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Les liens historiques qui unissent les Acadiens à la Nouvelle-Angleterre[2] ont souvent été interprétés à la lumière du mythe notamment depuis la publication du poème Évangeline en 1847 par Henry Wadsworth Longfellow[3]. Côté francophone, les romans sur la Déportation du XIXe siècle, tels Le Cap au Diable (1863) de Charles DeGuise et Jacques et Marie (1866) de Napoléon Bourassa[4], ont contribué à véhiculer un point de vue à la fois « idéologique et didactique[5] ». Cette vision restrictive cristallisait les acteurs de l’histoire dans des rôles immuables, réduisant le roman « au statut de démonstration » où personnages et situations illustraient de plus vastes symboles[6].

C’est à partir de ce même XIXe siècle que des historiens amateurs ou professionnels s’intéressent au rôle central de la Nouvelle-Angleterre dans l’expulsion et l’accueil des Acadiens. L’analyse qu’ils font de certains documents d’époque et les thèses qu’ils avancent n’ont jamais fait l’objet d’une étude systématique faisant ressortir des caractéristiques communes et des représentations spécifiques. De façon à parvenir à ces fins, cet article s’attache à rassembler les textes ayant contribué à nourrir les interprétations de l’identité acadienne en exil dans une des régions originelles de l’Empire britannique et des États-Unis d’Amérique, la Nouvelle-Angleterre. 

À l’heure de l’histoire transnationale[7], cet article établit qu’au-delà de la langue, de la culture ou de l’appartenance à une école particulière, la représentation des Acadiens[8] dépend de son contexte historique. De prisonnier de guerre dans les premiers témoignages des acteurs de la Déportation à victime qu’il devient au XIXe siècle, de réfugié de guerre à pré-prolétaire servant au développement du capitalisme transatlantique au XXe et début du XXIe siècle, les représentations de « l’Acadien » (dans son acceptation historique) n’ont cessé d’évoluer au gré des contextes : contexte de guerre pendant les guerres franco-indiennes (1756-1763), contexte de refondation d’une identité nationale (en particulier états-unienne) au XIXe siècle, contexte de bouleversements sociaux au XXe siècle. Aujourd’hui, ces représentations s’inscrivent dans un contexte politique et économique de mondialisation où les Acadiens sont les porte-drapeaux d’une identité diasporique. Elles proviennent aussi d’un contexte social de relativisme philosophique où les Acadiens en exil forment une identité plurielle dont le sens change selon les groupes dans lesquels ils s’inscrivent (région d’origine, classe sociale, vécu, etc.) et des négociations qu’ils entreprennent avec d’autres groupes. Nous mettrons donc au jour les représentations qui se sont formées depuis la Déportation (1755-1761) en nous appuyant sur des ouvrages provenant d’observateurs et d’acteurs historiques. Nous en examinerons, plus précisément, les variations en fonction des intérêts des auteurs et aussi des sources archivistiques sur lesquelles ils s’appuient[9].

Les représentations des contemporains : d’Ennemi à Neutre

Les sources du XVIIIe siècle rendent compte de la Déportation mais s’attardent assez peu sur les parcours tourmentés des groupes acadiens à la suite de cet acte. Certaines correspondances de soldats, comme les lettres que le capitaine Asa Foster (1710-1787) envoie à sa femme alors qu’il est stationné à Fort Cumberland, présentent d’importants témoignages. Foster y consignait en outre, le 28 août 1755, que le « travail » auquel les troupes anglo-américaines s’étaient attelé s’avérait plus difficile que prévu : « les habitants français de cette province sont estimés à environ 15 000 âmes et ce n’est pas tâche facile que de les évincer[10] ». Pour l’ensemble de ces récits de guerre, les Acadiens sont des ennemis français méritant leur déportation.

À la même époque, l’effroi associé aux exactions commises envers les Acadiens devient sujet de réflexion pour les philosophes européens du XVIIIe siècle. Ces intellectuels très différents les uns des autres conçoivent les Acadiens comme des victimes des rivalités européennes. Par exemple, le philosophe irlandais Edmund Burke s’empare de la question dans An account of the European Settlements in America in Six Parts (1757)[11] où il qualifie la Déportation « d’erreur de très mauvaise nature[12] ». Analysant, pour sa part, la déportation des Acadiens en Nouvelle-Angleterre, dans Histoire philosophique et politique des établissements et du commerce des Européens dans les deux Indes (1770)[13], le philosophe français, l’abbé Raynal, fait office de précurseur en s’étendant sur la multiplicité des facteurs ayant conduit à la Déportation. Il pointe, par exemple, la « jalousie des nations » dont les prêtres français et les administrateurs britanniques s’étaient gorgés. Le journal de l’explorateur et militaire français Louis-Antoine de Bougainville mentionne également la déportation acadienne dans les colonies britanniques, évoquant le devenir de ce peuple dans le monde transatlantique[14]. Ainsi, la Déportation en tant que fait militaire s’impose comme sujet majeur comparativement à l’accueil social de la Nouvelle-Angleterre consigné dans certains ouvrages historiques, mais demeurant, tout au long du XVIIIe siècle, largement anecdotique. Ce parti pris sera d’une grande importance dans toutes les représentations historiques des Acadiens en exil en Nouvelle-Angleterre, ces derniers étant perçus comme ennemis et non hôtes.

L’ouvrage de l’ancien gouverneur du Massachusetts Thomas Hutchinson (1769-1774), The History of the Province of Massachusetts Bay, from 1749 to 1774, publié en 1828 en Grande-Bretagne, est l’un des premiers documents relatant l’accueil des Acadiens déportés au Massachusetts[15]. Loyaliste, Hutchinson s’était réfugié à Londres après la révolution américaine. Dans son ouvrage, il fait valoir que de nombreux Acadiens malades ont été logés chez des particuliers[16]. Le traitement alors réservé par la colonie est selon lui « humain » : « many of them went through great hardships but in general they were treated with humanity[17] ». Pour illustrer son propos, il évoque le cas d’une famille acadienne qui s’étant installée au Canada, et n’y ayant rencontré que difficultés, aurait envoyé une lettre à ses anciens patrons néo-anglais pour revenir s’établir en Nouvelle-Angleterre[18]. Si Hutchinson brosse ce portrait plutôt flatteur de l’attitude de la Nouvelle-Angleterre à l’égard des réfugiés acadiens, c’est en grande partie parce qu’il appartenait lui-même aux premiers comités mis en place par la Chambre des Représentants de Boston pour accueillir les réfugiés dans la colonie en décembre 1756[19]

