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Le plus récent livre de Pierre Anctil, Jacob Isaac Segal 1896-1954 : un poète yiddish de Montréal et son milieu, est l’oeuvre pour lequel l’auteur se prépare depuis plus de trois décennies. Dans un certain sens, ce livre marque le point culminant de sa recherche dans le domaine des études juives canadiennes. Anctil a été engagé depuis les années 1980 pour tenter de comprendre les Juifs du Québec et leur engagement créatif et difficile avec le Canada français au XXe siècle. Cet engagement l’a conduit à une décision d’importance au départ. Pour rendre justice à l’histoire de la communauté juive du Canada, il devrait maîtriser la langue yiddish, dans laquelle les immigrants juifs de la première moitié du XXe siècle ont écrit leur histoire. Anctil a découvert qu’il était l’un des très rares non juifs qui ont fait l’effort de maîtriser cette langue juive complexe. Il a également constaté que la plupart des Juifs contemporains, même ceux qui s’intéressent vivement à l’histoire de leur communauté, ne possédaient pas la même aisance dans le yiddish que celle qu’il avait acquise.

Le résultat de la rencontre d’Anctil avec la communauté yiddish au Québec a été une longue série de traductions des oeuvres majeures des Juifs montréalais du yiddish au français. Ce faisant, Anctil a ainsi créé un corpus de littérature accessible à la majorité francophone du Québec lui permettant d’acquérir une connaissance de première main de l’univers culturel et spirituel de la communauté juive du Québec.

Depuis le début de cette rencontre fructueuse avec le yiddish, Anctil se passionne pour le poète yiddish Jacob-Isaac Segal, sans doute le plus grand écrivain canadien en yiddish et l’une des principales voix poétiques de la littérature yiddish mondiale du XXe siècle. En 1992, Anctil a publié la traduction d’un choix de poèmes de Segal (Poèmes yiddish). Maintenant, il nous livre la première monographie publiée au sujet de Segal.

Jacob-Isaac Segal est né en Korets (Pologne) en 1896 et arriva à Montréal à l’adolescence. Hormis une brève tentative de s’installer à New York dans les années 1920, Segal a vécu et travaillé à Montréal pendant toute sa vie d’adulte. Cela signifie que son développement et l’obtention de sa réputation mondiale en tant que poète yiddish ont eu lieu dans le contexte montréalais.

À Montréal, comme beaucoup d’autres immigrants juifs au tournant du siècle, Segal a travaillé pendant plusieurs années dans l’industrie du vêtement. Plus tard, il a acquis un poste d’enseignant dans une école juive et a été collaborateur régulier du quotidien yiddish de Montréal, le Keneder Odler. Anctil fait une analyse approfondie de l’expérience montréalaise de Segal et utilise au maximum la documentation d’archives disponibles à la Bibliothèque publique juive de Montréal. En fin de compte, cependant, ce qui est important dans Segal réside presque exclusivement dans sa poésie.

En tant que poète, Segal n’a d’abord porté aucune attention particulière à ses racines juives d’Europe orientale, et en particulier à ses racines hassidiques. Sa grande ambition, partagée par beaucoup de ses collègues dans la poésie yiddish au début du XXe siècle, était de créer une grande poésie suivant les grands tendances littéraires internationales contemporaines. Ce n’est que plus tard dans la carrière poétique de Segal, et notamment après l’Holocauste, qu’il a commencé à mettre l’accent dans ses poèmes sur des thèmes spécifiquement juifs et hassidiques.

Pour raconter l’histoire de Segal, Anctil a également dû introduire l’histoire de Hannaniah-Meir Caiserman, activiste culturel juif de Montréal, qui a « découvert » Segal et a contribué à la publication de la première collection de ses poèmes en 1918. Caiserman, Segal et le reste de la scène littéraire yiddish de Montréal de la première moitié du XXe siècle étaient des pionniers dans le domaine de la littérature yiddish. Cela ne signifie pas simplement que le groupe montréalais était composé en grande partie de nouveaux immigrants ayant de très maigres ressources financières. Il faut voir aussi qu’ils ont été engagés dans la même vague de création littéraire qui existait, en effet, à la même époque en Europe, aux États-Unis et ailleurs, mais sans être en mesure de convoquer les mêmes ressources financières, culturelles et éducatives que celles dont pouvaient bénéficier les écrivains de lange anglaise ou française.

En fin de compte, la vie de Segal en vient à symboliser la montée et la chute de la littérature yiddish moderne. Elle a commencé à prospérer environ à la même époque que la naissance de Segal, à la fin du XIXe siècle, et elle est tombée en déclin dans les années 1950, dans la période qui a suivi immédiatement la Seconde Guerre mondiale et au cours de laquelle la grande majorité des locuteurs du yiddish ont été systématiquement tués pendant l’Holocauste.

Au cours de la première moitié du XXe siècle, la littérature yiddish a prospéré à Montréal dans un milieu social dans lequel il était littéralement impossible pour Segal et ses collègues d’avoir un dialogue constructif avec les solitudes culturelles française et anglaise dans la même ville. Anctil présente son livre sur Segal au public francophone de sorte que, même à cette date tardive, on puisse enfin avoir une appréciation plus complète de la totalité de l’histoire culturelle et littéraire de Québec.