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Cet ouvrage de Fernand Ouellet représente « la somme de sa carrière franco-ontarienne », selon l’historien Yves Frenette, qui signe la préface. Il se situe nettement dans la lignée des ouvrages de l’historien, par son sujet, le xixe siècle canadien/canadien-français, par son interprétation à saveur anticléricale et antiélitiste, par son approche quantitative et sérielle, par sa dimension aussi (près de 550 pages). La méthode de Fernand Ouellet est bien connue. Ses controverses avec les autres historiens du xixe siècle canadien-français le sont tout autant. On les retrouve dans cette somme sur le Canada français et l’Ontario français, comme s’il souhaitait avoir le dernier mot.

L’ouvrage comprend deux grandes parties. La première place « le Canada français et l’Ontario français en perspective » et comprend quatre éléments traités de manière comparative entre Canadiens français et « anglophones » : la démographie, l’agriculture, les villes et l’école. La seconde traite des « disparités ethniques et sociales en Ontario en 1871 » et étudie cinq localités, deux situées dans l’est de la province (Hawkesbury et Alfred), deux autres dans le comté d’Essex au sud (Malden et Sandwich) et une cinquième, urbaine, Ottawa. Ces parties sont précédées, en introduction, de « Considérations sur les recensements publiés et nominatifs » et suivies, en conclusion, d’une analyse de « La régionalisation des Canadiens français en Ontario au xixe siècle ».

Ouellet amorce son étude par une critique de ses principales sources, les recensements publiés de 1852 à 1911 pour la première partie et le recensement nominatif de 1871 pour la seconde. Cette analyse s’appuie sur les évaluations antérieures de la qualité des données qu’en ont fait les nombreux historiens qui ont utilisé les recensements pour étudier la société canadienne. Elle rejette la récente thèse de Bruce Curtis selon laquelle « l’imaginaire social des élites ultramontaines canadiennes-françaises » (p. 25) aurait eu une grande influence sur le contenu des recensements de l’époque, pour affirmer que tout ce que Joseph-Charles Taché et son groupe ont pu faire, c’est « de choisir les catégories, de poser les questions et de tenter de les clarifier. » (p. 20) Pourtant, il faut bien le dire, les familiers des questionnaires d’enquête sociale connaissent l’importance des questions et de leur formulation, de même que leur influence sur la qualité des données recueillies. Il en va de même avec les recensements, comme on peut le voir par les discussions actuelles relatives à la langue et aux renseignements obtenus ou à obtenir à son sujet.

L’historien consacre un long chapitre à l’« historiographie traditionnelle » qu’il définit comme « un discours sur l’identité nationale », « un propos, tenu entre les années 1830 et 1950, tellement basé sur la race, la religion et la langue que, selon ses tenants, l’enracinement au territoire, l’appartenance à une métropole, l’attachement à la monarchie et la volonté commune de vivre ensemble n’en étaient que le complément » (p. 37). Cette lecture de l’historiographie traditionnelle sert de point de départ à l’analyse historique de Ouellet. Il étudie de près le rôle du clergé et de l’élite dans l’évolution de la société canadienne-française pour en faire les grands responsables des caractéristiques du Canada français et des grandes lignes de son évolution. C’est d’ailleurs pour affirmer ce rôle qu’il choisit de traiter de la natalité, de l’agriculture, des villes et de l’alphabétisation, sujets qui font partie intégrante de l’idéologie « traditionnelle ».

Deux exemples, au sujet de la natalité et de l’alphabétisation, serviront à illustrer l’approche de l’historien. Comme l’ont montré les démographes, la fécondité et la natalité ont commencé à baisser au Québec dès le milieu du xixe siècle. Ouellet critique le « discours glorieux » des élites clérico-nationalistes sur la natalité élevée exprimant ainsi leur volonté de « stimuler la natalité » et de rassurer les Canadiens français « sur leurs chances de survie en tant que peuple ». Un peu plus loin, il écrit que, « au xxe siècle, cette rhétorique en faveur des “grosses familles” prit plus encore l’allure d’une réaction contre la chute progressive de la natalité et le contrôle des naissances » (p. 90). Pour ce qui est de l’alphabétisation, les études récentes montrent que la baisse du niveau commence avant la Conquête, causée en grande partie par la ruralisation et touchant davantage les femmes ; l’historien s’en prend aux « intellectuels » qui ont fait de la Conquête et de ses suites les causes de cette dégradation.

Comme l’historien veut dégager « une image cohérente des communautés canadiennes-françaises du pays, avec une attention spéciale à l’Ontario » (p. 35), son analyse utilise l’ethnicité et la langue comme caractéristiques déterminantes. Si Ouellet amalgame trop souvent les autres sous la désignation « anglophones », il fait toutefois ressortir les Irlandais et, bien plus, distingue chez ceux-ci les catholiques et les protestants. Il se sert aussi d’autres facteurs dans son analyse : la classe sociale, la hiérarchie sociale, la religion, le genre, l’urbanité, l’alphabétisme… Il en ressort un portrait complexe, qui remet en question l’historiographie traditionnelle (mais là-dessus Ouellet n’est plus le seul, loin de là), les interprétations nationalistes et les stéréotypes. Par exemple, en extrapolant à partir des cantons d’Hawkesbury et d’Alfred dans l’Est ontarien, l’historien juge que « l’image stéréotypée des Canadiens français de l’Ontario en tant que ruraux accrochés à la terre comme à une planche de salut, ne colle pas tellement à la réalité. » (p. 29). L’Ontario n’est pas le Québec ; il y a plusieurs régions distinctes en Ontario ; les caractéristiques des Canadiens français ne sont pas celles des « anglophones » ; les Irlandais catholiques sont différents des protestants par des traits qui les rapprochent des Canadiens français – le catholicisme entre autres – et ils se distinguent des catholiques canadiens-français par d’autres caractéristiques, comme la langue.

Ouellet est un disciple de l’École des Annales et un pionnier de l’histoire quantitative et sérielle en histoire du Québec. Dans cet ouvrage, on retrouve la méthode et le style qu’il pratique depuis la parution de sa magistrale Histoire économique et sociale du Québec en 1966. Les familiers de ses ouvrages y retrouveront les multiples tableaux auxquels l’historien les a habitués. L’Ontario français en compte en abondance, 212 au total. Si l’on excepte le chapitre historiographique (aucun tableau), l’introduction (2 tableaux) et la conclusion (6 tableaux), il y a entre 22 et 36 tableaux par chapitre, pour une moyenne de 29,1. Les 204 tableaux de ces chapitres s’étendent sur 410 pages, soit un tableau par 2 pages…

À certains égards, la préparation du manuscrit a manqué de rigueur. Le problème le plus flagrant concerne la mise en pages : l’ordre du texte et des tableaux a été maintenu à tout prix, ce qui a laissé de nombreux blancs de différentes longueurs sur plusieurs pages. Autre exemple : une lecture attentive aurait permis d’éviter que la référence à l’article de Michel Verrette qui porte sur les années 1750 à 1849, varie vers 1745 (p. 254), que l’intitulé du tableau 9 (p. 256) indique 1750-1849, alors que les titres de colonnes commencent avec 1765-1769.

Le mérite de Ouellet, c’est de traiter de l’ensemble du Canada français et de l’Acadie. Sa principale contribution, c’est de placer l’évolution du Canada français et de l’Ontario français dans le cadre de l’évolution du monde occidental et de faire entrer dans l’équation historienne des facteurs autres que l’ethnicité et l’opposition entre les Canadiens français et les anglophones.