D’autres témoignages d’époque nous renseignent sur les représentations sociales des Acadiens souvent perçus comme un poids politique. Le 12 janvier 1756, un anonyme fait part de ses vues sur l’arrivée de nouveaux groupes acadiens en Nouvelle-Angleterre dans le journal The Boston Gazette (un quotidien aux tendances Whigs et donc critique à l’endroit du Gouverneur et de son Conseil) : « Yesterday afternoon a sloop arrived here from Malagash, having on board a larger congregation of more French Neutrals than has yet been transported in one vessel, sent hither, as is imagined, for some very POLITICAL REASON[20]. »

Par ailleurs, grâce aux nombreuses pétitions envoyées par les Acadiens aux gouverneurs successifs du Massachusetts, il est possible de mettre au jour la façon dont certains groupes acadiens se percevaient. La pétition qui suit est rédigée en français et envoyée au comité responsable de l’aide aux Acadiens dans le comté du Middlesex en mars 1756. Elle souligne l’urgence de prendre des initiatives pour favoriser le regroupement des familles, tout en insistant sur la douleur provoquée par la perte des terres originelles :

Nous avons pris la liberté de vous présenter cette requête, comme nous sommes en chagrin par rapport à nos enfants, la perte que nous a souffris de nos habitations et a mené icy, et nos séparations. La souffrance les uns des autres n’est rien à comparer à celle que nous trouvons au présent que de prendre nos enfants par force devant nos yeux. La nature même ne peut souffrir cela. Nous vous prions en grâce et à vos Honneurs que vous ayez la bonté d’apaiser cette cruauté[21].

Quelques années plus tard, au sortir de la guerre de Sept Ans, le gouverneur du Massachusetts Francis Bernard (1759-1769) entretient une abondante correspondance avec le Board of Trade de Londres au sujet des Acadiens. Ses lettres soulignent à plusieurs reprises les difficultés rencontrées pour les catégoriser : « As it has never been determined, in what light these People are to be seen, whether subjects or Enemies, or Neutrals, I should be glad to receive your lordships commands how to act, when these French transports arrive[22]. » Cette situation administrative très ambiguë montre l’extrême mobilité de leur représentation sociale : ni complètement amis ni totalement ennemis. En conséquence, le comte de Halifax, président du Board of Trade de 1748 à 1761, refuse catégoriquement au gouverneur Bernard le départ des familles acadiennes qui souhaitent passer en territoire français. Dans une lettre qu’il lui adresse le 20 septembre 1763, il rappelle que les Acadiens sont des sujets du Roi : « the King considers these Acadians as His subjects[23] ».

Tous ces discours (philosophiques, médiatiques ou administratifs) laissent voir un saisissant contraste entre la violence de la Déportation et les années d’exil qui s’ensuivirent pendant lesquelles les Acadiens se délestent de leur statut de prisonniers de guerre pour devenir exclusivement des « Neutres » (French Neutrals) comme il est inscrit dans le premier recensement du Massachusetts tenu en 1765[24]. On retrouve ces marqueurs d’identité à l’échelle locale dans les registres de naissance et de décès des différentes villes où ils vécurent. Ainsi, la petite Ann Tebodo (Thibodeau), fille de John (Jean) et Anne Tebodo née le 4 juillet 1757 à Medford, est répertoriée ainsi que sa famille comme « French people ». Toutefois, à la naissance de son frère, Joseph, le 24 février 1762, les Tebodo sont désormais répertoriés comme « French Neutrals ». À partir des années 1760, l’expression « Neutral » devient pratiquement la seule désignation administrative empruntée pour nommer les Acadiens, les délestant de leur « hostilité » produite par un supposé attachement à la Couronne française en temps de guerre[25].

L’Acadien au sein des controverses politiques du XIXe siècle

Au XIXe siècle, les historiens mettent l’accent sur le « Grand Dérangement » (l’expression apparaît pour la première fois dans le journal de l’historien et prêtre canadien-français Jean-Baptiste Antoine Ferland, en 1836) en tant qu’opération politico-militaire[26] : ils chercheront des responsables et porteront des accusations à leur endroit. Les historiens néo-écossais aborderont le sujet à partir d’un prisme régionaliste, insistant sur la participation des Néo-Anglais (dans son sens anglais de New Englanders) à la Déportation qui devient dès lors un événement massif et englobant. Ils en oublient la diversité des réactions acadiennes qui ne sont pas toutes « passives » : de nombreuses réactions notamment dans la région de Beaubassin s’étaient, en effet, révélées violentes[27].

Selon cette nouvelle posture idéologique qui s’imposera tout au long du siècle, la passivité acadienne est mise en lumière. L’historien (et politicien) néo-écossais Beamish Murdoch, dans A History of Nova Scotia or Acadie[28], reprend à son compte cette conception du Grand Dérangement. Une première controverse est soulevée par l’archiviste néo-écossais Thomas Beamish Akins. Ce dernier réinterprète le journal du capitaine d’expédition John Winslow ainsi que les notes du révérend Andrew Brown qu’il publia d’ailleurs dans « Collections of the Nova Scotia Historical Society » en 1881[29]. Il défend la thèse de la nécessité historique de la Déportation, arguant que les Acadiens auraient constitué une véritable menace politique et militaire pour l’Amérique britannique. Contrairement à ses successeurs, tels Beamish Murdoch ou Thomas Chandler Haliburton, le révérend Andrew Brown, quant à lui, reprend le mythe (ébauché par l’abbé Raynal) du « paradis perdu » pour décrire l’Acadie qui précède la déportation[30]. Ainsi, les Acadiens déportés concourent au XIXe siècle à l’histoire politique de la Nouvelle-Écosse. 

Par ailleurs, la littérature de Nouvelle-Angleterre inspire les historiens de Nouvelle-Écosse[31]. Le roman de Catherine Read Williams The Neutral French or, the exiles of Nova Scotia, publié en 1841 dans le Rhode Island[32], et le poème Evangeline (1847) d’Henry Wadsworth Longfellow obtiennent un grand succès dans les cercles littéraires. La parution du poème contribue à propager une représentation du malheur humain qui caractérise la trajectoire des déportés ; l’oeuvre fictive attribue aux Acadiens un « visage » en s’arrêtant sur leurs drames personnels. Peu de temps auparavant, le romancier Nathaniel Hawthorne s’était également emparé du sujet à travers une histoire pour enfants : « The Acadian Exiles » publiée en 1842[33].

