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Pour comprendre l’histoire culturelle du Québec au XIXe siècle, il faut un jour ou l’autre appréhender la figure de Joseph-Charles Taché, « le plus universellement érudit des Canadiens », au dire de son compatriote Henri-Raymond Casgrain (p. 1). Les directeurs du collectif Joseph-Charles Taché polygraphe ont bien raison de souligner, d’entrée de jeu, l’ampleur de son oeuvre, qui compte une cinquantaine de titres en excluant les textes parus dans les journaux. De l’opuscule sur La Mouche ou la chrysomèle des patates jusqu’à Forestiers et voyageurs, Taché semble avoir écrit sur tous les sujets, dans tous les genres. Il était, nous rappellent Julien Goyette et Claude La Charité, « un homme de lettres au sens fort qu’avait le terme au XIXe siècle » (p. 2).

Et voilà un des mérites de ce collectif, issu d’un colloque tenu sur le sujet en 2010 : il redonne à Taché sa complexité. En postulant que la polygraphie, chez Taché, ne correspond pas à un simple accident de parcours mais équivaut bel et bien à une démarche préméditée et volontaire, à une « tournure d’esprit », les auteurs du volume parviennent avec brio à remplir l’objectif qu’ils s’étaient proposé, à savoir renouveler le savoir sur Taché, dans une perspective résolument interdisciplinaire.

Il en résulte des articles riches, d’une grande tenue intellectuelle, couvrant un spectre franchement impressionnant de sujets, allant des échanges intellectuels entre la France et le Québec au milieu du XIXe siècle (à travers les rapports entre Taché et Hector Bossage, par exemple), aux contradictions, à la même époque, entre science et valeurs ultramontaines (notamment dans les écrits médicaux de Taché), jusqu’à l’américanité de Forestiers et voyageurs, qui fait de cette oeuvre la « préfiguration d’un autre grand livre de l’américanité québécoise, le recueil À l’ombre de l’Orford d’Alfred DesRochers » (p. 176). Au grand mérite des directeurs du collectif, l’approche interdisciplinaire n’est pas restée ici à l’état de voeu pieux et le lecteur en apprendra autant sur Joseph-Charles Taché, le poète, que sur la pensée politique de celui-ci en lien, par exemple, avec la Confédération.

Au-delà du personnage même de Taché, tout lecteur curieux d’histoire culturelle et de littérature aura intérêt à parcourir ce volume, spécifiquement parce que l’angle de la polygraphie ouvre tout un champ de recherches jusqu’ici resté en friche. Au fil des textes, on montre à quel point cette polygraphie est consubstantielle à l’évolution même de la notion de littérature. À cet égard, il faut lire la stimulante réflexion d’Yvan Lamonde, qui propose de relier polygraphie et formation des genres littéraires au XIXe siècle. C’est à une véritable relecture de l’histoire littéraire que nous convie Lamonde en suggérant que « l’indétermination générique que semble cacher la polygraphie cache en fait la gestation des genres au XIXe siècle » (p. 34). Considérant l’ensemble des conditions dans lesquelles travaille à cette époque le polygraphe (et en particulier les caractéristiques du monde de l’édition), Lamonde en arrive à proposer une série de « moments » (politique, professionnel, romantique, ethnographique, géographique, éditorial et générique), typiques d’une culture canadienne-française en train de se construire.

En s’intéressant à l’Institut littéraire de Rimouski, Claude La Charité montre de son côté que la polygraphie est indissociable de la « curiosité encyclopédique » qui caractérise l’époque : « En regard des centres d’intérêt de cet institut, il est évident que la notion de “littérature”, loin de se limiter à la poésie, au roman et au théâtre, se confondait alors avec l’ensemble des connaissances humaines diffusées par l’écrit » (p. 45). Dans cette optique, ce collectif sur Taché conduit à au moins deux grands constats importants pour l’avancement de la connaissance : d’une part, la polygraphie des écrivains du XIXe siècle n’est plus à rattacher à une certaine forme « d’éparpillement », de dispersion, mais doit plutôt être repensée dans son contexte synchronique, autant que réévaluée dans la diachronie. En poursuivant la réflexion de Lamonde, il faudrait encore réfléchir à la spécialisation progressive et chronologique des genres, bien au-delà du XIXe siècle. Le cas de Lionel Groulx, qui s’essaye au début du siècle à la poésie, au conte, au roman, à l’essai d’histoire visant un large public non spécialisé et qui, au sortir de la guerre, se cantonne dans l’histoire « scientifique », mériterait d’être étudié, avec bien d’autres, dans cette perspective.

D’autre part – et il s’agit là d’un deuxième constat –, la prise de position de Taché en faveur de l’importance de la fiction à une époque où celle-ci est perçue comme futile, semble d’autant plus méritoire et courageuse que la mode est à la polygraphie. Avec Claude La Charité, on en arrive donc à l’idée que « le cas de Taché et de l’Institut littéraire de Rimouski oblige à repenser l’histoire littéraire du XIXe siècle sur la longue durée et à reculer l’émergence de l’idée d’une littérature nationale sinon d’une quinzaine d’années, du moins d’une bonne décennie » (p. 61). Avant Casgrain, Taché aussi a participé à l’émergence d’une littérature nationale, et dans son esprit, l’acception de « littérature », toute polygraphique fût-elle, faisait aussi la part belle à la fiction.

Par l’originalité de l’angle d’approche, mais également grâce aux nombreuses annexes qui présentent des documents d’archives et des inventaires peu accessibles, le collectif Joseph-Charles Taché polygraphe se révèle un incontournable pour tout curieux d’histoire culturelle du Québec.