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On est partis parce que c’était la grande vague », indique Margot, native de Marrakech qui a quitté le Maroc à l’âge de 21 ans. Elle explique ainsi son départ avec son mari et son fils :

D’abord, il y a eu une énorme vague d’immigration vers Israël. Et puis, après ça a été le Canada. Je suppose que tout le monde y venait dans un but bien précis, celui de trouver un travail en français, puisque c’était ça qui nous a fait partir. Et puis les gens ont suivi, c’était vraiment les moutons de Panurge. On partait, le cousin était parti et bon… allez nous aussi, on part, et on arrive ici, donc en [19]65. Une belle journée d’octobre, 20 octobre[1].

Ce passage, extrait d’un entretien réalisé dans le cadre de l’enquête Histoires de vie des Montréalais, permet de résumer l’état d’esprit des Juifs au Maroc durant cette période et d’éclairer différentes dimensions du récit migratoire. Interrogée sur les circonstances de son départ au Canada, Margot pose un regard extérieur, quasiment sociologique, sur sa propre migration, pour nous « expliquer » que son départ s’inscrit dans une temporalité particulière. Ce départ succède à une première vague d’immigration massive en Israël, qu’elle ne sent pas le besoin de justifier puisqu’elle se réfère implicitement à l’exode des Juifs et à leur retour tant espéré vers la « Terre Promise ». Michael Walzer identifie l’exode comme l’histoire par défaut de tous les Juifs[2]. Son départ avec son mari et son fils s’inscrit donc « naturellement » dans un mouvement collectif (« c’était la grande vague »), auquel elle ajoute toutefois un autre objectif, celui d’un projet professionnel (trouver un travail en français) que « tout le monde », selon elle, partageait. Margot inscrit son déplacement (et non pas son immigration) au Canada dans une conscience collective[3] juive, non dite parce que lui semblant une évidence, et où les « gens suivent » les autres, tout en affirmant qu’ils poursuivent tous un « but bien précis », celui de « trouver un travail en français »[4]. En dehors de la référence au français, le Québec n’est pas mentionné, car c’est au Canada que l’on émigre.

Même si l’objectif de mobilité professionnelle apparaît clairement dans l’éventail des conditions qui entraînent le départ de sa famille, ce qui frappe dans cet extrait, c’est la simplicité avec laquelle est envisagé le départ vers le Canada, résumé par l’expression « on partait », qui indique un lien immédiat entre la décision de quitter le Maroc et l’arrivée à l’aéroport de Montréal. En l’écoutant, nous n’avons pas l’impression que sa famille a décidé d’émigrer au Canada, un monde qu’elle ne connaît pas, mais où elle espère trouver un travail en français. En fait, le silence sur les raisons de son départ dans son récit et celui d’autres membres de la communauté juive du Maroc (elle présume que ce sont des raisons économiques qui ont poussé les gens à partir pour le Canada) nous ont conduit à centrer notre questionnement sur les souvenirs collectifs et la mémoire des interviewé.es pour mettre des mots sur les faisceaux de « motifs » de cette migration.

Dans ce contexte, les récits recueillis auprès de ces personnes nous permettront d’éclairer d’un jour nouveau des modalités qui ont conduit des populations juives du monde arabo-musulman à quitter leur pays d’origine à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale avec la création de l’État d’Israël et l’accession des pays d’Afrique du Nord à l’indépendance. La population juive du Maroc, forte de 250 000 personnes, a connu avec la colonisation du pays un processus de francisation qui a touché principalement les populations urbaines, mais qui ne s’est pas traduit par leur accès à la citoyenneté ou par l’intégration politique à la France. En effet, le Maroc devient un Protectorat français en 1912, mais le pouvoir colonial, ne souhaitant pas modifier les équilibres ethno-religieux entre les différentes composantes de la société marocaine, ne mène ni une politique de naturalisation collective (comme en Algérie avec le décret Crémieux de 1870) ni une politique de naturalisation individuelle active comme en Tunisie dans les années 1920[5].

L’histoire des Juifs du Maroc, et leur migration, s’inscrivent dans cette tension entre les conséquences de cette francisation, avec un attachement à la culture française, et la situation d’entre-deux du point de vue politique et de leur citoyenneté. Traditionnellement considéré comme protecteur envers les minorités religieuses, le nouvel État marocain indépendant maintient la nationalité marocaine à sa minorité juive lorsque le pays accède à l’indépendance en mars 1956, mais l’attitude de la société à son égard apparaît incertaine. Les remous de la période postcoloniale et les processus complexes de la construction de l’État marocain moderne ouvrent ainsi une période de grande insécurité pour les minorités religieuses et ethniques, précipitant beaucoup de leurs membres vers la migration.

Nous présenterons ici des récits de vie de personnes qui ont migré du Maroc à Montréal, illustration des parcours d’une fraction de la judaïcité[6] marocaine, la plus nombreuse d’Afrique du Nord. Alors que la majorité d’entre elles a fait son « alya[7] » en Israël, un second groupe de 35 000 à 50 000 personnes, non mentionnées dans le récit de Margot, s’est dirigée vers la France. À partir du recensement de l’année 2001, on estime à 7995 personnes, le nombre de Juifs nés au Maroc qui se trouvaient à Montréal à cette date[8].

Les récits de quelques individus peuvent-ils nous apporter un autre éclairage sur les manières dont ces migrants perçoivent leur départ et nomment leur migration ? Ces questions font l’objet d’intenses débats historiographiques et mémoriels : migration, mais aussi « déracinement[9] », exode[10], ou encore exclusion[11] sont autant de termes qui alimentent l’écriture de l’histoire de ces mobilités[12]. En revenant, dans cet article, sur leurs souvenirs des départs, nous voulons établir le prisme de la relecture mémorielle que proposent des Juifs marocains établis à Montréal à travers leurs récits de vie.

Au-delà des catégorisations d’ailleurs encore incertaines par lesquelles on voudrait définir ces migrations, nous voulons montrer l’éventail des perceptions des acteurs face à ces narrations. Les travaux sur les migrations ont rappelé que derrière les discours des migrants sur la décision de quitter un pays, il était nécessaire de prendre en compte les conditions de possibilité des départs et l’élaboration complexe des projets migratoires[13]. Les récits recueillis permettent d’apprécier la manière dont le départ, qui n’est pas désigné sous le terme de « migration », s’inscrit dans une re-construction collective de leurs identités, marquée par les transformations de leurs rapports à la société marocaine. La fin du pouvoir colonial et l’accession du Maroc à l’indépendance en 1956 conduisent les Juifs à envisager le départ de leur pays de naissance, résultant des processus d’acculturation[14].