Ces échanges entre élites de l’Amérique du Nord-Est participent, jusqu’à la fin du XIXe siècle, à un espace de récit commun à propos du Grand Dérangement. Même s’ils n’utilisent pas tous la même langue, les historiens dialoguent entre eux et, surtout, explorent les mêmes sources comme la correspondance des gouverneurs coloniaux ou les archives provinciales de Nouvelle-Écosse. Malgré les différences, les outils narratifs sont les mêmes comme les récits de guerre où les Acadiens sont pris en étau dans des intérêts qui les dépassent.

Cette dimension régionale ne doit pas nous amener à négliger l’intérêt états-unien pour les Acadiens exilés en Nouvelle-Angleterre qui s’est déclaré bien avant la publication d’Evangeline, et ce, par l’intermédiaire des historiens et politiciens nationalistes George Bancroft et Robert Walsh[34]. En effet, de la fin des années 1820 aux années 1840, se développe sous l’influence de doctrines impérialistes, telles la « Destinée Manifeste » (Manifest Destiny), et de divers conflits entre les États-Unis et l’Amérique du Nord britannique (guerre d’Aroostook 1838-1839, affaire de la Caroline 1837-1839) un renouveau du sentiment national états-unien. Les Acadiens incarnent alors le sujet idéal pour exposer les méfaits de la présence britannique en Amérique du Nord et, surtout, l’histoire de leur accueil renforce les principes politiques d’un État fort et centralisateur[35].

Le 19 février 1836, un ancien archiviste de la Massachusetts Historical Society (fondée à Boston en 1791), Joseph Felt (né en 1789 et décédé en 1869), est recruté par le bureau du secrétariat d’État (Office of the Secretary of State) pour rassembler tous les documents d’archives historiques du Massachusetts[36]. Il reçoit également la somme de mille dollars (d’époque) pour compiler tous les documents éparpillés à divers endroits de la Massachusetts State House. Felt rassemble alors, de 1836 à 1847, 328 volumes de documents originaux (notamment les actes de la Cour Supérieure et Générale, ancienne assemblée coloniale) retraçant l’histoire du Massachusetts de 1630 à 1799. Parmi ces volumes, il en produit deux exclusivement consacrés à l’arrivée des Acadiens au Massachusetts : les volumes 23 et 24 intitulés « French Neutrals[37] ». Ces deux volumes réunissent les documents ayant trait, de loin ou de près, à l’accueil des Acadiens au Massachusetts pendant la durée de leur séjour (actes de la Chambre des représentants, demandes de médicalisation, pétitions acadiennes). Ils constitueront une base fondamentale pour les historiens du XXe et du début du XXIe siècle et permettront la rédaction de certains ouvrages consacrés uniquement à l’accueil de la Nouvelle-Angleterre, alors que ces épisodes n’étaient jusque-là que des détails dans l’histoire de la Déportation.

Pourtant, Felt, historien local apprécié, n’est pas reconnu comme un érudit (il est lui-même ancien révérend de la petite paroisse de Hamilton) : son travail de regroupement d’archives pose de nombreux problèmes d’ordre méthodologique qui furent d’ailleurs vivement critiqués par les historiens de son époque[38]. On constate, par exemple, que, malgré leur grand intérêt historique, les documents rassemblés dans ces volumes ne retracent que les aspects problématiques du séjour des Acadiens, ceux qui nécessitaient une solution juridique (litiges, demandes particulières) par une instance de pouvoir (Gouverneur, Conseil du gouverneur, Chambre des représentants). L’un de ces documents, un contrat de travail en semi-servage (indenture) établi à Marshfield entre Nathaniel Ray Thomas et deux Acadiens, Charles Meuse et Paul Clermont, n’a été conservé qu’en raison de la contestation du contrat par ces derniers auprès de la Cour Supérieure et Générale pour non-respect des clauses de la part de l’employeur[39].

On comprend pourquoi la plupart des historiens qui ont utilisé ces deux volumes à titre de sources (comme Émile Lauvrière au XXe siècle) ont interprété le séjour des Acadiens en Nouvelle-Angleterre comme un événement particulièrement dramatique. Or il faut voir que d’autres sources complétant les deux volumes, qui auraient permis de dresser un portrait plus nuancé, ont été négligées jusqu’ici par les historiens. Ainsi en est-il des livres de « warning-out » (législation excluant la pauvreté mobile des villes pendant la période coloniale[40]). Quant au registre d’entrée de l’asile pour pauvres de Boston (almshouse), il n’entretient qu’un seul Acadien de 1756 à 1758, un certain Pierre Labradore. À la lumière de ces autres sources, on constate donc que la plupart des familles acadiennes ne tombent pas sous le coup de la grande marginalité (vagabondage, mendicité, etc.) en Nouvelle-Angleterre pendant leurs années d’exil, comme d’autres historiens le préciseront d’ailleurs ultérieurement[41].

Toutefois, l’une des principales caractéristiques de la compilation de Felt est de mettre en lumière le contraste entre l’efficacité des initiatives du gouvernement central à répondre aux demandes acadiennes (médicalisation, aide alimentaire, etc.) et la faiblesse de l’aide octroyée par les structures administratives des différentes villes (Overseers of the Poor, Boards of Selectmen). Les représentants administratifs en charge de ces structures apparaissent sporadiquement dans les deux volumes, en général pour des demandes ciblées auprès de la Chambre des Représentants de Boston (remboursements de frais occasionnés par l’accueil ou refus d’hospitalité).

Vingt-trois années séparent le travail de Felt de celui d’un idéologue français (inspiré par les thèses du sociologue Frédéric Le Play), François-Edme Rameau de Saint-Père, qui contribue à faire (re)connaître l’histoire des Acadiens exilés aux francophones d’Europe[42]. Rameau de Saint-Père insiste lourdement, pour sa part, sur la polarité entre un groupe innocent et pieux, qui lui rappelle les « bons » paysans français d’Ancien Régime, et les « diaboliques » anglo-puritains[43]. Ces raccourcis contestables surviennent dans un contexte idéologique bien particulier où la France redéfinit son « identité nationale » au travers des valeurs politiques de la Troisième République (1870-1940) qui prône la laïcité et marginalise l’Église catholique. L’écriture de l’ouvrage Une colonie féodale en Amérique (L’Acadie, 1604-1710), publié en 1877, est pour Rameau de Saint-Père l’occasion de réhabiliter les colonies d’Ancien Régime en explorant l’identité d’un groupe « rural et pieux » qu’avait envoyé la France prérévolutionnaire en Acadie. L’auteur français s’oppose dans sa lecture des événements à l’historien états-unien Francis Parkman pour qui l’absolutisme catholique (dont les Acadiens représentaient un îlot perdu), en tant que combat d’arrière-garde, devait s’éteindre devant la civilisation anglo-saxonne, seule garante de liberté en Amérique du Nord[44].

