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L’ouvrage de Josette Brun s’avère une contribution essentielle à l’histoire de la Nouvelle-France. L’auteure, historienne et professeure au département d’information et de communication de l’Université Laval, par sa connaissance exemplaire de l’historiographie canadienne et étrangère, porte un regard éclairé sur la condition des veuves et des veufs dans la première moitié du xviiie siècle. Qu’on ne s’y méprenne pas, ce livre, issu de la thèse de doctorat de l’auteure (Université de Montréal, 2001), est bien plus qu’une étude d’histoire démographique sur le couple et sa dissolution. Le titre, par ailleurs pertinent, ne rend pas justice à l’ensemble de l’ouvrage qui s’inscrit comme une véritable étude des rapports de genre dans les univers coloniaux bien différents que sont Québec et Louisbourg. L’ouvrage, essentiellement une analyse du veuvage féminin, révèle que « l’autorité maritale n’est en rien en péril au dix-huitième siècle », relançant en quelque sorte le débat qui avait opposé Micheline Dumont à Jan Noël à propos des « femmes favorisées » et accordant aux femmes de la Nouvelle-France une place de choix dans l’historiographie, elles qui, comme le soulignait Denyse Baillargeon (Sextant, 4, 1995, p. 227), n’avaient pas fait l’objet d’autant d’attention que leurs contemporaines des colonies anglaises ou que leurs descendantes canadiennes des XIXe et XXe siècles. Par l’intermédiaire d’un échantillon de couples (137 pour Québec et 25 pour Louisbourg) et d’une analyse minutieuse de sources diverses (archives notariées, judiciaires, religieuses et étatiques, registres paroissiaux et recensements), Josette Brun dépeint une « réalité » qui dépasse largement la vision des veuves autonomes et indépendantes. Elle montre avec habileté la force du patriarcat et les inégalités hommes-femmes, même dans l’état de viduité.

On s’étonne que Josette Brun soit parvenue à transformer sa thèse en un si petit ouvrage ; le texte se termine à la page 100 (à cela s’ajoutent notes, bibliographie et index). En un sens, c’est tout à son honneur, mais le lecteur averti en voudrait un peu plus. Le livre adopte un plan thématique en quatre chapitres. Dans le premier, intitulé « Maris et femmes : des droits et des pouvoirs » (p. 12-34), Josette Brun fait la part des choses entre la perspective d’une société idéalisée où les femmes détiennent les rênes du pouvoir et la prosaïque réalité. Elle dépeint le cadre sociojuridique et présente le « couple moyen », sur les plans de la démographie et de l’activité notariale. Elle décrit une « société conjugale » coloniale qui respecte la division sexuelle du travail et où les épouses sont le plus souvent absentes des affaires de leur mari. Comme elle le précisera à juste titre plus loin (p. 72), le silence des sources ne suffit cependant pas à affirmer l’inactivité des femmes dans les affaires « familiales » ; à cet égard elle cite l’activité de la veuve Madeleine Roberge qui « en 25 ans de vie commune […] n’avait mis les pieds chez le notaire [qu’une fois] ». Le chapitre 2 (p. 35-57) « Se remarier ou pas » entraîne le lecteur dans la phase post-conjugale. Josette Brun réussit à montrer toute la subtilité qui entoure le statut de viduité, en particulier celui de la femme. Elle aborde les multiples défis qui se posent différemment lors de la dissolution du couple, selon le genre, l’appartenance à l’élite ou aux groupes sociaux plus modestes, le lieu de résidence (Québec ou Louisbourg)… Le chapitre 3 (p. 58-82) est consacré à « la famille au coeur des stratégies de survie ». Pour les veufs, mais plus particulièrement pour les veuves, c’est à l’intérieur de celle-ci que se situe le soutien nécessaire à la subsistance puisque le veuvage est généralement synonyme d’une baisse du niveau de vie. Après avoir fait état des diverses possibilités qui s’offrent à la veuve (renoncement à une communauté déficitaire, tutelle des enfants mineurs, poursuite des affaires de l’époux…), l’auteure présente une analyse de la situation différente qui attend les hommes et les femmes et qui varie selon le nombre et l’âge des enfants. Cette partie révèle la sensibilité historienne de Josette Brun qui cerne habilement les univers féminins et masculins et, surtout, les contraintes qu’ils supposent. Si les femmes peuvent marcher sur le terrain des responsabilités masculines, il n’en va pas de même pour les hommes qui, par exemple, ne peuvent remplacer leur épouse auprès de jeunes enfants, puisqu’ils ne possèdent pas les compétences nécessaires et que la « rigidité des rôles masculins ne [le leur] permet pas » (p. 69-70). Enfin, le dernier chapitre « La veuve, une “pauvre” de prédilection » (p. 83-96) nous conduit en terrain exclusivement féminin. Josette Brun complète sa démonstration selon laquelle le veuvage féminin est d’abord et avant tout un état de vulnérabilité et, souvent, de pauvreté. À travers le discours et les actions de l’Église et de l’État, elle évoque divers moyens par lesquels les veuves (essentiellement les veuves de l’élite) parviennent à assurer leur subsistance (pensions aux veuves d’officiers, adjudication de congés de traite, etc.). L’historienne nous renseigne cependant assez peu sur les veuves du « commun », les véritables « pauvres » annoncées par le titre du chapitre, celles qui bénéficient, par exemple, des services de l’Hôpital Général de Québec.