À partir de 1948, la création de l’État d’Israël et la première migration vers « la terre promise » rendent désormais possibles le déracinement total et le départ (souvent définitif) du Maroc. Car l’on sait que les populations soumises au colonialisme ont connu de nombreuses migrations internes, qui restent encore difficiles à documenter dans le cas des Juifs marocains. Quand la mémoire des Juifs d’Algérie, étudiée par Ethan Katz, apparaît marquée par le processus de colonisation, le discours républicain et l’histoire juive, la situation des natifs du Maroc peut être lue de manière différente[15]. Le statut du pays, Protectorat français depuis 1912, n’était pas comparable à celui de l’Algérie (qui faisait partie du territoire français). L’identification politique à la France chez les natifs d’Algérie est liée à leur naturalisation collective tandis que rien de tel n’a existé au Maroc. Néanmoins, le rôle de la France, son rayonnement culturel et l’adoption de la langue française par la majorité de ceux et celles qui sont venus au Canada, occupe une place centrale dans les mémoires migrantes. La seule référence au Québec, qui n’est pas explicitement mentionné, est celle d’une communauté de langage, puisqu’on y parle français. C’est ainsi que les perceptions des migrants interrogés sont loin des méta-narrations proposées par leurs communautés ou par des historiens ; ces personnes racontent leur départ comme une fatalité, comme la conséquence d’événements extérieurs. On est loin d’une histoire linéaire, continue, avec un avant et un après et des événements précis. On a plutôt affaire à une mémoire, souvent tronquée et déformée, qui devient, pour les principaux intéressés, l’objet de nombreux réajustements, ceux-là même qui leur permettent de survivre aux événements traumatiques qu’ils et elles ont pu vivre à l’occasion de leur migration.

Aussi pour analyser les récits des Juifs montréalais natifs du Maroc, nous avons utilisé la typologie forgée par Yaron Tsur sur la structuration de la société coloniale. Des trois « secteurs » – occidental, natif et occidentalisé[16] –, nous aurions affaire à Montréal principalement à des personnes issues du secteur occidentalisé. Le premier secteur, composé des Européens et des colons de culture et de langue françaises, se retrouve en France, tandis qu’à l’opposé, le secteur natif est marqué par la culture arabe et berbère. Le secteur occidentalisé concerne les populations du Maroc qui, provenant du secteur natif, ont adopté un certain nombre d’habitudes occidentales. Dans la perspective de Yaron Tsur, les populations juives du Maroc se trouvent à la fois dans le secteur natif (dont les membres ont émigré en Israël principalement entre 1948 et 1956) et dans le secteur occidentalisé (qui leur permet de migrer en France et au Canada entre 1956 et 1974). Les récits que nous avons recueillis permettent d’examiner comment se construit, dans une population dite occidentalisée, le sentiment de la nécessité du départ. Ce dernier n’est pas entièrement vu comme un moment de rupture, mais comme le prolongement d’une dynamique de temps long d’appropriation d’un capital culturel qui les éloigne de la société marocaine.

Un mot sur nos sources et notre méthodologie

Les auteur.es du présent article ont mené une enquête d’histoire orale à Montréal entre 2008 et 2012 dans le cadre du projet Histoire de vie des Montréalais déplacés par la guerre, le génocide et autres violations des droits de la personne. Au sein de notre groupe de travail « Shoah et autres persécutions contre les Juifs », nous avions pour objectif de recueillir les histoires de vie de Juifs originaires des différents pays arabo-musulmans afin de prendre en compte la variété des expressions de l’identité « sépharade » à Montréal. Ainsi 37 personnes ont été interviewées au cours du projet. Fondée sur une méthodologie d’histoire orale, notre enquête s’appliquait à explorer la mémoire culturelle du trauma et du déplacement à partir des expériences individuelles[17].

Les méthodes d’histoire orale permettent de mieux identifier les décalages entre des sources historiques et les interprétations des acteurs et d’envisager ces événements à partir des perceptions des acteurs eux-mêmes. La subjectivité des chercheur.es engagé.es dans le projet comme celle des personnes interrogées est posée d’emblée. Propre au projet Histoires de vie Montréal, les chercheurs et les interviewés partagent un intérêt commun à l’égard de ces individus et travaillent dans le cadre d’une recherche-action, avec le concours de différentes instances dont la Communauté sépharade de Montréal. Deux des intervieweurs étaient des Juifs d’origine marocaine et une majorité de ces entrevues ont été réalisées par les cosignataires de cet article. Le recrutement des interviewé.es selon la méthode de type « bouche-à-oreille » facilite l’accès à une variété de personnes des deux sexes et de générations différentes, tout en renforçant la présence de Juifs marocains dans notre échantillon (deux tiers des personnes interrogées).

Nous avons suivi le protocole adopté par le projet Histoires de vie Montréal pour faire les entretiens : entrevues ouvertes, sans limite de temps, avec plusieurs rencontres si nécessaire. La personne raconte son histoire et décide du cheminement de l’entrevue selon son bon vouloir. Les récits analysés dans cet article sont donc composés par les personnes qui ont consenti à faire cet exercice avec nous. Il va sans dire aussi que la présence de deux personnes qui exposent la nature du projet de recherche, écoutent et filment a un impact certain sur le récit. Comme Paul Thompson l’indique, « se souvenir dans une entrevue est un processus mutuel[18] ». Les récits ainsi construits sont la résultante des subjectivités croisées des personnes présentes pendant l’entretien et les histoires de vie dépendent de la perception des individus qui se rencontrent à cette occasion. Ensemble, ils interrogent les limites entre les événements extérieurs impliquant le groupe et la perception qu’en a l’individu[19]. Nous avons donc établi les balises de notre propre subjectivité d’interviewers puisqu’elle teinte les résultats de notre recherche. « Nous » avons construit et élaboré un récit spécifique par rapport à notre passé. Collectivement, nous proposons d’explorer cette facette d’une histoire difficilement accessible à travers les récits d’autres individus. Individuellement, nous offrons une ouverture possible à nos trajectoires, qui ont alimenté les hypothèses et les points de vue dans la collecte et l’analyse des données de notre recherche.

Yolande Cohen, née à Meknès en 1950, utilise la méthodologie d’histoire orale depuis les années 1980, alors que l’attrait pour cette méthode s’était développé essentiellement chez les tenants d’une histoire sociale, et particulièrement au sein des études féministes[20]. Elle a eu recours à ce type d’enquête dans nombre de ses ouvrages consacrés à l’histoire des femmes[21], et pour faire l’histoire des Juifs marocains à Montréal. Dans un ouvrage publié en 1987, avec sa mère Marie Berdugo Cohen et l’anthropologue Joseph Lévy, elle a constitué un corpus d’une trentaine de récits de vie, réalisés entre 1980 et 1985, et qui révèlent la nostalgie d’un passé révolu, mais loin d’être disparu de la mémoire de ces gens qui venaient de s’établir à Montréal. Vingt ans plus tard, alors que les questions affluent sur les raisons du départ massif des populations juives des pays arabo-musulmans, elle considère indispensable de mettre son expérience de migrante, ses souvenirs cachés et non-dits au service d’une histoire collective où la subjectivité est au coeur de l’enquête ; une enquête qui est aussi une saga familiale impliquant trois générations de femmes. En effet, Sara Cohen-Fournier, née à Montréal en 1987, est sa fille et coauteure de cet article. Engagée pour faire des entrevues de sa famille et de personnes de la communauté juive marocaine de Montréal, Sara Cohen-Fournier ne s’attendait pas à découvrir des histoires remplies de trous et de silences, de variations et d’exagérations. Surprise, elle se demanda quelles étaient les émotions sous-jacentes à cette construction narrative et a poursuivi ses enquêtes d’histoire orale sur les Vietnamiens établis à New York. Extérieur à l’histoire des Juifs marocains, Martin Messika a entamé son travail de recherche en France. En interrogeant des Juifs natifs d’Afrique du Nord ayant quitté leur pays pour suivre des études supérieures en France métropolitaine, il avait été frappé par la diversité des manières qu’avaient les interviewé.es d’interpréter leur départ. Dans certains cas, ce dernier n’est pas considéré comme une étape brutale et la migration est inscrite dans un continuum scolaire, brouillant les appartenances nationales dans le contexte de la colonisation et de la décolonisation[22].