Quelques années plus tard, un arrière-petit-fils de déportés, Édouard Richard, tiendra à démontrer toute la mauvaise foi idéologique de Parkman dans Acadia : Missing Links of a Lost Chapter in American History (1895[45]), traduit en 1920 par son cousin Henri d’Arles, un nationaliste canadien-français[46]. Richard et d’Arles, descendants directs d’Acadiens déportés en Nouvelle-Angleterre venus s’établir à Saint-Grégoire de Nicolet (Canada) en 1767, racontent l’histoire de la troisième génération d’Acadiens canadianisés. Cette génération a perdu toute référence à l’Acadie, mais se reconnaît derrière l’existence d’une « Acadie de sang » recréée par la mémoire familiale de la Déportation, qui ne sera pas sans conséquences sur la création au XXe siècle du concept d’« Acadie diasporique[47] » où l’Acadien apparaît comme un exilé en perpétuelle errance.

Pour le clergé catholique canadien-français (et parfois français), l’exil en Nouvelle-Angleterre prolonge la catastrophe morale de la Déportation : les Acadiens sont maltraités en Nouvelle-Angleterre, mais ils s’imposent comme un peuple résilient, soutenu par un clergé catholique qui s’attache à leur « survivance ». Défendant un tel point de vue, Édouard Hamon, prêtre jésuite français, écrit en 1891 un volume de 484 pages intitulé : « Les Canadiens-français de la Nouvelle-Angleterre[48] » et Henri Raymond Casgrain, prêtre canadien-français, rédige Un Pèlerinage au pays d’Évangeline (1887[49]). Tous deux sont très critiques à l’égard des lectures néo-écossaises, (notamment celles de Thomas Haliburton et de Thomas Akins), et ne touchent aucun mot sur l’accueil de la Nouvelle-Angleterre, généralement tenue pour responsable de l’« horreur[50] ». L’ensemble de ces textes de langue française inscrivent l’exil acadien en Nouvelle-Angleterre dans une trame narrative aux réminiscences bibliques qui rappellent la traversée du désert des Hébreux : l’exil devient Exode. Cette représentation catéchétique est renforcée par une abondante iconographie tirée des oeuvres des peintres Charles William Jefferys et Felix O. C. Darley. L’imagerie centrée sur le caractère « spectaculaire » de la Déportation (flammes gigantesques, foules menées vers la mer) ramène l’événement à une symbolique universelle maintes fois reprise dans les commentaires des historiens du XXe siècle ainsi que sur la couverture de leurs ouvrages. L’absence d’écrits sur le traumatisme provenant de la communauté acadienne elle-même conduit de nombreux historiens à prendre appui sur cette iconographie pour décrire l’expérience de l’exil[51].

Les historiens du début XXe siècle : légitimations du récit victimaire

Au début du XXe siècle, l’influence de Rameau de Saint-Père sur la création de représentations historiques communes chez les historiens francophones est sans conteste. Bien que le linguiste français Émile Lauvrière prenne acte des sources archivistiques plus récemment découvertes (notamment les pétitions des volumes 23 et 24 des archives d’État du Massachusetts) dans son ouvrage La Tragédie d’un Peuple, publié en 1922[52], il continue de dépeindre les Acadiens en victimes de la « folie » anglo-puritaine. Il consacre un chapitre entier de son ouvrage aux mauvais traitements reçus et imputables à la religion « Papiste » professée par les Acadiens, débutant son récit sur un ton emphatique : « Les plus malheureux de tous les déportés acadiens furent ceux de la Nouvelle-Angleterre, tant était grande la haine des farouches puritains pour tout ce qui était catholique et français[53]. » Cet ouvrage signe le commencement d’un intérêt, croissant au cours du XXe et du début du XXIe siècle, pour l’après-Déportation, soit le sort des déportés acadiens en Nouvelle-Angleterre. Jusque-là, rappelons-le, seule la littérature et quelques témoignages épars s’étaient réellement penchés sur la question. L’accueil des déportés acadiens s’impose comme un sujet en lui-même comme en témoigne la forme de la production historique : articles, chapitres d’ouvrages, et non plus anecdotes ou détails dans des ouvrages traitant de plus vastes sujets.

De son côté, l’élite acadienne d’avant-guerre, composée de figures intellectuelles telles Pascal Poirier et Placide Gaudet, se préoccupe de l’expérience familiale proprement dite. Poirier fait paraître en 1908 un article intitulé « Acadiens déportés à Boston en 1755 : un épisode du Grand-Dérangement[54] », tandis que Gaudet publie en 1922 : « Le Grand-Dérangement : sur qui retombe la responsabilité de l’Expulsion des Acadiens[55] ? » Antoine Bernard, clerc de Saint-Viateur canadien-français d’origine acadienne[56], publie dans l’entre-deux-guerres Le drame acadien depuis 1706 (1935) et Histoire de la survivance acadienne (1936[57]). L’article de Pascal Poirier reste le plus évocateur de l’influence persistante du schéma manichéen développé par Rameau de Saint-Père :

pour les déportés du Massachusetts, ce fut une agonie de plus de dix ans, sans trêve, ni répit ; agonie des hommes réduits à la mendicité et obligés de subir, sans ouvrir la bouche, pour eux et leur famille, les affronts, le mépris, les enlèvements, les rapts, tous les ouvrages, toutes les injustices, toutes les infamies ; agonie des femmes à la merci de maîtres prévenus, jusqu’au fanatisme religieux, contre tout ce qui portait le nom de catholique et de français ; agonie des enfants qu’on arrachait aux bras de leurs parents pour se les distribuer ; agonie de l’âme des pères et des mères, en voyant ces mêmes enfants devenir des Anglais, des protestants[58].

