveau national. Tout compte fait, cet ouvrage est un outil essentiel en ce qui a trait aux problématiques liées à la migration et à l’enracinement des Chiliens au Québec.