Ensemble, nous nous sommes intéressés à la manière dont les individus se souvenaient d’événements collectifs qui ont conduit les interviewés à quitter leur pays de naissance. Nous voulions susciter un dialogue entre les individus, leur mémoire et l’histoire afin de faire entendre les histoires du passé et tenter de construire à travers eux un récit collectif de cette migration, une sorte de narration historique qui ne soit pas que mémorielle. Nous analyserons dans cet article sept entretiens, réalisés auprès de quatre hommes et trois femmes. Deux d’entre eux, David et Sarah, ont quitté le Maroc pour effectuer leurs études supérieures en France. Native de Casablanca, Sarah s’est installée à Paris en 1964, à l’âge de 18 ans, avant de rejoindre Montréal en 1967. Elle y passe deux ans, retourne en France deux ans avant de s’installer au Québec. David est, quant à lui, né à Tanger et se rend en France en 1967 après son baccalauréat français. Ses études terminées, il s’installe aux Pays-Bas avant de découvrir Montréal à l’occasion d’un séjour à la fin des années 1970. Ayant décidé de quitter Amsterdam, il fait une demande d’immigration et arrive au Canada en 1987. Trois autres interviewés Viviane, Margot et Pierre se sont rendus directement au Canada avec leur épouse ou leur mari et leur enfant. Viviane et Margot étaient âgées de 21 ans et Pierre de 29 ans. Harry est parti avec ses parents et sa soeur au Canada à l’âge de 20 ans. Arieh s’est d’abord rendu en Israël à l’âge de 19 ans avant de s’installer à Montréal cinq ans plus tard.

Les sept ressentent, sinon l’urgence, du moins la certitude du départ, qui s’appuie sur une perception d’un mouvement inéluctable et généralisé qui touche la judaïcité locale. L’idée avancée par Margot dans l’extrait cité en ouverture de cet article mérite ainsi d’être analysée puisqu’elle témoigne d’un sentiment partagé concernant le départ des Juifs du Maroc. Ce départ s’inscrit dans un temps long qui témoigne de l’acquisition par ces populations d’un capital culturel francophone, voire français, qui les détache de la société locale alors qu’ils vivent toujours au Maroc : ce qu’Albert Memmi nomme l’exil intérieur et que l’on retrouve fréquemment dans les sociétés coloniales. Avec l’indépendance du Maroc, ces Juifs, qui ne sont pas français mais qui ont adopté la culture française, se trouvent dans une situation ambivalente vis-à-vis de l’État marocain. En effet, ils sont attachés au français, et même si certains d’entre eux expriment leur intérêt pour la langue arabe, ils ne sont pas prêts à adhérer au projet d’arabisation progressive de la société marocaine et ne se retrouvent pas pleinement dans le nationalisme marocain. Et même s’ils sont sensibles au projet politique (ou religieux), associé à l’État d’Israël, la migration vers le Canada leur apparaît comme une promesse d’un avenir meilleur, en français.

Ces éléments constituent la toile de fond du processus migratoire et conduisent les personnes interrogées à se penser comme extérieures au pays où elles sont nées et ont grandi. Cette situation est le produit de la rencontre entre la culture du colonisateur et les populations coloniales, en l’occurrence juives, qui l’ont intégrée et interprétée. Cette hybridité, où références juives, marocaines et françaises s’entremêlent pour les colonisés, conduit à une tension lors de l’accession à l’indépendance des pays du Maghreb[23]. Dans ce contexte, des « événements » servent de déclencheur à leur départ, vécu comme une décision individuelle, et permettent à certains de se référer à un mouvement général.

Se détacher/séparer du Maroc traditionnel par la francisation

La première étape du détachement des Juifs du Maroc fut la francisation de certains d’entre eux dans un nouveau système scolaire. Les écoles de l’Alliance Israélite Universelle (AIU), implantées au Maroc depuis 1862, constituent l’une des marques de l’implication de la judaïcité française en Méditerranée. Cette organisation fondée à Paris visait à « régénérer » les populations juives du monde arabo-musulman en les rapprochant de la culture française. Le Maroc constitue l’un des lieux centraux de son implantation et l’AIU scolarise en 1955 près de 32 000 enfants[24]. Tout en constituant un vecteur d’identification à la judaïcité française, européenne, mais aussi méditerranéenne dans la mesure où les enseignants, formés à Paris, proviennent d’autres pays arabo-musulmans, elle participe d’un mouvement de fond d’acculturation des populations juives à la modernité occidentale[25], les détachant de la société marocaine traditionnelle. Les écoles françaises jouent un rôle d’autant plus central qu’elles placent des secteurs de ces populations juives, qui n’étaient pas de nationalité française au Maroc[26], en contact direct avec des Européens. Cette dichotomie crée alors une séparation entre la société locale, traditionnelle et les groupes occidentalisés, qui se disent modernes. L’analyse des récits nous permettra de mieux identifier la place des écoles et de l’éducation dans la création d’un sentiment d’appartenance à la culture française.

Les récits de vie se font l’écho de l’importance du processus de francisation et de l’impact qu’il a eu sur les personnes interrogées. Ces dernières ont soit été scolarisées dans des écoles du réseau de l’AIU soit dans des écoles françaises (Mission universitaire et Culturelle Française). Ces deux institutions participent de manière différente de l’acquisition d’un capital culturel français. Au-delà des barrières religieuses, les interviewé.es parlent du lien étroit avec la France qui façonne leur identité. En contrepoint, le lien au Québec semble inexistant, du moins peu chargé émotivement.

Les récits de vie collectés témoignent d’une perception qui, tout en sous-estimant les dynamiques de domination du pouvoir colonial, reconnaît la centralité de la culture et de la langue de ces personnes. En mettant l’accent sur l’importance de l’éducation et des stratégies scolaires des parents, les récits traduisent les logiques d’accès à la culture française vues comme une dimension essentielle de la modernité. Les parcours peuvent être mixtes, associant des écoles de l’Alliance aux écoles françaises officielles. La possibilité de naviguer entre différents systèmes scolaires y apparaît comme un élément central. Le cas de David, né à Tanger, témoigne de cette situation. Il fait la première partie de sa scolarité dans une école de l’Alliance Israélite Universelle. Puis, grâce à ses bons résultats, ses parents l’inscrivent au Lycée français de la ville :

Et là, je suis passé dans un autre monde ; je suis passé d’un milieu protégé juif où la majorité, nous étions des Juifs à un lycée français qui était disons international, qui appartenait au gouvernement français, où… euh… toute la sociologie scolaire était différente, les élèves venaient de classes plus aisées. Et c’était… les Marocains musulmans n’étaient pas nombreux à cette époque parce que... on était encore... Tanger était encore international en 1956. Et c’était des fils, qu’on appelait des fils de notables, c’est-à-dire que la France donnait des bourses à des enfants marocains musulmans qui étaient des gens... des fils de personnes influentes dans la société marocaine.