Le ton lyrique de ces historiens acadiens les guide vers des plaidoyers (Poirier était aussi avocat). Le recours aux sources devient alors capital pour tester la validité des anciennes thèses, car aucun contrat de binding-out (qui autorise un habitant néo-anglais à employer un enfant pauvre jusqu’à son vingt et unième anniversaire sans salaire mais en lui accordant gîte et couvert) ne fait mention d’enfants acadiens placés chez des familles néo-anglaises pour servitude, alors que les orphelins sont légion dans les livres de binding-out de la ville de Boston datant de la même période[59]. De nombreuses pétitions acadiennes (comme celle citée plus haut) vont pourtant dans le sens de Poirier, mais n’indiquent jamais la nature de cette séparation familiale : est-ce définitif ? Notons que depuis 1735, les lois régulant la pauvreté au Massachusetts obligeaient le retrait automatique des enfants aux parents dans l’incapacité de subvenir à leurs besoins ainsi qu’à ceux incapables « de leur enseigner l’alphabet[60] ». Si les enfants acadiens ont été définitivement séparés de leur famille pour ces raisons, pourquoi n’ont-ils bénéficié d’aucun contrat alors que des orphelins sans attaches (et parfois étrangers[61]) ont fait l’objet d’un tel document officiel ? Cette question, justifiée par la parole des déportés mais contredite par l’absence de preuves matérielles indiquant les conditions de cette séparation, mériterait aujourd’hui plus d’attention[62]. Les historiens francophones dont nous venons d’évoquer les travaux ne prennent pas la peine d’inscrire la réalité des déportés acadiens dans le contexte plus large des conditions de vie de l’ensemble des populations de Nouvelle-Angleterre ; ils ont plutôt tendance à traiter isolément l’étude du groupe acadien en le privant de toute comparaison.

De la fin de la Seconde Guerre mondiale au début des années 1960, les débats autour de cette question concernent essentiellement les milieux universitaires. Période de reconstruction oblige, les anciens Alliés accentuent les dynamiques d’échange à tous niveaux et les pratiques historiennes s’en voient bouleversées au profit de l’histoire économique (les études des historiens Fernand Ouellet au Québec ou Fernand Braudel en France en sont de bons exemples). Par ailleurs, le développement des area studies dans les universités états-uniennes favorise les projets transnationaux et octroie une plus grande légitimité aux approches croisées[63]. Au sein de la communauté historienne, cette mise en valeur du paradigme de l’échange, aux dépens de cadres d’analyse qui mettaient davantage l’accent sur les « rapports de force », ouvre également la voie à l’histoire sociale, tendance dominante dans les années 1970 de part et d’autre de l’Atlantique.

Dans les années 1940, l’historien québécois Gustave Lanctôt interprète à son tour l’arrivée des Acadiens en mettant cette fois l’accent sur les relations commerciales. Dans son article intitulé « L’Acadie et la Nouvelle-Angleterre », il est précurseur d’un nouveau courant[64]. En effet, des ouvrages publiés dans la seconde moitié du XXe siècle suivront le texte pionnier de Lanctôt en mettant, eux aussi, l’accent sur les relations entre la Nouvelle-Angleterre et l’Acadie avant et après la Déportation et sur l’influence de cette dernière sur la représentation des Acadiens exilés[65]. Ces ouvrages réfutent largement l’ancienne interprétation manichéenne formulée par les prêtres français et canadiens-français du XIXe siècle qui opposait Catholiques et Protestants. Le nouveau courant tend plutôt à représenter les échanges entre ces deux groupes de manière moins inégale.

Du côté des États-Unis, toutefois, les exilés acadiens continuent d’être perçus comme un peuple soumis, dépouillé de toute agentivité dans les échanges. Toutefois, l’approche transnationale a, là aussi, des retombées tant en ce qui concerne l’exploitation des sources qu’en ce qui a trait aux emprunts aux historiographies extranationales. L’ouvrage en quinze volumes de Lawrence Henry Gipson, The British Empire Before the American Revolution (1936-1970), en est un bon exemple[66]. L’étude traite longuement des Acadiens, notamment dans le sixième volume où l’auteur, en s’appuyant sur des sources britanniques, dépeint ces derniers comme incarnant une menace militaire. Néanmoins, les interprétations purement politiques auront tendance à s’effriter et cela se confirme avec la parution d’Acadian Odyssey du prêtre Oscar Winzerling, publié en 1955 qui développe un point de vue à la fois états-unien et catholique[67]. Selon ce dernier, les Acadiens étaient d’ingénus paysans dépassés par les bouleversements économiques et politiques dans lesquels ils vivaient (ce point de vue, soulignons-le, sera maintes fois repris par la suite, notamment par les historiens états-uniens contemporains). Les Acadiens n’avaient donc pas évalué la violence qui leur serait perpétrée. L’impact de ce livre sera sans précédent, car il prétend que la « nation acadienne » ne s’est véritablement formée qu’à partir de la Déportation et grâce aux réseaux épistolaires entre réfugiés qui se sont créés par la suite de part et d’autre de l’Atlantique. L’historien Mason Wade sera également d’une grande influence dans la formation de ce point de vue catholique[68].

Deuxième moitié du XXe siècle : construction du réfugié acadien

De la fin des années 1960 au début des années 1990, les représentations de l’Acadien prennent une tournure plus humanitaire. Les nouvelles images en circulation sont l’effet d’une sensibilité croissante à l’endroit de certains groupes sociaux autrefois marginalisés ; elles témoignent aussi d’une volonté de protection publique à leur endroit. Le champ des études migratoires se modifie grâce à l’apparition des nouvelles catégories de réfugiés, demandeurs d’asile, migrants, exilés, expatriés, et offre de nouvelles possibilités de représentations historiques[69].

Les historiens canadiens de langue française et anglaise convergent dans leurs travaux sur les échanges entre Acadiens et Néo-Anglais à l’instar de Guy Frégault[70] et de George Rawlyk dans Nova Scotia’s Massachusetts : A Study of Massachusetts-Nova Scotia Relations, 1680-1784[71]. Ces derniers s’attardent aux relations entre la Nouvelle-Angleterre et la Nouvelle-Écosse et aux relations d’amitié entre Acadiens et Néo-Anglais qui auraient préparé le terrain et favorisé, ultérieurement, l’accueil dit humanitaire mis en place par la Nouvelle-Angleterre :

Since 1630 Massachusetts had had considerable contact with the Acadians and had developed close economic ties with them. Massachusetts, on the whole, had viewed the Acadians–at a safe distance of course–with a reasonable degree of sympathy and understanding. The colony’s humanitarian response to the plight of the Acadian exiles was perfectly consistent with Massachusetts’ earlier policy.[72]

