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L’histoire de l’arrivée des déportés acadiens en France, de l’échec des tentatives de les établir en métropole ou dans les colonies françaises ainsi que celle de leur départ pour la Louisiane en 1785 était déjà connue. D’après l’historiographie, le gouvernement français avait cherché à garder les Acadiens en France mais ceux-ci n’avaient jamais réellement voulu s’assimiler à la société française en raison de différences culturelles marquées et d’un fort sentiment nationaliste. Selon Mouhot, cette interprétation ne tient pas devant une analyse en profondeur de l’attitude du gouvernement français et de celle des Acadiens.

Prenant soin de bien définir les concepts d’identité, d’assimilation, d’intégration, et autres, Mouhot établit que l’argumentation selon laquelle les Acadiens considéraient avoir déjà une identité particulière à la fin du XVIIe siècle repose sur une documentation insuffisante, insuffisamment critiquée et souvent malmenée. Il analyse, avec beaucoup de justesse et de rigueur, les effets des diverses stratégies mises en place pour réaliser l’intégration économique, sociale, culturelle et politique des Acadiens en insistant plus particulièrement sur les effets souvent contreproductifs des secours qu’on leur accordait. Il en vient ainsi à démontrer que les Acadiens n’ont pas quitté la France parce qu’ils auraient été fortement différenciés de la population métropolitaine à laquelle ils n’auraient pas voulu s’assimiler. Leur l’allégeance « à la Couronne française et leur définition comme sujets du roi de France, leur religion catholique, les relations familiales et les conditions matérielles de survie après la déportation avaient largement plus d’importance que leur sentiment d’appartenance au groupe acadien » (p. 37). Mouhot reconnaît bien qu’il faut tenir compte du sentiment d’affinité au groupe et du mode de vie des Acadiens pour comprendre leur trajectoire. Mais, précise-t-il, il ne faut pas confondre cela avec un sentiment d’appartenance à une nation distincte suffisamment fort pour avoir été la cause principale de leur départ de France.

Les réfugiés acadiens en France s’imposera comme l’histoire la plus complète, la mieux réfléchie, articulée et nuancée des trente années de présence acadienne en France. L’auteur approfondit la gestion administrative de l’État, explique les décisions politiques du gouvernement et décrit les actions des fonctionnaires et autres intervenants. Il explicite aussi les préoccupations des Acadiens, leur mode de vie, leurs difficultés et les dissensions à l’intérieur de leur groupe. Il démontre ainsi de façon convaincante que la France n’a jamais véritablement tenté d’assimiler les Acadiens au sens moderne du mot. Ces derniers devaient affronter des conditions d’existence extrêmement précaires et étaient trop dispersés et désunis pour pouvoir mettre au point une stratégie collective. Ce ne sont donc pas des considérations identitaires ni culturelles qui les ont inspirés même si cela a pu jouer un rôle secondaire. Leur départ pour la Louisiane, conclut Mouhot, fut un événement fortuit, envisagé tardivement par un Français peu scrupuleux (Peyroux de la Coudrenière) qui força la main à de nombreux Acadiens indécis dont bon nombre avaient relativement bien réussi leur intégration. Soulignons au passage que l’auteur, qui donne l’impression d’avoir consulté absolument toute la documentation existante, soutient son exposé par des citations probantes. Il faut aussi le remercier d’avoir traité l’ensemble de sa documentation dans une désormais indispensable base de données et saluer les Éditions du Septentrion de l’avoir rendue facilement consultable dans Internet.

Les réfugiés acadiens en France ne cherche pas nécessairement à élargir nos connaissances sur le séjour des Acadiens en France, mais à critiquer et à renouveler le traitement de l’historiographie. Il reste donc souhaitable que l’histoire sociale du passage des Acadiens en France fasse aussi l’objet d’une synthèse menée de façon beaucoup plus large. Malgré l’importance de cette contribution, et même si Mouhot traite de ces sujets, on connaît encore trop peu de choses sur la vie quotidienne des réfugiés acadiens en France, comment on les a logés, leurs relations sociales, le travail qu’on leur offrait, etc. On connaît insuffisamment aussi le détail des liens qu’ils entretenaient avec leurs compatriotes restés en Nouvelle-Angleterre, revenus en Acadie, émigrés à Saint-Domingue, en Louisiane, sur la Côte-Nord, etc., et comment se sont recomposées les familles élargies que la déportation avait dispersées. On connaît en somme assez peu l’histoire sociale de cette grande mouvance acadienne et comment s’y intègrent les épisodes des Malouines, de la Guyane, du va-et-vient à Saint-Pierre et Miquelon, etc. Et quelle place occupe le passage des Acadiens en France à l’intérieur de cette mouvance dont le départ pour la Louisiane ne fut pas l’épisode final ni l’unique aboutissement.

En somme, dans Les réfugiés acadiens en France, un mouvement migratoire, dont la grande complexité demeure encore méconnue, reste en contexte d’une problématique particulière que l’historiographie a peut-être surdimensionnée : l’échec des tentatives d’établissement des Acadiens en France et le départ d’une partie d’entre eux pour la Louisiane. On le constate notamment p. 22-23 : sur environ 3000 Acadiens arrivés en France entre 1758 et 1763, plusieurs furent envoyés dans les colonies françaises où ils effectuèrent des allers-retours fréquents alors que d’autres s’y établirent provisoirement. La grande majorité est ensuite passée au Poitou en 1772 mais la quasi-totalité se retrouvera à Nantes en 1775 d’où une grande partie d’entre eux passeront en Louisiane en 1785. Ainsi donc, sur ces 3000 Acadiens débarqués en France, l’historiographie s’est surtout intéressée au cheminement des 1600 passés en Louisiane en 1785.

Comme ces prédécesseurs, Mouhot focalise sur cette problématique comme si l’itinéraire de France à la Louisiane était le seul qui soit digne d’intérêt. Il fait bien voir que les Acadiens étaient divisés entre eux et que tous ne partageaient pas le même désir à l’égard de cette destination. Selon Mouhot (p. 69) entre 30 % et 40 % des Acadiens ne furent pas entraînés dans ce mouvement vers la Louisiane mais, et sans tenir compte de la croissance démographique, ne serait-ce pas près de 50 % selon les données ci-dessus ? En tout cas, une partie importante de la grande mouvance acadienne et de l’histoire du passage des Acadiens en France semble encore se dissimuler dans l’ombre.