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La formation et l’expérience dans la confection de vêtements historiques de Suzanne Gousse ont stimulé son intérêt pour le métier de couturière en Nouvelle-France. L’ouvrage Les couturières de Montréal au XVIIIe siècle est ainsi issu de son mémoire de maîtrise en histoire, déposé à l’Université de Montréal en 2009.

Denyse Baillargeon a souligné en 2012 que l’histoire des femmes en Nouvelle-France est encore peu étudiée. Le métier de couturière à l’époque préindustrielle est quant à lui abordé dans d’autres contextes spatiaux. Citons notamment les travaux de Nicole Pellegrin et de Clare Haru Crowston en France ou encore ceux de Marla R. Miller sur les colonies anglo-américaines. L’ouvrage de Gousse s’inscrit donc très bien dans l’historiographie actuelle internationale et constitue un apport important en comblant un vide sur ce métier féminin peu documenté.

Le corpus utilisé pour cette recherche est composé des livres de comptes d’un marchand de Montréal croisé avec des archives civiles, notariales et judiciaires. Un échantillon de soixante-sept couturières en a été dégagé.

Dans le premier chapitre, l’auteure présente les couturières et ce qu’elles produisaient. L’échantillon utilisé pour l’analyse est d’abord situé dans le temps et dans l’espace. Gousse départage ensuite production textile et production de vêtements. Ainsi, le filage, le tissage et le tricot relèvent de l’art textile et sont distincts des ouvrages de couture. Ceux-ci se divisent entre le linge de maison, de corps et de tête et les habits, dont la composition varie selon l’âge et le sexe. Dans la production de vêtements, la distinction entre la taille et la couture est importante. La première était plus souvent faite par une professionnelle, alors que l’assemblage pouvait être fait à la maison. Tailleuse et couturière sont donc des termes qui renvoient à des expertises et des pratiques différentes. Ces balises posées, Gousse aborde ensuite les multiples formes d’apprentissage du métier de couturière et la diversité de sa pratique. Lettrées, la plupart de ces femmes ont appris la couture chez les religieuses et accédé ensuite à une formation professionnelle. Certaines ont fait leur apprentissage en étant embauchées comme domestique chez des tailleurs, alors que d’autres ont appris auprès de membres de leur famille exerçant cette profession. L’analyse de la pratique du métier révèle une grande variété, à l’image de la formation reçue. Si certaines n’assemblaient que des vêtements aux formes simples, d’autres en réalisaient des plus complexes pour femmes et enfants. L’auteure en profite enfin pour déboulonner trois mythes : celui de l’existence du prêt-à-porter sous le Régime français, du modèle unique de couturière et de la pauvreté de ces dernières.

Le deuxième chapitre aborde l’origine sociale des couturières. Pour connaître celle-ci, Gousse situe d’abord les occupations des pères, des beaux-pères (époux des mères remariées) et celles des maris des femmes étudiées. La grande majorité d’entre elles est issue du milieu des artisans, des commerçants et des habitants. La plupart ont maintenu leur niveau social ou ont même gravi un échelon par leur mariage, en convolant par exemple avec des marchands. Il apparaît également que la plupart des couturières avaient des liens avec la traite des fourrures. L’auteure met en lumière les réseaux familiaux et leur importance : pour le choix des témoins de mariage et du compérage, le lien de famille était privilégié sur celui du prestige associé à la noblesse et à la bourgeoisie. L’analyse des contrats de mariage de ces femmes précise enfin leur position sociale et révèle en même temps l’hétérogénéité du groupe.

Le dernier chapitre de l’ouvrage traite des comportements des couturières, présentés comme un reflet de leur position sociale. Gousse aborde leur comportement démographique et leur présence devant les notaires et la justice. On apprend ainsi que les couturières de son échantillon sont majoritairement mariées, ont dépassé le cap de la soixantaine, âge moyen au décès des Canadiennes de cette période, et qu’elles ont généralement survécu à leurs maris. Cette relative longévité fait dire à l’auteure qu’elles ont bien vécu, que leur vie n’a pas été marquée par des privations. La plupart des veuves approchant la trentaine se sont remariées, alors que celles qui devenaient veuves à cet âge sont restées seules. Comme le veuvage, les séparations de biens et de corps représentaient des occasions de vivre et d’agir en solo et donc, d’avoir une certaine liberté.

Les femmes étudiées ont en moyenne plus d’enfants que l’ensemble de la population coloniale. Le taux de survie jusqu’à 15 ans de ces enfants diminue à mesure que le siècle avance, et l’auteure soulève quelques hypothèses pour expliquer ce phénomène. Enfin, si quelques naissances hors mariage sont répertoriées, il semble que la plupart des coutrières aient respecté les conventions religieuses.

Leur présence devant les notaires et la justice permet d’évaluer la relative autonomie dont elles pouvaient jouir. Au fur et mesure que le temps passe, les couturières seules apparaissent de moins en moins dans les actes notariés, ce qui s’expliquerait davantage par une différence dans leur niveau de vie que par une limitation plus importante de leurs libertés. Comme les autres femmes issues des milieux artisans, elles paraissaient devant la cour plus souvent que les femmes d’habitants. Il faut noter toutefois que celles qui s’y sont retrouvées étaient surtout célibataires (majeures) ou veuves. Comme pour les actes notariés, le nombre de causes et la représentation des couturières devant la justice diminuent, ce que l’auteure attribue, à la suite de John A. Dickinson, à un changement d’attitude des justiciables.

Enfin, cet ouvrage met bien en lumière l’hétérogénéité de la condition des couturières, hétérogénéité qui se manifeste dans les différences de formation, de pratiques ou de comportements. Le caractère quelque peu descriptif de l’ouvrage est peut-être à mettre sur le compte du type de sources utilisées, de la volonté d’établir les relations entre les couturières ou de cerner leurs comportements démographiques. Beaucoup d’informations sont dégagées, mais des constats analytiques plus approfondis auraient été les bienvenus. Il reste que cet ouvrage explore un sujet très peu étudié, pose un jalon dans l’histoire du travail féminin et illustre le rôle économique joué par les femmes à l’époque coloniale.