Au cours des années 1960, les historiens états-uniens, et en particulier louisianais, auront eux aussi tendance à mettre l’accent sur la prise en charge collective des Acadiens en Nouvelle-Angleterre. Ces historiens choisissent de ne pas suivre l’approche qui privilégie la longue durée à l’instar de leurs collègues canadiens. Leurs productions insistent toutes sur un retour au contexte en abordant les rapports entre Acadiens et les populations locales de la Nouvelle-Angleterre dès leur arrivée. Ils redonnent aussi de l’importance au pouvoir politique représenté par la Chambre des Représentants comme un acteur essentiel de l’organisation de l’accueil. Le premier de ces travaux provient d’un historien de l’Amérique coloniale d’origine louisianaise, Richard Lowe, qui s’étend longuement sur l’accueil des Acadiens par le Massachusetts dans un article publié en 1968[73]. Lowe étudie attentivement l’aide sociale apportée aux Acadiens déportés par l’administration de la colonie et développe pour ce faire une analyse beaucoup plus approfondie des volumes 23 et 24 des archives d’État du Massachusetts que celle antérieurement développée par Lauvrière. Il s’intéresse aussi aux initiatives de la population locale pour venir en aide aux Acadiens en s’appuyant sur une pétition retrouvée dans les archives.

À cet égard, Lowe choisit d’insister sur les soins médicaux et sociaux prodigués aux Acadiens lors de leur accueil en Nouvelle-Angleterre. Alors qu’Émile Lauvrière, renouant avec les « grands » thèmes développés par le récit clérical canadien-français et l’histoire nationaliste états-unienne du XIXe siècle, insistait sur les antagonismes et les mauvais traitements subis par les Acadiens, Lowe insiste à l’inverse sur les dispositifs humanitaires mis en place par la colonie du Massachusetts. Sous sa plume, les Acadiens prennent le visage de réfugiés de guerre :

Within a few days the dispossessed exiles received further aid and support from the provincial government. In early March two important bills relating to the Neutrals were adopted. One provided that whenever any Acadian should be incapable of supporting himself because of sickness, age, or for any other reason, the towns should provide all his necessities at the province’s expenses[74].

Juriste de profession et historien amateur, l’auteur états-unien Pierre Belliveau s’inscrit dans cette même sensibilité alors qu’il publie, en 1972, French Neutrals in Massachusetts : the story of Acadians rounded up by soldiers from Massachusetts and their captivity in the Bay Province, 1755-1766. Belliveau émet l’hypothèse d’un « lobby acadien » au sein de la Chambre des Représentants de Boston dont était membre Stephen Longfellow, grand-père du poète Henry Wadsworth Longfellow. Ce lobby, principalement composé de membres de la Chambre des Représentants, aurait, selon lui, fait montre de bienveillance à l’égard des Acadiens « victimes de guerre » que cette élite s’est chargée de secourir. Il note : « frequently these friends induced the Court to soften the Exiles’ lot by interposing special measures[75] ». À travers l’ouvrage de Belliveau s’immisce un nouveau regard : celui des Néo-Anglais et leur perception sociale de l’Autre. L’étude de Belliveau est conforme à la thèse développée par Felt qui mettait en lumière le rôle actif du gouvernement central face à la gestion délétère des localités. Sa lecture des volumes 23 et 24 révèle par conséquent une tension entre deux accueils : celui d’une élite bostonienne « bienfaisante » (dans cette optique, son action paternaliste s’inscrirait dans la continuité d’un rapport vertical) et celui émanant d’une administration locale moins compréhensive (car pourvue d’une influence très limitée mais tenue de se plier aux injonctions des premiers), situant l’arrivée des Acadiens dans des rapports de pouvoir propres à l’Amérique coloniale.

Le travail de l’historienne anglo-canadienne Naomi Griffiths s’attache pareillement, à la même époque, aux rapports entre « sociétés hôtes » et groupes acadiens dispersés dans la deuxième partie du XVIIIe siècle[76]. La parution de l’ouvrage d’un autre historien états-unien d’origine louisianaise, Carl Brasseaux, Scattered to the Wind[77], synthèse centrée sur l’arrivée des Acadiens dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord, reprend avec quelques ajouts les mêmes tendances humanitaristes développées par Lowe et Griffiths. Les Acadiens n’y sont plus seulement représentés comme des réfugiés de guerre mais, pire encore, ils prennent le visage d’individus infectés, mutilés et nécessiteux. Ces facteurs expliquent, selon Brasseaux, les diverses exclusions sociales subies en Nouvelle-Angleterre et plus largement dans toutes les colonies britanniques par les Acadiens : « the long term threat to internal security posed by the Acadians was, of course, immediately overshadowed by the threat of infection that they posed to the established colonial populations and the financial burden which their resettlement would entail[78] ».

L’école états-unienne et l’Acadien comme sujet transatlantique

Le XXIe siècle dévoile de nouveaux travaux sur les années d’exil subies par les Acadiens qui ont la particularité de prendre appui sur un contexte plus large que celui de la Nouvelle-Angleterre. En effet, l’approche des révolutions atlantiques est porteuse de nouvelles idées philosophiques, sociales et politiques à propos de la place économique du pauvre ou même de la paysannerie en général[79]. De nouveaux historiens vont donc réinterpréter l’accueil de la Nouvelle-Angleterre en mettant l’accent sur les rapports entre mondes paysans et restructuration du marché de la main-d’oeuvre dans les empires transatlantiques. L’historien états-unien Christopher Hodson incarne bien cette nouvelle approche : « de la Nouvelle-Écosse aux îles Malouines, les Acadiens vivaient dans un monde atlantique structuré par un marché de la main-d’oeuvre coloniale, un marché qui s’élargit quand les transformations des années 1750 et 1760 contraignirent les empires européens à élaborer des nouvelles politiques et à peupler des régions frontières en pleine mutation[80] ». Les sources sur lesquelles s’appuient ces historiens de l’approche « mondialiste » s’avèrent plus riches et variées que celles de leurs prédécesseurs, car elles dépassent amplement l’Amérique du Nord. Ainsi, certains historiens consultent les fonds britanniques du Colonial Office de Londres (Plank, Faragher), les archives coloniales d’outre-mer d’Aix-en-Provence en France (Hodson), parfois même les archives du Vatican (Mouhot)[81]. Cette perspective, marquée par la macrostructure et l’analyse systémique, peut être interprétée comme une tendance contemporaine des historiens des migrations, comme l’a déjà constaté l’historien Martin Pâquet : « Le premier clivage entre historiens des migrations oppose les tenants de la perspective nationale à celle de la World History[82]. »