Un an avant de passer son baccalauréat français, il décide d’arrêter ses études et de travailler comme aide-comptable à Tanger. Mais, en voyant ses amis partir pour la France étudier à l’Université, il se dit « tiens, mais pourquoi eux, ils sauraient plus que moi ». C’est ainsi qu’il décide de reprendre ses études pour passer son baccalauréat, mais pas dans son ancien établissement (« par orgueil »). Grâce à une connaissance acquise dans le scoutisme juif, il s’adresse au directeur d’une école gérée par l’AIU à Casablanca, l’École Normale Hébraïque[27]. Ce dernier l’accepte et lui propose de travailler comme surveillant dans l’école tout en préparant l’examen : « ça me permettait d’avoir une chambre à moi tout seul, d’avoir un petit salaire, et puis de terminer mon baccalauréat ». Cette école ne constitue pas à proprement parler un lieu de formation religieuse, mais bien un lieu où se conçoit la possibilité de partir du Maroc en France.

Les récits mettent l’accent sur la possibilité d’émancipation et de modernisation offerte par la culture française, qui peut apparaître comme une double rupture à la fois avec le monde marocain et avec le monde juif traditionnel. Deux interviewés, Sarah et David, conçoivent leur identité comme fortement liée à la France et se référent à « nos ancêtres les Gaulois », ce thème de l’école coloniale. Cette référence, transmise par l’école, offre une origine mythique, qui serait commune à des populations sous domination coloniale française, effaçant toute autre histoire ; que ce soit l’histoire juive ou l’histoire nationale en pleine refondation, alors que le Maroc vient tout juste d’accéder à son indépendance. Ainsi s’exprime leur volonté d’adhérer à une mémoire collective, construite autour des mythes fondateurs de la France[28]. David, qui quitte le Maroc en 1966, indique :

J’ai été éduqué depuis mon plus jeune âge, suivant le système français à savoir que nos ancêtres c’était les Gaulois... aux principes de la République « Liberté, Égalité, Fraternité ». C’est important que je le dise, parce que jusqu’à date, je me sens comment dire, très imbu de cette culture française. J’ai tété le lait de l’école laïque française, très, très jeune.

Dans ce récit, David décide de ne pas parler de son éducation juive. Il préfère se souvenir du poids culturel de la France et de l’attrait qu’elle représente. Dans la suite de son récit, il lie même son arrivée en France à la culture française :

Pour moi, le… la culture française, je la place au top. Je me sens, intrinsèquement… mes classiques français je les connais, et... Descartes, Molière, Pascal, pour moi, c’est mes grandes figures, Albert Camus, moi, c’est... c’est... j’ai pas... je rêve en français. C’est une histoire d’amour que j’ai avec la France.

David décrit un sentiment d’appartenance à une culture française dont il se sent fier. Sa mémoire et même son inconscient sont imprégnés de sa relation à la France : il rêve en français. Installé au Québec, il continue de se situer dans un rapport de colonisé à l’égard d’une France rêvée, alors même que les Québécois sont en train de s’en émanciper. Cette assimilation à des « racines » françaises est aussi reprise, quoique de manière moins grandiloquente, par Sarah qui a suivi les cours à la mission française de Casablanca à partir de 1951 : « J’étais dans les écoles de la mission culturelle française et je disais que nos ancêtres étaient les Gaulois, et voilà. » Plutôt que de se sentir exclue par cette phrase « nos ancêtres les Gaulois », Sarah y adhère pleinement. Cette formulation fait entendre à la fois l’évidence de la filiation transmise par l’enseignement, mais aussi une certaine distance construite a posteriori. Sarah raconte son éducation d’une manière factuelle.

De façon similaire, le récit d’Harry, qui a quitté le Maroc avec sa famille pour Montréal, reflète la centralité de la culture française dans la vision de sa famille. Il parle de son père dont la langue maternelle « a dû être l’arabe » et indique que son père « était allé à l’Expo Universelle à Paris dans les années 1930 et était revenu avec une certaine image de la grandeur française ». Harry met l’accent sur le rayonnement de la France en tant que puissance culturelle et colonisatrice. Le Québec n’a pas sa place dans cet imaginaire, marqué par une certaine nostalgie. La description qu’il fait de son environnement est également marquée par l’absence des populations et de la culture arabes : « on a toujours vécu avec des Français. Moi je ne parle pas arabe. »

Cette construction d’un espace mental colonial marqué par l’absence de la majorité de la population du pays apparaît de manière tranchée dans le récit de Sarah. Née à Casablanca dans une famille de la classe moyenne supérieure, elle habitait dans un quartier européen. Dans une formulation révélatrice, elle indique : « j’pensais que j’habitais en France. C’est quand je suis arrivée en France que j’ai réalisé qu’on m’appelait… que j’étais maghrébine et pied-noir. » La migration conduit à une remise en question identitaire et à une mise à distance de la conception qu’elle avait d’elle-même lorsqu’elle était au Maroc. La forte segmentation du monde colonial et postcolonial conduit ainsi à un brouillage des catégories et des références identitaires. Sarah n’est pas de nationalité française. Pourtant, vivant au Maroc, et éduquée dans le système français, la perception de son identité est fondée sur la centralité de la France. Arrivée en France, elle prend rapidement conscience de la manière dont les autres, les Français, l’associent à une zone géographique, et l’assimilent en partie à la population dite maghrébine, au sens de musulmane ou arabe, ayant migré en France. À l’inverse, le terme « pied-noir » désigne traditionnellement, les Français natifs d’Algérie, et par extension d’Afrique du Nord. Disposant du statut de rapatriés, leur situation en France métropolitaine a été différente de celle des migrants perçus comme arabes ou musulmans principalement venus d’Algérie qui ont fait l’objet d’une surveillance policière et de politiques de logement spécifiques[29]. Se définir comme maghrébin et comme pied-noir, sans être de nationalité française, témoigne du brouillage introduit par les transformations dans le monde colonial pour cette informatrice, qui peut tantôt s’identifier à un terme tantôt à l’autre. En effet, dans son récit, elle commence par dire « on m’appelait », puis change son discours pour « j’étais maghrébine et pied-noir ».

L’importance de la culture et de la langue françaises sont également prégnantes dans le récit de Viviane. Cette dimension est d’autant plus marquante qu’elle prend place dans un discours qui met l’accent sur le lien indéfectible entre son pays de naissance et les Juifs, ces derniers étant, selon elle, présents au Maroc « de toute éternité ». Ainsi, elle justifie le fait de ne pas avoir été scolarisée dans une école de l’Alliance Israélite Universelle de la manière suivante :

On n’[y] est jamais allés ni mes frères ni moi. Toujours, je crois dans cette volonté de mes parents de vouloir nous faire progresser, et en pensant qu’en parlant le français en allant plus tard dans des écoles françaises, et un jour dans des universités françaises, nous aurions plus de chance dans la vie[30].

