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Le titre de cet excellent livre est quelque peu trompeur, dans le sens où The Donut: A Canadian History traite à la fois d’un espace plus réduit que le Canada et d’un sujet plus important que l’humble beigne. Si ce titre suggère un objet d’étude tout à fait banal, l’analyse qui en découle est tout sauf banale. Porteur d’une réflexion lucide, intelligente et accessible, cet ouvrage constitue une contribution majeure à l’historiographie du travail, à celle du commerce et à celle de la culture de la consommation au Canada anglophone.

Steve Penfold, professeur d’histoire à l’Université de Toronto, utilise le beigne comme moyen de se pencher sur la culture de la consommation pendant la seconde moitié du xxe siècle. Au coeur de son questionnement sont les rapports entre les biens de consommation, les rapports sociaux et les sens culturels (« cultural meanings »). Cependant, le beigne n’est pas pour lui un simple prétexte, un objet facilement remplaçable par d’autres biens de consommation : l’auteur analyse avec finesse les multiples spécificités de l’industrie du beigne et des entreprises phares de cette industrie (Country Style, Mister Donut, Tim Hortons, Dunkin’ Donuts), tout comme la place du beigne (ou plutôt, de ce que l’auteur appelle « donut folklore ») dans la construction d’une certaine identité canadienne. Il s’appuie sur un corpus qui inclut la presse quotidienne, des journaux d’entreprise, des archives étatiques et plus d’une soixantaine d’entrevues avec des individus qui ont participé à cette industrie. S’il ne consacre pas beaucoup d’espace à détailler sa méthode d’histoire orale, il exploite ces entrevues de manière avisée, avec délicatesse.

Quatre des cinq chapitres du livre sont consacrés à l’histoire des aspects matériaux de cette industrie : la commodification du beigne, la mécanisation de sa production et la commercialisation de sa distribution ; la main-d’oeuvre (propriétaires de petits commerces, boulangers, serveuses) et les clients (notamment les ouvriers masculins et les adolescents flâneurs) ; les relations complexes entre les propriétaires de franchises et les sièges sociaux de ces entreprises. Il y est également question des rapports entre l’industrie du beigne et le réaménagement du paysage urbain et suburbain dans l’après-guerre. Penfold nous convainc de l’importance de l’étalement urbain, du développement de la banlieue, de la culture de l’automobile et de l’expansion des autoroutes pour la réussite des beigneries (« donut shops »). Ainsi, l’histoire de l’entreprise et l’histoire sociale prennent une place prépondérante dans cette étude. Le dernier chapitre, quant à lui, entreprend une réflexion sur ce que Penfold nomme « donut nationalism », c’est-à-dire la conviction exprimée dans différents médias que le beigne est partie intégrante de la culture et même de l’identité canadienne-anglaise. Ce livre s’inscrit dans l’historiographie bien développée de la consommation, mais Penfold refuse de concevoir l’acte de consommer comme de la simple « résistance » ou « subversion », tel que le font plusieurs praticiens des cultural studies.

Quatre aspects particulièrement stimulants de cet ouvrage sont à souligner. D’abord, ce livre constitue une étude détaillée du processus de travail (« labour process ») : il fait penser aux nombreuses études en histoire du travail canadien publiées dans les années 1980 (Craig Heron sur les ouvriers en acier, Ian Radforth sur les bûcherons, Ester Reiter sur les travailleurs et travailleuses en restauration rapide). Penfold a consacré un effort considérable à la compréhension du travail associé à cette industrie et a su en rendre compte dans ce livre.

Par ailleurs, c’est une histoire de gens qui ne figurent que rarement dans les ouvrages sur le Canada du xxe siècle. D’abord, celle des petits commerçants ; en cela, c’est une rare contribution canadienne à une importante historiographie internationale (je pense notamment aux travaux de l’historien anglais Geoffrey Crossick). Mais aussi, celle des petits consommateurs, car l’industrie du beigne relève de ce que Penfold appelle la « petty consumption » – c’est le fait que cette consommation soit si « petite », finalement, qui permet aux beigneries de survivre aux vicissitudes des récessions économiques du début des années 1980 et des années 1990. Enfin, c’est l’histoire d’immigrants et de migrants d’après-guerre qui ont trouvé dans l’industrie du beigne un créneau de marché et une possibilité d’ascension sociale. Si nous sommes loin ici des élites politiques, économiques et culturelles, nous sommes également loin des masses et des luttes ouvrières.

Dans la mesure où cet ouvrage est une histoire vue d’en bas (« history from the bottomless cup », écrit Penfold), c’est une histoire vue d’en bas vue autrement. L’auteur rend compte ici des réseaux complexes dans le monde de la petite entreprise, réseaux bâtis de liens entre membres de familles élargies et, souvent, de liens entre gens issus d’une même immigration, que ce soit des immigrants grecs à Toronto ou des migrants des provinces maritimes installés dans les villes industrielles du sud de l’Ontario.

Ensuite, ce livre constitue une réflexion sur la géographie humaine et culturelle, réelle et imaginée. À chaque page, ou presque, est inscrite une analyse des relations, et parfois des tensions et des antagonismes, entre les métropoles et les villes moyennes, voire les petites villes (ces villes où, dit-on, « il ne se passe rien ») ainsi que de celles entre les centres-villes et les banlieues. On y trouve également une réflexion sur le concept de la région. Penfold serait, je crois, le premier à avouer que, nonobstant le titre de son livre, cela n’est pas vraiment une histoire du « Canada ». L’industrie du beigne est, semble-t-il, un phénomène régional, présent surtout dans le sud de l’Ontario et les Provinces atlantiques et, dans une moindre mesure, dans le Lower Mainland de la Colombie-Britannique. Par ailleurs, l’identité canadienne évoquée par les publicités de beignes et par les analyses culturelles du beigne faites par les médias canadiens se résume, plus souvent qu’autrement, à des caractéristiques de la population habitant l’Ontario, province qui se voit trop souvent comme l’équivalent de la nation. Ces différentes régions canadiennes sont dépeintes, dans cette analyse, comme des îlots dans la grande mer nord-américaine, car c’est en fait l’échelle continentale qui est souvent la plus pertinente ici, et ce, malgré les associations du beigne à l’identité nationale.

Enfin, si on avait souhaité une théorisation plus explicite de la classe sociale dans ce livre (il n’y a pas de notice pour « Marx » dans l’index, là où on se serait attendu à le trouver, entre « Margaret’s Donuts » et « Max’s Donuts » …), cela demeure néanmoins un livre très révélateur de l’expérience de classe au xxe siècle, notamment en ce qui concerne la classe ouvrière et la (très) petite bourgeoisie. L’auteur rend compte des possibilités économiques ouvertes à ces gens, ainsi que de leur désir d’échapper au travail salarié pour poursuivre le rêve de l’entrepreneuriat – « one of the great dreams of the twentieth century », reconnaît Penfold (p. 97). Son analyse constitue, entre autres, une appréciation du dur labeur de ces petits entrepreneurs et de leurs employés. Somme toute, ce livre sur « the mundane matters of everyday life » (p. 193) réussit à démontrer les liens complexes entre les biens de consommation et les pratiques sociales et culturelles de la vie quotidienne. Certes, les beigneries « were a form of petty consumption, places where consumers could trade cheap purchases for time ». Mais, l’auteur insiste, elles signifiaient plus que cela : « For the price of a coffee and donut, consumers could buy a few minutes off the road, an hour out of the cold, a chance to flirt with a server, access to the local pusher, or just a few moments alone to watch the world go by » (p. 193).