L’ouvrage est écrit dans un style vivant et clair. Le recours à des exemples concrets, puisés parmi les couples de son échantillon, permet d’aborder habilement des thèmes parfois arides et complexes, notamment les mécanismes du droit. Les tableaux (28) qui se retrouvent à la fin, avant les notes, auraient été plus utiles au fil du texte, évitant les nombreux allers-retours. Sur le fond, un certain nombre de commentaires s’imposent, sans toutefois remettre en cause la cohérence et la pertinence de l’oeuvre. En ce qui concerne l’échantillon des couples sélectionnés, Josette Brun fait état de la « catégorie professionnelle » (tableau 1), mais ne distingue jamais le statut social (noble ou roturier) pourtant fondamental dans cette société hautement hiérarchisée. Considérant le poids du statut social (et surtout du statut des terres possédées par les individus – fiefs ou censives) en matière de successions, cela n’est pas un choix anodin. Certaines questions sont évoquées sans être réellement étudiées, notamment la longévité des veuves et des veufs ainsi que l’impact des remariages sur la composition de la famille par la création de « familles reconstituées ». Enfin, le lecteur non familier avec le contexte de la Nouvelle-France apprécierait sans doute un chapitre liminaire pour présenter un peu plus les villes de Louisbourg et Québec. L’auteure se limite à quelques paragraphes (p. 9-10) en fin d’introduction pour montrer la spécificité des deux capitales coloniales.

En contribuant à la destruction du mythe d’un « âge d’or » féminin et du « veuvage libérateur », en affirmant la force du patriarcat et du pouvoir masculin en Nouvelle-France, Josette Brun ne nie en rien l’existence de réelles « femmes d’affaires ». Au contraire, cette étude, tout en montrant le caractère exceptionnel de ces « entrepreneures », permet de comprendre à quel point celles-ci devaient être de véritables forces de la nature (au risque de susciter les conflits). Comme toute bonne étude historienne, Vie et mort du couple en Nouvelle-France ouvre plusieurs pistes de recherches que l’on aurait parfois souhaité voir intégrées à l’ouvrage, question de lui donner un peu plus de coffre : étude sérielle des douaires, analyse qualitative des procès, participation quotidienne des femmes aux entreprises familiales, rapports de genre et construction du pouvoir étatique, étude des tensions résultant des secondes noces, etc. Il est à espérer que ces suggestions susciteront l’intérêt et éveilleront d’autres « vocations » en histoire des femmes et du genre dans le contexte de la Nouvelle-France. Nul doute que ce livre est appelé à devenir un incontournable, voire un indispensable, en matière d’histoire de la famille et de la société. En en terminant la lecture, on se surprend même à constater qu’une telle étude n’ait pas été réalisée plus tôt.