Cette situation se double, chez Viviane, d’une forme de regret vis-à-vis de la culture arabe marocaine. Ainsi, elle indique avoir appris l’arabe dialectal et l’arabe classique, mais précise-t-elle, « c’était pas quelque chose qui était encouragé ». En effet, selon elle :

La tendance était plutôt de s’assimiler avec les Français qu’avec la culture arabe […]. Je regrette aujourd’hui qu’on n’ait pas plus parlé l’arabe même pour le faire apprendre à des enfants, ça aurait été une langue en plus. Mais quand on est partis, ça a été un moyen de couper aussi le cordon, de se séparer, l’arabe.

Les stratégies scolaires, qui s’appuient ici principalement sur les écoles françaises, mais peuvent associer des écoles de l’Alliance Israélite Universelle, s’inscrivent dans un processus de francisation voulu par les parents. Cette opération d’acquisition d’un capital culturel français se révèle déterminante dans les parcours migratoires étudiés. Cette étape permet aussi de lire en filigrane leur détachement de leur pays de naissance. Le réseau scolaire, la structuration de l’espace colonial, mais aussi les échanges culturels et les promesses de la culture française, sont autant d’éléments qui participent d’un récit du départ.

L’acquisition du capital culturel par la scolarisation inscrit la migration comme un prolongement qui n’est pas vécu de manière brutale par les personnes interrogées. En effet, nous parlons d’une scolarisation qui continue au-delà du baccalauréat français, et qui permet une mobilisation à la fois culturelle et intellectuelle. Ainsi, dans son récit, David interprète son départ comme la suite logique de son parcours d’études après l’obtention de son baccalauréat :

J’ai fini mon bac […] avec mention et puis je suis parti en France étudier. J’ai eu une bourse, et là... je suis... je dois dire... que... euh... je me sens aussi français parce que la France m’a donné la possibilité d’étudier, j’ai eu une bourse française du gouvernement français pour aller étudier en France, je suis parti à Aix-en-Provence.

Sarah, dans son récit, met l’accent sur cette dimension qui vient banaliser l’expérience migratoire. Son départ de Casablanca, du Maroc vers la France, constitue la suite logique, selon elle, de ses études et de son insertion dans l’univers culturel français. Ainsi, interrogée sur la manière dont elle a perçu son départ en 1964, elle répond :

Mais vraiment, j’ai... je suis partie au mois de juin, c’était youpi j’ai réussi au baccalauréat, je vais aller à Paris étudier. Je suis arrivée à Paris […] Là, il y avait toutes les copines, on allait un peu à la fac, on s’amusait beaucoup. Et puis voilà. Ça a pas été une déchirure du tout, et j’ai quitté un Maroc que je ne connaissais pas vraiment.

Cet aspect est renforcé lorsqu’elle explique son départ, à partir de Paris, vers Montréal où se trouvait une partie de la famille de son mari : « j’suis venue les rejoindre. Ça a pas été une déchirure, ça a pas été… je l’ai pas vécu comme un déracinement. » D’ailleurs, Sarah est l’une des informatrices qui a marqué sa désapprobation concernant l’intitulé de notre projet. Notre recherche sur les Histoires de vie des Montréalais est sans doute valable pour d’autres personnes, réfugiées ou rescapées de la Shoah, mais pas pour elle, qui insiste sur la liberté de ses choix migratoires[31]. Pour elle, le déracinement n’a pas eu lieu, puisqu’elle n’a jamais senti une appartenance au Maroc : « je ne le connaissais pas vraiment ». À la place, ce sont ses amies, sa famille et la communauté juive (« tout le monde ») qui constituent son milieu d’ancrage et de référence. Puisque tous partaient, son départ devenait nécessaire. Sans le dire, elle reprend un thème fort et récurrent dans l’histoire juive, qui est celui de l’exode[32].

Cette présence de la culture française devient tellement centrale dans les histoires de vie des interviewé.es que lorsque la présence coloniale s’efface, les Juifs du Maroc se retrouvent devant ce qui leur apparaît comme des impasses, comme celle de devoir éduquer leurs enfants en arabe. C’est le cas de Viviane qui, pourtant, indique qu’elle ne souhaitait pas quitter son pays et sa famille (« j’étais trop attachée à mes parents »). Ainsi, après avoir eu une fille, elle prend conscience

Qu’il faudrait qu’elle n’apprenne que l’arabe et qu’à ce moment-là, il n’était plus question qu’elle apprenne le français. Donc les règles étaient inversées, au lieu d’une heure d’arabe par semaine, ça aurait été une heure de français. Et donc que ses études, à nos yeux, seraient handicapées et que son futur serait handicapé.

Enlever l’occasion d’étudier en français devient, pour Viviane, une souffrance qui en outre pénaliserait sa fille en lui ôtant la possibilité de mobilité sociale promise par l’éducation française. Dans le contexte colonial, et ce, même après l’indépendance du Maroc, l’acquisition d’un capital culturel au sein des écoles françaises détermine un détachement de la société marocaine locale. Bien sûr, ces témoignages ne signifient pas que l’ensemble de la judaïcité expérimentait un tel mouvement, mais pour cette catégorie de la population, l’immigration ne peut pas être lue sans prendre en compte leur scolarisation et leur francisation. Progressivement, la vie dans le nouvel État indépendant entre en contradiction avec l’attachement culturel avec l’ancienne puissance coloniale, sans que, dans la majorité des cas, les individus concernés soient des nationaux. La dislocation du monde colonial façonne aussi la description d’une communauté juive dont la grande majorité des membres avait « choisi » le départ, tandis qu’une petite minorité, dite résiduelle, maintient encore à ce jour une présence juive au Maroc.

« Les gens partaient »

Les récits des interviewé.es nous frappent en ce qu’ils expriment le sentiment d’un départ inéluctable, qui n’a pas de point de chute fixe. En dehors d’Israël, qui représente une destination imaginaire forte, et où la majorité d’entre eux immigre à partir de 1948, les autres destinations s’inscrivent davantage dans un horizon d’attente indéterminé. Cette migration en masse des Juifs du Maroc en Israël est néanmoins intégrée dans les récits des départs vers d’autres pays et revêt une double dimension. Elle est en effet inscrite dans une histoire de la judaïcité marocaine, mais aussi et surtout, elle est parfois lue comme une « disparition » inéluctable. Cette image témoigne de la reconnaissance, par les informateurs, des vagues migratoires que les populations juives du Maroc ont connues depuis 1948. Dans les récits, cette idée est introduite par les termes de disparition, plus ou moins brutale, qui est avancée, présentée comme une donnée constitutive de la société juive de l’époque, voire une fatalité. Ainsi, Harry après avoir mentionné la première vague d’immigration des Juifs du Maroc vers Israël indique : « les gens partaient. Les tantes ont disparu d’un coup. » Plus loin, afin d’expliquer le départ de sa famille et leur décision de se rendre au Canada et non pas en France, il indique « tout le monde disparaît graduellement [au Maroc]. Il était clair qu’il ne fallait pas aller en Europe. » Bien sûr, là encore, cet extrait ne signifie pas que les Juifs du Maroc ne se sont pas rendus en Europe, mais il reflète la perception de notre informateur et l’état des discussions dans la sphère familiale.

