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Ce collectif interdisciplinaire traite du devenir de l’identitaire et de l’imaginaire politiques canadien et québécois à travers « l’une des plus importantes problématiques des sociétés modernes » : la rénovation de l’héritage démocratique. Il propose un « changement paradigmatique » avec la notion de refondation, soit une modification ayant pour fin « une quête d’équilibre entre les éléments de péril, d’appartenance, d’excentration et de rénovation de l’héritage » (p. 3). La notion est employée comme problématique philosophique, catégorie d’analyse et argument identitaire. Cette richesse dans les démarches atteste de son potentiel heuristique, notamment pour les historiens. Ceux-ci trouveront leur compte dans cet ouvrage où l’histoire est omniprésente, que cela soit sous la forme du passé, de récit, de connaissance ou d’historiographie. Le lecteur regrette cependant l’absence paradoxale d’une conceptualisation plus explicite de la notion d’histoire dont l’usage flou permet à Trépanier de qualifier Ricoeur d’historien (p. 274-275).

Les dix contributions se divisent en trois genres : réflexion historiographique, philosophie politique et étude de cas. L’espace imparti nous empêche de rendre compte de leur richesse respective. Quatre contributions illustrent la pertinence de « refondation » pour problématiser le rapport des Canadiens et Québécois à l’histoire et au politique. Dans un excellent texte, Éric Bédard analyse l’historiographie d’un moment de fondation, soit celui des réformistes du Canada-Uni. Il soutient qu’une commune préoccupation la traverse, soit celle d’une quête de refondation. Les réformistes ont en effet été mobilisés pour produire des récits d’un avènement national, constitutionnel ou socio-économique. Pour échapper à la téléologie caractérisant cette historiographie, Bédard plaide pour une histoire politique traitant de moments (et non d’avènements) qu’il s’agirait de comparer en vue de « retrouver un sens de la durée » (p. 42).

Sébastien Socqué, dans un texte aux caves riches, examine, par le biais des travaux de Lamonde, Létourneau et Bouchard, la problématique de l’ambigüité québécoise qui a donné lieu à une importante querelle inséparablement méthodologique et politique dans l’espace historien québécois. N’étant pas inédite, la contribution de Gilles Labelle soutient que le « Préambule au projet de loi sur la souveraineté » (1995) était une manifestation locale d’un malaise général de la modernité, mis en lumière par Arendt, soit la nécessité de fonder quelque chose de nouveau lors du passage d’une identité politique à une autre. La (re)fondation exige que le passage soit inscrit dans l’absolu sous la forme d’un récit issu de la matrice théologico-politique judéo-chrétienne difficilement conciliable avec l’exigence contemporaine du doute méthodique cherchant à le déconstruire en vue de le relativiser. Rejetant l’option anti-fondationnaliste, Labelle voit une possibilité d’un récit compatible avec cette exigence dans celui qui aurait pour référent central la liberté républicaine des Patriotes qui permettrait à ses déconstructeurs, dans l’exercice critique, à user de celle-ci.

Enfin, Jean-Philippe Warren souligne, à travers une exégèse de la pensée dumontienne dont on surestimerait la cohérence, que la fondation de l’éthique personnaliste de l’après-guerre repose sur un paradoxe, soit celui de fonder l’autorité sur la liberté. Celle-ci doit s’inscrire dans une transcendance contenu « dans les frontières d’un sens historique » (p. 131), paradoxe par lequel « les personnalistes finissent par composer une pensée politique à peu près intenable » (p. 133).

Dans une perspective de philosophie politique, deux textes se penchent sur le problème de la (re)fondation dans la pensée démocratique. S’interrogeant sur l’expérience et l’idéal démocratiques, Stéphane Vibert soutient que la démocratie comme « être social-historique total » (p. 142) ne peut exister sans le principe de fondement et qu’elle s’institue toujours comme artefact par un récit d’auto-fondation. La société est le « lieu d’autodétermination collective » (p. 144) en constante réinvention. Philippe Corcuff explore l’hypothèse d’une refondation non-fondationnelle de la démocratie prenant « la voie des transcendances relatives », de « Lumières tamisées » pour éviter le charybde fondationnel sans tomber dans la scylla postmoderne. Cette refondation implique une interrogation sur les conséquences de l’individualisme sur la désirabilité de la démocratie, qui ne peut pas être considérée comme « anthropologiquement naturelle » (p. 169), de même qu’une substitution du dépassement synthétique hégélien des contraires par l’équilibration des différences proudhonienne seule à même d’assurer la conflictualité consensuelle nécessaire à un projet démocratique non absolu et non nihiliste.

Permettant de dépasser le programmatique dans lequel s’empêtre souvent les collectifs proposant un nouveau paradigme, le troisième axe regroupe des études de cas sur des moments de rénovation identitaire. Trépanier voit une refondation dans la période autour de l’Acte de Québec. Les menaces de sécession des Treize Colonies ont suscité la crainte d’une nouvelle conquête qui ont stimulé la volonté de préservation de l’identitaire du groupe canadien-français. Cette volonté s’est traduite par l’Acte de Québec, « un phénomène de refondation » qui, en donnant un sens à « l’événement mentalitaire » de la Conquête, soit celui de « la survivance canadienne par l’assimilation à la citoyenneté britannique » (p. 186), proposait et entérinait une nouvelle façon d’habiter le territoire pour les Canadiens français. Ceux-ci conservent leurs droits mais sous une nouvelle bannière.

Anne Gilbert se penche sur la redéfinition récente de la communauté franco-ontarienne menée par l’école de langue française qui a été « le lieu d’une vaste entreprise de refondation du discours de la communauté franco-ontarienne sur elle-même » (p. 221). S’appropriant la distinction relative entre communautés mémorielle et politique, elle soutient qu’il existe dans l’Ontario français une difficulté à penser ce qui fonde la communauté dans ce qui la réunit malgré la différence. L’occultation du communautaire entraîne une négation de la minorisation des Franco-Ontariens facilitant leur intégration à la majorité au nom de la réussite individuelle mais au détriment de la construction identitaire.

Michel Lavoie, dans la contribution qui emploie le mieux l’outillage conceptuel de la refondation, analyse la transformation de l’identité politique des Autochtones par laquelle ils sont passés de « pupilles » de la nation à des victimes historiques des gouvernements. Médium de l’émancipation pour différents opprimés notamment à partir de la Seconde Guerre mondiale, la victimisation, passage obligé vers la reconnaissance et l’autodétermination ayant toutefois ses dangers, est au coeur de la refondation autochtone entreprise dès les années 1960.

Dans la dernière contribution, Trépanier souligne que la refondation peut aussi servir d’argument historique pour le politique aux prises avec un questionnement identitaire comme en témoigne la décision du gouvernement Landry de créer une journée des Patriotes pour souligner trois éléments caractérisant leur héritage : mixité démographique, esprit démocratique et modernité. Ces balises lui donnent une portée universelle : elles permettent à la fois de définir le Soi et de rassembler l’Autre.

Mis à part quelques éléments redondants (p. 273-275, p. 283-284), cet ouvrage est un excellent collectif dont la directrice a bien su arrimer les contributions à la fois théoriques et empiriques, principal défi d’un tel projet. Reste à savoir si la notion de refondation sera effectivement porteuse d’un dépassement dans les études sur les phénomènes identitaires et démocratiques, car les disciplines ont elles aussi leurs fondements.