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La vallée du Saint-Laurent connaît des changements sans précédent au tournant du xixe siècle, sur les plans démographique, économique et commercial. Dans son étude, Jean-Pierre Hardy, historien au Musée canadien des civilisations, veut voir ce qu’il advient de ces changements et tente de donner un sens concret au bien-être matériel par l’étude des commodités qui participent au confort de tous les jours. L’intention de l’auteur est « de cerner certaines manifestations de changement à une époque où la société bas-canadienne est en pleine transformation, de voir comment ces manifestations matérielles ont progressé et jusqu’à quel degré elles ont atteint différents groupes sociaux ». À cette fin, il se concentre sur les aspects suivants : chauffage et éclairage, mobilier et accessoires décoratifs, hygiène.

Un corpus de plus de 1000 inventaires après décès provenant des régions de Montréal et de Québec a été utilisé. Datant de 1792 à 1835, ces inventaires permettent de documenter le contenu des intérieurs de quatre groupes sociaux : marchands, membres de professions libérales, artisans et habitants. Pour combler les lacunes des inventaires, l’auteur utilise entre autres les journaux et des récits de voyageurs qui décrivent parfois les intérieurs et recourt systématiquement aux études antérieures. Une courte note à la fin de l’ouvrage explique brièvement la méthode d’analyse utilisée et réfère le lecteur à des articles plus détaillés sur la question.

Pour situer le cadre physique dans lequel prennent place les changements étudiés, le premier chapitre synthétise des études sur l’habitation, traçant ainsi un portrait de l’espace domestique des divers groupes sociaux. Les transformations qui affectent l’habitation touchent principalement l’agrandissement de l’espace habitable et la restructuration de l’intérieur par la création de pièces séparées. Cette division correspond à de nouvelles façons d’habiter et reflète certains changements dans les relations sociales et dans les comportements entre les membres d’une même famille.

Les chapitres suivants sont consacrés à chacun des thèmes retenus, en commençant par le chauffage. Après avoir rappelé sommairement l’évolution des appareils de chauffage depuis la fin du xviie siècle, l’auteur montre que le poêle en fonte a remplacé le poêle en tôle au début du xixe siècle. En plus de sa plus grande efficacité, le poêle en fonte modifie la façon de cuisiner, puisqu’il est utilisé à cette fin en remplacement de l’âtre. L’amélioration provient aussi de la multiplication des appareils de chauffage chez tous ceux qui peuvent se le permettre. L’occupation de l’espace domestique et la vie familiale en seront transformées, à cause de la possibilité pour chacun de s’isoler dans une pièce séparée selon sa volonté, favorisant ainsi une nouvelle recherche d’intimité.

Bien qu’aucune révolution majeure ne se produise dans ce domaine, l’éclairage s’améliore sensiblement au cours de la période étudiée. Les progrès proviennent plutôt du perfectionnement de la qualité des chandelles, de l’abandon de la lampe à godet au profit du chandelier, de la multiplication des luminaires, de l’agrandissement des maisons et de l’ajout de fenêtres, et enfin du remplacement du papier ciré ou de la toile tendue par la vitre pour les carreaux.

L’ajout d’éléments décoratifs dans l’intérieur vient modifier une perception visuelle transformée par l’éclairage. Le quatrième chapitre aborde cette question en présentant quelques éléments de mobilier qui serviront à illustrer la diffusion géographique et sociale de ces nouveautés : la commode, le sofa et le canapé, le fauteuil et la bergère, la bibliothèque et enfin l’horloge. Outre ces pièces de mobilier d’apparat, les accessoires décoratifs que sont la peinture, les tentures et le papier peint, les tapis et rideaux, les miroirs, cadres et garnitures de cheminées se multiplient. D’abord acquis par les élites, ces objets entreront quelques décennies plus tard dans les intérieurs des artisans et des habitants.

L’amélioration de l’éclairage et la multiplication des miroirs dans les intérieurs doivent sans doute être associées à des changements d’attitude face au corps, qui se manifestent par une plus grande attention portée à l’apparence et à l’entretien du corps. Le cinquième chapitre, le plus volumineux, est donc consacré à l’hygiène. Puisque les pratiques du Bas-Canada sont un amalgame des coutumes françaises et anglaises, l’auteur trace d’abord un portrait des pratiques hygiéniques dans ces pays depuis le Moyen Âge. Il s’intéresse ensuite à l’utilisation de l’eau et du savon, aux pratiques liées à l’apparence (barbe, perruque, cheveux, poudres et pommades, dents), puis aux fonctions naturelles (crachoir, latrine, chaise de commodité et pot de chambre).

À la fin de chaque chapitre, des tableaux synthétisent certaines données tirées des inventaires et offrent des comparaisons entre les régions de Québec et de Montréal. L’ouvrage est illustré de plusieurs photographies en noir et blanc, dont certaines sont reproduites sur des planches couleur au centre de l’ouvrage. Là où le texte devient le plus intéressant, c’est lorsque l’auteur s’éloigne des analyses statistiques tirées des inventaires après décès pour entrer plus directement dans l’histoire des mentalités. Par exemple lorsqu’il aborde les impacts de l’amélioration de l’éclairage : journées de travail plus longues, rencontres sociales et familiales pouvant se poursuivre plus tard en soirée, liberté de mouvement dans la maison et enfin possibilité de s’isoler pour pratiquer une activité en solitaire, accroissant ainsi une nouvelle tendance à l’intimité et l’individualité.

L’étude de Hardy fait le point sur de nombreuses années de recherche sur l’intérieur domestique. On pourrait néanmoins s’attendre à beaucoup plus d’un ouvrage au titre aussi englobant. La « vie quotidienne » inclut en effet bien plus que les thèmes abordés. L’absence de présentation détaillée des choix théoriques et méthodologiques nous prive des justifications sur le choix des thèmes retenus. Si les questions du chauffage, de l’éclairage et des meubles d’apparat semblent aller de soi lorsqu’on parle de confort, les liens entre l’hygiène, l’apparence et les concepts de « bien-être matériel » et de « confort » (eux-mêmes non définis) sont moins évidents. Au sujet de l’hygiène en particulier, l’auteur rend lui-même compte de la rareté des références aux objets liés à l’hygiène dans son corpus de base. Par ailleurs, Hardy souligne quelques pistes de recherche suggérées par l’étude des inventaires qui auraient certainement permis de découvrir des aspects moins connus de la culture matérielle : pensons aux meubles peints, dont les mentions se multiplient dans les années 1810-1820, et aux objets liés à la lessive, qui se retrouvent en nombre variable chez tous les groupes sociaux.

Malgré son approche somme toute assez conventionnelle de la culture matérielle, ce volume constitue un ouvrage de référence utile à la connaissance de l’intérieur domestique de la période 1790-1835.