Margot, qui était mariée et avait un enfant lorsqu’elle a quitté le Maroc, inscrit son départ à la fois dans une succession d’événements qui la mettait elle et sa famille mal à l’aise, mais surtout, dans un contexte de disparition de la judaïcité marocaine. Ainsi, elle insiste sur le fait que la situation de sa famille était bonne jusqu’au début des années 1960 et que « le mellah [quartier juif] se vide de ses habitants, que mon père s’écoeure aussi et parte, et qu’on voit les gens partir les uns après les autres, et qu’on décide que… ». Plus généralement, elle explique de manière globale la migration des Juifs du Maroc par l’effet d’entraînement des départs eux-mêmes : « Vous voyez le contexte était pas… Et puis les gens partaient, et ça, y’a rien pour faire partir les gens que de voir d’autres gens partir avant. Ça, c’est clair, c’est les moutons de Panurge dans son plus bel effet, c’est tout à fait ce qui est arrivé. » L’ambiance qu’elle décrit, dont le sentiment pressant que tout le monde part, façonne sa vision de l’avenir. Ainsi, son mari la convainc d’immigrer au Canada, mais elle indique qu’auparavant :

Non, j’avais jamais fait de projets d’émigration. Faut dire que j’étais extrêmement jeune et que tout ça nous est tombé un peu dessus. Les années 1960, c’était vraiment l’exode, c’était vraiment l’exode des Juifs d’Égypte, ou pareil. Et donc ça nous a un peu pris… tout le monde a été pris dans… cette espèce de tourbillon infernal, de voir les gens partir, les gens partir les uns après les autres.

La migration en elle-même est posée comme une donnée extérieure, expression d’une forme de fatalité qui s’abat sur la collectivité juive qui ne perçoit un avenir que dans le départ. Ici, il est intéressant de noter que le terme migration n’est pas utilisé. Les deux informateurs ont recours à des références du langage commun (comme les moutons de Panurge), qui témoignent d’un mouvement collectif et apparemment spontané. Par ailleurs, la mention de l’exode des Juifs d’Égypte inscrit le récit dans une perspective religieuse alimentée par le récit biblique de la sortie des Hébreux d’Égypte. Ce qui frappe, dans ces récits, c’est le sentiment d’une collectivité qui part. Cela nous mène à nous pencher sur les éléments de récits qui font de cet exode une nécessité imminente pour les interviewé.es ; un exode qui leur apparaît comme l’inéluctable histoire des Juifs. Leur identification à une histoire juive « par défaut » n’est pas explicitée, mais elle donne lieu aux justifications qui accompagnent la rupture qui s’opère alors.

Des « événements » déclencheurs 

Certains récits, en particulier ceux de nos personnes interrogées adultes, qui travaillaient et avaient des enfants, mettent l’accent sur des événements déclencheurs qui imposent le départ du Maroc. Ce qui peut être assimilé à des faits divers s’inscrit néanmoins dans l’évolution d’un rapport vis-à-vis de l’État et de la société marocaine. Pour reprendre la notion forgée par l’historien Yossef Haim Yerushalmi, les évolutions politiques conduisent à une réévaluation de « l’alliance royale » ou « alliance verticale »[33] entre les Juifs et l’État. Par cette expression, Yossef Haim Yerushalmi met l’accent sur l’idée, parfois mythique, de protection des Juifs par les États. Dans un mouvement similaire, les « alliances horizontales » désignent la manière dont les Juifs, et les institutions juives parviennent ou non à tisser des liens avec d’autres catégories de la population. Or, les récits font émerger à la fois une crise de l’alliance verticale, et de la confiance accordée à l’État nouvellement indépendant, et une impossibilité de mettre en place des alliances horizontales avec la majorité arabe marocaine[34]. C’est dans cette perspective que les récits se font l’écho du sentiment d’insécurité dans leur pays et du malaise ressenti par les informateurs.

En plus d’expliquer sa décision par la crainte que sa fille ne puisse pas être scolarisée dans une école française ou qu’elle ne puisse pas apprendre le français, Viviane fait état d’événements marquants qui ont participé d’un sentiment d’insécurité dans le Maroc post-indépendant :

Comme le fait qu’on ait brûlé, brûlé un vieux monsieur qui allait à la synagogue, un matin à six heures du matin. Une amie à moi, son père a été découpé en morceaux dans son taxi, dans la malle de son taxi. J’ai rencontré un policier arabe parce que deux personnes me suivaient et j’ai rencontré le policier en lui disant « on me suit ». Et il m’a dit « toi, la juive, je te suivrai aussi ». Donc des choses qui fait [sic] que je ne me sentais plus en sécurité et je sentais que l’avenir de mes enfants serait, euh, serait pas celui que j’avais rêvé pour eux, c’est-à-dire plus d’ouverture sur le monde et pas de la fermeture.

Cet extrait fait intervenir différents types d’exemples de violences. Les deux premières sont des incidents dont l’informatrice a eu connaissance par ouï-dire et qui alimentent un climat de brutalité au sein de la société. Le troisième exemple fait état d’une expérience vécue par Viviane et met l’accent sur l’absence de confiance envers l’État et ses représentants. Ce récit fait apparaître une inversion des valeurs puisque le policier se met du côté des individus alors qu’il est censé protéger l’informatrice. Surtout, il témoigne de la manière dont cette dernière se sépare de son pays : l’hostilité envers les Juifs est décrite comme non seulement une caractéristique de la société, mais aussi de l’État, incarné par le policier. Il convient ici de souligner que l’insécurité et l’incertitude sur l’avenir sont associées au fait d’être juif, mais pas à l’ensemble de la société marocaine, qui rencontre après l’indépendance des difficultés[35]. Cette situation est accentuée par l’hostilité envers l’État d’Israël qui crée une tension palpable entre les populations juives et musulmanes.

Margot est, quant à elle, plus critique à l’égard du pouvoir marocain. Ainsi, elle indique : « Il faut dire que, je sais pas on a dû vous le dire déjà lors de vos interviews, c’est que le Maroc après l’indépendance et après surtout après le départ des Français, c’était devenu une terre, plus tellement hospitalière. » Ainsi, tout en exprimant au cours de l’entretien un attachement à la culture marocaine, elle ne manque pas de critiquer l’administration du pays et plus généralement celle des pays définis comme arabes, qu’elle considère marquée par l’arbitraire :

Par exemple, je vous donne un exemple, vous demandiez votre passeport. D’abord, il faut savoir que dans les pays arabes demander n’importe quel papier faut graisser la patte de celui qui va vous le donner. Alors un passeport, à l’époque, coûtait l’équivalent de deux mois de salaire. C’est pas tout le monde qui pouvait s’en payer un.

