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Marie-Aimée Cliche, chercheure reconnue en histoire sociale, de la famille et de la sexualité, signe son dernier ouvrage sur l’histoire des parents meurtriers au Québec sur près de deux siècles. Enseignante à l’UQAM, elle a écrit plusieurs ouvrages et articles sur l’inceste et les mères célibataires, notamment, et elle est lauréate de nombreux prix. Cette présente étude est une suite logique à sa précédente publication Maltraiter ou punir ? La violence envers les enfants dans les familles québécoises 1850-1969 (Boréal, 2007). Elle se livre ici à une enquête sur les parents meurtriers à l’aide de cas retrouvés dans les archives judiciaires, leur couverture dans la presse à grand tirage au Québec de même que par une analyse des ouvrages érudits en droit et en médecine depuis la fin du XVIIIe siècle. Le but avoué de son étude est de « saisir l’évolution des formes de filicide [commis, dénoncé et puni], celle de la jurisprudence en ce domaine et, à travers celle-ci, l’évolution des mentalités de la société québécoise » entre 1775 et 1965 (p. 13). Le filicide, tel qu’il est défini par l’auteure, est la mise à mort d’un enfant de plus de un jour par son parent pour des motifs d’altruisme, de maladie mentale grave, d’élimination d’enfant non désiré, de vengeance conjugale ou d’accident avec responsabilité criminelle (p. 8).

En introduction, l’auteure expose les méthodes d’analyse employées et les écueils méthodologiques. De ces derniers, Cliche ne discute pas longuement du sujet des chiffres noirs de la criminalité, soit des auteurs de délits qui n’ont été ni appréhendés ni poursuivis. Quelques mises en garde servent toutefois de repères : les dossiers judiciaires ne peuvent en eux-mêmes révéler l’étendue du phénomène puisqu’il est probable que des accusés soient innocents ou encore que certains cas n’aient pas été dénoncés et jugés, ne laissant alors pas de traces. Elle mentionne que quelques dizaines de cas vus en archives et non attribués à un filicide sont douteux, mais elle ne révèle pas plus d’informations sur les signes équivoques de ces dossiers. Quant aux journaux, ils relèvent plus de l’opinion et de la réaction sociale à un acte, souvent jugé monstrueux, que d’un récit régulé par les instances de justice et de la médecine, quoique l’auteure mette en lumière quelques cas intéressants de « nouvelles » mal citées mais qui servent néanmoins de révélateur à l’amplification de cet impensable qu’est le meurtre d’un enfant, en l’occurrence de son enfant, par la presse sensationnaliste.

En plus de faire un survol des lois criminelles, des écrits en médecine légale et en psychiatrie sur le sujet des parents reconnus coupables d’homicides au 1er ou 2e degrés envers leurs enfants, cette étude met en lumière, à travers quatre chapitres chronologiques, des cas de figures illustrant les changements dans la perception, l’explication, le jugement et l’administration de la peine envers ces parents meurtriers (chapitres 2 à 5). Le premier chapitre dresse, lui, un bilan statistique des 140 cas de filicides retrouvés en archives en 15 tableaux selon diverses variables. L’auteure retrace également 27 cas à l’aide du fonds des condamnations à mort à Bibliothèque et Archives Canada et plus de 688 affaires aux États-Unis, au Canada anglais, en France, en Grande-Bretagne et ailleurs. À cela s’ajoutent les raisons qui, selon d’autres chercheurs, motivent ou expliquent ce type d’homicide.

Les quatre chapitres suivants exposent les explications dominantes selon chaque période et justifient ainsi le découpage chronologique. Le chapitre deux « Ignorance ou indifférence ? (1775-1875) » est suivi par « La boisson infernale (1876-1919) » et « L’effet Gagnon (1920-1945) ». Enfin, le dernier chapitre est intitulé « Plaindre l’enfant ou le parent ? (1946-1965) ». Dans ces chapitres, l’auteure s’intéresse d’abord aux discours des experts sur le sujet du filicide, soit les hommes de loi, les médecins et les psychiatres et plus tard au XXe siècle, les psychologues et experts du social. Ensuite, elle procède à une analyse des procès les plus représentatifs selon les paradigmes d’explication dominants de l’époque (selon les thèmes des chapitres).

Alors que Marie-Aimée Cliche prend en considération les discours savants qui tentent d’expliquer les motifs et les causes des gestes de filicides à différentes époques, elle ne mentionne pas les analyses des universitaires contemporains sur les processus de psychiatrisation des parents criminalisables et de prévention d’un éventuel passage à l’acte. Il y a l’incontournable Foucault et ses écrits sur les fous criminels, figure monstrueuse par excellence car dénués de honte et de regrets. Il faut aussi relever le désir, par les nouveaux experts de la psyché d’obtenir une confession des accusés, confession qui permet à la psychiatrie légale de définir son objet de recherche d’une part et qui sert, d’autre part, à adopter une défense plus efficace dans le but d’éviter la peine capitale. À cet égard, l’ouvrage aurait été bonifié avec l’ajout de références à Kimberley White ou Alexandre Pelletier qui montrent tous deux le jeu judiciaire trouble et discret que portent les défenses sans intention criminelle pour cause d’aliénation mentale afin d’éviter la peine par pendaison. À propos des défenses d’aliénation mentale, Cliche remarque à juste titre que les avocats des femmes ont été plus nombreux à l’invoquer en argumentant l’inexistence d’instinct maternel, signe, selon eux, d’un trouble mental.

L’auteure souligne une idée importante : celle qui lie la diminution de la mortalité infantile, l’augmentation de la valeur accordée à la vie, l’apparition du concept de l’enfance avec le nombre des cas de filicides de plus en plus nombreux examinés par les agents de police et les procureurs. Cet aspect est de première importance, car s’il n’existe que peu de cas présents dans les archives judiciaires pour la période du XVIIIe et du XIXe siècles, la cause est peut-être davantage liée à une réaction sociale moindre face à ce geste criminalisable qu’à la difficulté d’appréhender des personnes accusées du meurtre de leur enfant. Au XXe siècle toutefois, comme Cliche le démontre, la figure d’Aurore a marqué l’imaginaire des Québécois et le climat de suspicion et de délation qui suit l’arrestation et le procès de la « marâtre » explique en partie l’augmentation des cas retracés en archives (p.140). À cela s’ajoute l’intérêt marqué des experts du psycho-social au cours de l’entre-deux-guerres pour l’enfance, les liens d’attachement non développés et les causes de la maltraitance.

Enfin, nous apprécions les nuances de l’auteure dans sa lecture des sources utilisées. Les motifs de passage à l’acte et de dénonciations sont multifactoriels. De même, les processus judiciaires sont tout aussi singuliers et prennent le pouls du contexte socioculturel de l’époque. Par exemple, dénoncer, accuser et condamner un père de famille, unique source de revenus d’une famille, s’avèrent à bien des égards un élément qui jouera en faveur de l’inculpé. Cet ouvrage constitue une bonne synthèse des données empiriques au sujet des filicides au Québec et il nous permet de mieux comprendre la gestion et la réaction sociale face à ce type de crime. Une étude subséquente, enrichie des années post-1965 et basée sur un appareillage théorique plus solide, devrait nous convaincre de la pertinence de penser « l’apparition » historique du parent meurtrier comme figure monstrueuse et insane et, de fait, de son intérêt pour les nouveaux scientifiques de la psyché depuis la fin du XIXe siècle et tout particulièrement depuis l’après-guerre.