Soulignons toutefois que la nouveauté méthodologique est relative. Naomi Griffiths, en effet, avait déjà tenté, dès 1978, des approches croisées en rassemblant des pétitions acadiennes (dont celles contenues dans les volumes 23 et 24) de part et d’autre de l’Atlantique, précisant que ces dernières donnaient lieu à des comparaisons de traitements différenciés voire à des sentiments de grande confusion de la part des sociétés hôtes : « people (who) had no idea of whether to greet the new arrivals as prisoners-of-war, subjects of the British Crown temporarily removed from a battle zone, trustworthy if misunderstood Neutrals, or “intestine enemies”[83]. »

La tendance historiographique transatlantique, qui situe la réalité des Acadiens dans des mécanismes de pouvoir qui surpassent le contexte régional de l’Amérique atlantique du Nord-Est, caractérise en particulier la production historique états-unienne contemporaine[84]. L’historien Geoffrey Plank, dans son ouvrage An Unsettled Conquest, the British Campaign Against the Peoples of Acadia paru en 2001, situe l’arrivée des Acadiens en Nouvelle-Angleterre dans les politiques impériales britanniques propres au XVIIIe siècle : « Examined in detail, imperial history is always local history. But Nova Scotia’s story is also part of a broader narrative of British colonization and conquest in North America and other parts of the Atlantic world[85]. » Envisagés sous cet angle, les Acadiens deviennent un peuple colonisé par l’empire britannique, au même titre que les Mi’kmaq ou même les Highlanders d’Écosse.

Cette tendance transatlantique[86] a également été adoptée dans The Acadian Diaspora : an Eighteenth Century History de Christopher Hodson, publié en 2012[87]. Les Acadiens y apparaissent comme un peuple recherché voire disputé par les empires transatlantiques français et britannique afin de défricher des terres nouvellement conquises dans le contexte du déclin de l’esclavagisme : « They were, wrote one advocate of renewed, expanded French Empire in 1763, “the kind of men most proper to found a flourishing colony”. And in lieu of disorderly slaves and their spineless masters, French, Spanish, and even British authorities tried to rope Acadians into doing just that[88]. »

Pour sa part, l’ouvrage A Great and Noble Scheme, The Tragic Story of the Expulsion of the French Acadians from their American Homeland, que l’historien de la frontière américaine John Mack Faragher a publié en 2005[89], propose une lecture plus continentaliste. Dans son livre, Faragher signale l’enchevêtrement des frontières des empires français et britannique avant de traiter des conditions d’accueil en Nouvelle-Angleterre qui prennent un caractère d’urgence et non plus humanitaire (« the government knew of their coming but had made no provision for their support[90] »). Ainsi transformé en peuple destitué (non plus seulement victime mais également vaincu), les Acadiens sont livrés à l’exclusion : « For most New Englanders, the Acadians in their midst were strangers and cheap day laborers[91]. » Faragher ne fournit pas d’exemples pour étayer sa thèse mais indique que le révérend Ebenezer Parkman employait une famille à Westboro, les LeBlanc, avant d’ajouter qu’il les traitait de façon suffisamment honorable pour qu’ils deviennent amis : « These two men, the New Englander and the Acadian, became quite intimate[92]. »

Faragher révolutionne l’écriture de la déportation acadienne dans les colonies britanniques d’Amérique du Nord aux États-Unis. En effet, il est le premier à développer une réflexion historiographique de cet événement aux États-Unis et surtout, à l’inscrire dans la longue durée en lui imputant des conséquences sur la représentation a posteriori des Acadiens. L’historien constate que le récit victimaire est une construction identitaire tardive et explique, en s’appuyant sur les propos du révérend Andrew Brown qui avait interrogé des survivants de la Déportation, qu’aucun Acadien déporté n’avait osé discuter publiquement de ce passé difficile : « Like other victims of collective trauma, they said little about their troubled past[93]. » Faragher interroge ainsi l’utilisation idéologique des Acadiens dans l’historiographie états-unienne : « There was considerable interest among Americans in the history of Acadian removal, which patriotic writers employed as an example of the oppression of the British Empire[94]. »

Malgré ce nouvel intérêt des historiens états-uniens pour l’arrivée des Acadiens en Nouvelle-Angleterre, leur lecture contemporaine pose problème. En effet, les parcours acadiens ne constituent nullement une expérience particulière et sont facilement réductibles à une seule figure socio-économique, généralement celle du pauvre doublement marginalisé par son appartenance religieuse catholique. « L’Acadien » entre alors dans des problématiques plus larges propres aux structures de pouvoir établis dans le monde transatlantique et rejoint en ce sens d’autres « figures » précarisées telles que l’Amérindien ou l’esclave libre (free slave). Cette interchangeabilité des rôles, qui dépasse la comparaison, a le défaut de nier la spécificité de l’expérience acadienne puisqu’elle attribue au groupe une place octroyée par des mécanismes socio-économiques. Elle réfute ainsi toute agentivité et ne tente pas de comprendre la place que les Acadiens se sont eux-mêmes attribuée. L’ouvrage des historiennes Cornelia Dayton et Sharon Salinger, Warning Out : Robert Love’s Search for Strangers in Pre-Revolutionary Boston, paru en 2010, en est un parfait exemple[95]. Ce dernier publie les notes d’un employé municipal (Overseer of the Poor) de la ville de Boston, Robert Love, qui s’était attardé au traitement des Acadiens par les autorités de la ville de Boston de 1755 à 1761.

Nivellement postmoderne en histoire sociale

De nouvelles tendances contemporaines transnationales voient le jour en histoire sociale et influencent l’écriture de l’histoire acadienne. Ainsi, à l’encontre des schémas classiques de l’Acadien en exil (ennemi, Français, Catholique, victime), des représentations plus éclatées et moins dramatiques prennent place[96]. Ces tendances sont la conséquence de la fin des métarécits (religion, État-nation, idéologie) ; elles favorisent une interprétation de l’exil acadien en Nouvelle-Angleterre dans une perspective de micro-histoire où l’expérience individuelle prime désormais sur celle du collectif qui en sort morcelée. Des historiens, professionnels ou non, retracent ainsi le parcours de certains Acadiens de la Déportation, tels Joseph Broussard ou Vénérande Robichaud[97]. L’ouvrage de Maurice Basque, centré sur la figure d’Otho Robichaud, Acadien déporté à Boston en 1755 et ayant fait fortune à son retour dans les Maritimes canadiennes, s’inscrit dans cette approche. Basque souligne toute la diversité de la société acadienne pré et post-déportation[98]. Cette lecture montre que les Acadiens n’ont pas tous vécu leurs années en Nouvelle-Angleterre dans les mêmes conditions, car ils constituaient un groupe hétérogène déjà bien avant l’exil. Il souligne par exemple que certaines élites anglophiles bénéficiaient de privilèges refusés à d’autres.