Enfin, elle met en perspective son départ avec « l’écoeurement » de son père à la suite de ses ennuis judiciaires. En effet, arrêté par la police après avoir placé une partie de son argent en France (en contrevenant peut-être aux lois marocaines), il a dû, d’après Margot, payer le policier afin de retrouver sa liberté : « Le commissaire de police pendant deux ans a sucé mon père jusqu’à la moelle, tous les mois il fallait qu’il vienne lui allonger 100 000, 200 000 et puis ça a augmenté ». Ce récit, avec le vocabulaire familier utilisé, témoigne d’une rupture de confiance envers des institutions étatiques et d’une colère contre l’arbitraire. Ce passage constitue un contrepoint aux propos tenus par Margot lorsqu’elle est interrogée sur ses sentiments lors de l’indépendance du Maroc en 1956, elle préfère répondre au sujet de l’exil du Roi décidé, en 1953, par les autorités coloniales. Ces dernières installent sur le trône Ben Arafa, un homme proche de Thami el Glaoui de Marrakech[36] :

Le Glaoui était un personnage familier pour les Juifs. D’abord, il était très proche des Juifs, il était bon pour nous. Et donc, c’était un visage familier […] [c’était] un personnage qui était dans nos coeurs et dans nos vies […]. Je me souviens de sa silhouette, il était plein de majesté le Glaoui, certains disaient qu’il était le Roi du Sud.

Le Glaoui apparaît ici dans un contexte familial et familier et devient une figure qui fait partie de la famille juive. L’interviewée s’approprie de manière personnelle certains des grands événements que traverse le Maroc, comme la déposition de Mohammed V. Elle signale aussi que la présence des Français au Maroc semblait assurer un certain pluralisme religieux qui risquerait de disparaître avec leur départ, rendant plus précaire la présence de la minorité juive au Maroc. Pourtant le pluralisme religieux était ce qui avait poussé les Juifs expulsés de l’Andalousie par l’Inquisition espagnole à s’installer au Maroc rejoignant les populations qui s’y trouvaient déjà.

Le récit de Pierre permet d’articuler différentes dimensions que nous avons mentionnées. Né à Casablanca en 1928, il occupait un rôle de cadre dans une banque, et il a rejoint Montréal en avril 1957 avec sa fille et sa femme. Dans le cadre de son travail, il était en contact avec le représentant de l’agence United-HIAS-Service (HIAS), lui-même en lien avec l’organisation montréalaise Jewish Immigrant Aid Services (JIAS) qui mettait en place des programmes d’immigration juive[37]. Dans sa description, sa décision de partir du Maroc constitue la conséquente directe d’une grève organisée dans sa société et d’un incident avec l’un de ses collègues et amis. Ainsi, il se souvient clairement de cet échange avec l’un de ses collègues lorsqu’il s’apprête à se rendre dans son bureau :

Mon meilleur ami musulman [il me dit] […] tu fais pas la grève ? Je dis : « tu sais bien j’ai une responsabilité », et il me dit « si tu as pas peur pour toi, tu devrais avoir peur pour ta fille ». Ça, c’était mon ami, il mangeait chez moi, je l’ai promu à toutes sortes de positions. J’ai dit « Ah bon, merci ». Je suis sorti de là-bas, je suis allé directement à la JIAS [sic] qui me connaissait très bien parce que je faisais leurs opérations de change.

La décision de partir est ici déterminée par cet incident, et non comme le résultat d’une décision mûrement réfléchie. Pierre, de par ses responsabilités, se sent en décalage par rapport au reste de ses collègues, puisqu’il ne s’associe pas à cette grève. Par ailleurs, il entend la menace déguisée, l’avertissement de son collègue et ami, comme signe de la nécessité de partir. Dans cette situation conflictuelle, il constate sans le dire qu’il est devenu un « paria » dans son lieu de travail, puisque « son meilleur ami musulman », lui-même identifié en termes ethno-religieux, le traite comme un Juif qui doit avoir peur pour lui et sa famille. Alors que se joue un conflit social, il se traduit pour notre informateur en termes ethno-religieux.

Néanmoins, et parce qu’il a eu le sentiment de garder le contrôle sur sa destinée, Pierre refuse d’interpréter sa décision de partir comme le résultat de la peur. Ainsi il indique : « J’ai pas un mauvais souvenir [du Maroc] je suis pas parti parce que j’avais peur, je suis parti parce que j’ai pas aimé qu’on me dise que… euh… ce qui est obligatoire me dérange. » Au malaise et à la crainte, il préfère mettre en avant l’application d’un principe qui expliquerait sa décision de partir. La société marocaine, mais aussi le pouvoir politique marocain, sont vus comme sources de dangers. À l’ordre colonial, connu et dans une certaine mesure apprivoisé et apprécié, se substitue un espace incertain, aussi segmenté selon des clivages ethno-religieux, et marqué par l’arbitraire et l’insécurité. Pour ces jeunes gens juifs natifs du Maroc mariés avec un enfant dont nous venons d’étudier les parcours, le choix devient limpide : ils préfèrent partir au Canada, un pays qu’ils ne connaissent pas mais dont les promesses restent entières.

Les récits conjuguent le sentiment d’un départ généralisé et la rupture de confiance avec l’État et avec la société marocaine. Immigrer au Canada pour des natifs du Maroc ne signifie pas forcément quitter le Maroc directement pour le Canada. Un départ est envisagé, mais le point de chute n’est pas connu. Nous avons vu que dans les récits que nous avons analysés se tissent des parcours migratoires qui associent le Maroc, la France puis le Canada. C’est le cas de deux interviewés (David et Sarah) qui ont fait un séjour en France, dans le cadre de leurs études avant de s’installer à Montréal. Différents mouvements structurent ces mobilités, même si elles ne sont pas clairement perçues par les migrants. Tout d’abord, la francophonie, qui permet à David se venir faire un séjour d’étude dans un premier temps, ouvre une possibilité de se confronter à la société québécoise, mais surtout montréalaise. D’une certaine manière, la francophonie facilite l’installation des nouveaux arrivants au Québec, dont le français est sinon la langue maternelle du moins celle dans laquelle ils ont été scolarisés au Maroc ou en France. Ils bénéficient ainsi du rapprochement politique entre le Québec et la France à partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale et qui culmine avec la visite du général de Gaulle. Mais d’autres déterminants sont à l’oeuvre dans la relation Canada/Québec/France[38]. En effet, les associations juives canadiennes, dont le siège se trouve à cette période encore à Montréal, bâtissent les conditions politiques de la migration en les négociant avec le gouvernement fédéral. L’existence d’un cadre commun francophone ne suffit pas pour que les migrants émigrent et s’installent, mais il se superpose à un programme d’immigration porté par la société civile.

Ces trajectoires façonnent la manière dont les personnes interrogées considèrent leur expérience de migrants. Ainsi, nous pouvons distinguer certaines trajectoires selon la place de l’individu dans la société. Dans le cas des étudiants venus d’abord en France pour leurs études, il est difficile de se percevoir en tant que migrant tant le départ du pays de naissance est vu comme un prolongement logique du statut d’étudiant. Cette seconde migration au Canada correspond, quant à elle, à une volonté d’améliorer son statut professionnel ou de rejoindre des membres de la famille. Pour d’autres, la trajectoire est différente et commence par un départ vers Israël. C’est le cas d’Arieh.

Un cas de migration en Israël puis à Montréal

Le cas d’Arieh permet d’envisager une autre dimension du récit de la mobilité. En effet, alors étudiant au secondaire, il est actif dans les mouvements de jeunes sionistes. Il quitte le Maroc brutalement, visiblement en rupture avec sa famille[39] : « Je me suis sauvé de la maison. Ils ne voulaient pas me laisser partir et j’ai quitté sans dire au revoir. » Ce départ est justifié de la manière suivante : « je voulais absolument réaliser mes rêves qui étaient ceux d’aller vivre dans un socialisme idéal, utopique évidemment. Et être parachutiste... » Ces motivations s’inscrivent dans le mouvement de diffusion du sionisme et l’éclosion de mouvements visant à stimuler la migration vers la Palestine puis vers Israël à partir de 1948. Ce choix témoigne d’un changement dans l’adhésion au tout jeune État hébreu et à sa construction. Ainsi, Arieh indique avoir su qu’il ne retournerait plus vivre au Maroc :

Non, je savais où j’allais, même très jeune, je voulais pas... non, ça me disait rien […] je suis revenu pour visiter... pour moi bon il faut tourner la page, un moment il faut aller de l’avant. Faut aller de l’avant, dans le sens faut assumer tes idées, faut assumer... tu vas pas juste jouer, si ça te plaît tu restes, si ça te plaît pas... tu restes quand même, pour savoir qu’est-ce que ça veut dire d’être là-bas.

En revanche, la clarté du propos sur les motivations du départ vers Israël doit être mise en perspective avec l’absence de précision sur les ressorts des mobilités postérieures. Si l’adhésion à l’idéal sioniste est mise en avant pour expliquer la première migration, Arieh n’élabore pas autour de ses autres trajectoires : « Après l’armée, j’ai tourné, je me suis retrouvé en Angleterre, après l’Angleterre, ma mère, mon père sont venus me voir à Gibraltar, parce que je ne pouvais pas entrer au Maroc avec mon passeport israélien. » Après Gibraltar, il se rend à Paris en décembre 1972, où se trouvait un oncle « éloigné », soit trois ans après son arrivée en Israël : « j’explorais, je savais pas où aller, j’étais un peu hippie quoi ». C’est deux ans plus tard, en août 1974 qu’il se rend avec un ami à Montréal : « on s’est installés à Outremont ici. On était seuls. Y’a personne, j’ai pas de famille, je suis venu seul ici. » Les motivations qui le conduisent à choisir Montréal ne sont pas davantage expliquées (« Pff… eh ben, il [son ami] disait “viens on va y aller”. C’est bien tout. ») et la migration n’est pas considérée comme telle. À la place, elle est vue comme une étape temporaire d’un voyage qui comporte plusieurs arrêts. Arieh se rêve comme un homme cosmopolite, sans patrie.

Conclusion

Les récits de vie que nous avons analysés ici permettent d’interroger la pertinence de certaines catégories pour analyser les migrations postcoloniales. Loin d’être une migration linéaire, celle-ci s’ancre dans une histoire de déplacements multiples, de ruptures internes déjà consommées avec la société d’origine et d’adoption d’un habitus occidental préalable à la migration. Ici l’adoption du français comme langue « maternelle » est un ancrage identitaire fort et permanent, qui se réalise avant et après la colonisation et qui détermine en partie le choix qu’ils font d’émigrer au Québec. Les récits suscitent par ailleurs une multitude de souvenirs qui suggèrent que la migration peut à tout moment être convoquée comme une issue possible, mais non exprimée quand s’installe durablement un sentiment de peur, qui n’est aussi que partiellement dit. Derrière les reconstructions mémorielles auxquelles se livrent nos interviewé.es, « l’écoute profonde » que nous leur avons proposée leur permet d’élaborer pour nous comment se construit l’hypothèse de leur migration. Ils et elles perçoivent leur départ comme une tension entre un choix, personnel et assumé (une décision rationnelle de type économique) et un mouvement lent et inexorable, qui pousse « tout le monde » (sous-entendu toute la judaïcité du Maroc) à partir. Cette dynamique est indissociable du processus de francisation des populations juives du bassin méditerranéen mené par l’Alliance Israélite Universelle dont l’idée, née chez une élite israélite française, fut marquée par les idéaux révolutionnaires. Cette oeuvre, qui scolarise une partie importante des filles et garçons juifs, est intégrée après l’indépendance dans le réseau public marocain. Elle a participé à la francisation des populations juives des villes en particulier, ce qui a eu pour conséquence leur détachement progressif du milieu arabo-musulman.

La mémoire coloniale des interviewé.es apparaît ici tronquée. En effet, la segmentation ethno-religieuse du monde colonial et postcolonial et le processus de francisation de ces personnes, étape essentielle d’acquisition d’un habitus culturel occidentalisé, jouent un rôle crucial dans la séparation qui s’opère chez eux et qui se traduit par leur distance vis-à-vis de leur monde traditionnel (juif et marocain). Ainsi, pour ces membres du secteur occidentalisé, la migration est difficile à penser en tant que migration parce qu’ils s’estiment déjà ailleurs en termes d’appartenance sociale et culturelle. Néanmoins, cette identification culturelle ne débouche pas systématiquement sur une intégration politique à la France, à la différence du cas algérien où les Juifs avaient la nationalité française[40]. Le vide laissé par la fin de la domination coloniale n’est ainsi ni comblé par la métropole ni par le nouvel État marocain. En effet, la conscience d’être extérieur à la société postcoloniale est renforcée par des événements qui viennent miner la confiance envers l’État et la société marocaine et témoigne d’un changement dans la relation vis-à-vis du pouvoir politique. Arrivés au Québec alors qu’est affirmée la suprématie du français, ils bénéficient du fait d’être francophones sans toutefois s’impliquer dans les intenses débats identitaires entourant cette question ; ce vide ne semble guère avoir été comblé.

En ce sens, les migrations juives sont sans doute parmi les premières grandes migrations qui précèdent et annoncent celles des dizaines de milliers de Marocains musulmans au Canada dans les années 1990 et 2000. Peut-être alors devrait-on penser les départs de ces segments occidentalisés des populations juives et musulmanes du Maroc comme partie prenante des migrations postcoloniales qui ont bouleversé l’histoire de l’Afrique du Nord ? Certainement, si l’on s’en tient aux raisons avancées par nos interviewe.és. Si l’on inclut les références implicites de ces récits aux périodes d’exode qui ont marqué l’histoire des Juifs, alors il faut voir dans ces départs une autre illustration de leur appartenance au monde juif. Il semble plus facile pour eux de parler de leur identification à la culture française que de leur identité juive. La référence à « l’exode » est sous-entendue (car peut-être trop évidente) et ce terme est remplacé par « départ ». En ce sens, les mots utilisés témoignent des bouleversements identitaires que nos interviewé.es ressentent, mais ne peuvent exprimer pleinement alors qu’ils et elles quittent le Maroc et tentent de mettre en récit la réalité qu’ils et elles vivent désormais au Québec.