D’autres travaux remettent en question de grandes idées reçues sur l’identité acadienne. L’historien canadien John (AJB) Johnston, par exemple, s’efforce de montrer que certaines caractéristiques imputées au groupe, comme la neutralité politique par exemple, sont purement contingentes. La présumée neutralité serait le fruit de la stigmatisation sociale et de l’usage des dénominations linguistiques (comme « French Acadians » ou « Neutrals[99] ») dans le discours politique des élites néo-anglaises. En développant un tel point de vue, Johnston reprenait des idées déjà avancées dans une thèse déposée en 1995 par un spécialiste de littérature, James de Finney. Dans son étude, l’auteur soulignait la différence entre le « vécu » et le « raconté », en se référant aux pétitions acadiennes qu’il prétend ne pas pouvoir être interprétées comme des objets de vérité immédiate mais plutôt comme des auto-narrations et des « armes » de persuasion. On perçoit ici, bien sûr, l’influence des analyses en vogue à l’époque du linguistic turn de l’école postmoderne, mise en oeuvre par Hayden White dans les années 1980, au sujet de l’assimilation de l’histoire à un genre littéraire dont il faut pratiquer l’exégèse[100]. Selon l’analyse de De Finney, « les requêtes du XVIIIe siècle, rédigées dans le feu de l’action, contiennent ce qu’on pourrait appeler des fragments mythiques et des variantes de ces archétypes qui permettent aux peuples exilés d’en venir aux prises avec la réalité de la dispersion, de lui donner forme et signification[101]. »

Il faut aussi prêter attention aux travaux influencés par l’histoire régionale qui mettent l’accent sur les échanges entre les groupes culturels de l’Amérique du Nord-Est. Une telle perspective, on s’en doute, se refuse à représenter la population acadienne comme un isolat (notons ici la transition de « peuple » synonyme de masse homogène, largement exploité dans les écrits états-uniens, à « population », notion démographique décrivant un ensemble d’individus). Cette approche est grandement redevable aux travaux des historiens Jacques-Paul Couturier et Maurice Basque[102] ainsi qu’à ceux de Stephen Hornsby, John Reid et Barry Moody[103]. Tous ces auteurs ont en commun de concevoir les populations coloniales nord-américaines, quelle qu’elles furent, comme les produits de leur environnement et d’une géographie Cette tendance historiographique insiste également sur le contexte régional anglo-américain considéré comme un espace étanche : « the border experience can more readily be seen from at least the early nineteenth century onward as a contributing element to a “limited identity” within British North America and Canada, than as a source of intrinsic alienation[104] ».

La spécificité de cet espace transfrontalier (borderland) intégré (au marché transatlantique par exemple) constitué par la Nouvelle-Angleterre et la Nouvelle-Écosse, est une conséquence du modèle du middle-ground développé par l’historien américain Richard White sur les pays-d’en-haut.[105] Cette approche a conduit des historiens, tels Béatrice Craig et John Reid, à prendre appui sur de précédents travaux traitant de l’espace régional néo-anglais et néo-écossais constitutif d’échanges entre Acadiens, Néo-Anglais et Amérindiens et à combiner micro-histoire et analyses systémiques[106].

Selon ces auteurs, l’espace transfrontalier mettrait en jeu la perception de l’Autre au sein de sociétés voisines. On le constate, à l’inverse des historiens du XIXe et XXe siècle qui privilégiaient quelques principes narratifs fondateurs (manichéisme, lyrisme compatissant) guidant la représentation historique au détriment parfois de l’archive elle-même, la représentation est ici vidée de son auguste pouvoir significateur. Affaiblie, cette dernière se révèle complexe, appuyée par de nombreuses sources primaires (privées, publiques, institutionnelles ou généalogiques) et surtout, intimement mêlée à celle d’autres populations ayant vécu dans cette région à la même époque. Ces tendances contribuent très certainement à l’avancement de la recherche scientifique, mais n’ont que très peu d’incidence sur une représentation claire des Acadiens en exil en Nouvelle-Angleterre.

Conclusion

D’ennemi à hôte, la représentation de l’Acadien a considérablement évolué dans l’historiographie de la Déportation en Nouvelle-Angleterre de 1755 à nos jours, tel que l’indique le bilan que nous venons d’esquisser. Après avoir mis l’accent sur l’hostilité de la Nouvelle-Angleterre à l’égard des Acadiens, l’historiographie a ensuite fait valoir son hospitalité. Ce premier renversement de tendance est surtout dû, au XXe siècle, à une utilisation accrue des sources primaires impliquant la Nouvelle-Angleterre à un niveau politique et administratif. En raison de la partialité de leurs sources, les historiens ne retiennent d’abord de l’arrivée des Acadiens dans cette région qu’un geste hégémonique dans la continuité de la Déportation. Puis, la découverte des documents juridiques à la Massachusetts State House permettra de développer un autre regard, qui soulignera, à l’inverse, la dimension charitable de l’accueil en contraste avec la violence des actions militaires.

Cette dichotomie s’effrite à la fin du XXe siècle puisque les historiens réinterprètent la Déportation et l’inscrivent dans la longue durée en s’attardant davantage à ses aspects matériels (raisons des opérations militaires, responsabilités des acteurs, etc.). On observe aussi la tendance à analyser l’événement comme une résultante de plus vastes enjeux politiques et économiques en prêtant, par exemple, attention aux politiques d’accueil mises en place pour recevoir les Acadiens dans l’ensemble des colonies britanniques. De ces interprétations découlent des positionnements (qui situent l’Acadien par rapport à « l’Autre ») qui ne manquent pas d’interroger l’historien sur les différentes utilisations de cette figure particulière ainsi que sur la place de la représentation dans la compréhension du passé. De par le rôle central des courants d’idées, des idéologies ou des modes universitaires dans la naissance de la représentation historique, cette dernière peut-elle ultimement échapper à la démonstration intellectuelle ?