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Au cours des dernières décennies, des travaux s’inscrivant dans le sillon de l’histoire environnementale ont interrogé la dynamique des interactions entre la société et son milieu en insistant sur les représentations et les institutions qui ont encadré ces interactions. Pareilles interrogations engageaient dans une voie neuve une réflexion entamée par les spécialistes de la géographie historique qui prenaient en compte les dimensions spatiales et matérielles du changement social. Plutôt que d’être conçue uniquement comme un ensemble de caractéristiques physiques à l’arrière-scène d’une socio-économie en constante mutation, la transformation des milieux biogéophysiques occupés par les sociétés passées et présentes s’est retrouvée au coeur des changements socioculturels à l’étude.

En maintenant la focale sur les régimes de représentations et les institutions, l’histoire des rapports sociaux à l’environnement tend par contre à délaisser les acquis de la géographie historique, alors même que celle-ci se renouvelle au contact de spécialités des sciences humaines et sociales, comme la philosophie politique, les sciences studies et l’anthropologie culturelle[1]. De la même manière que la géographie culturelle a réduit son propre rapport au sol[2], le territoire, dans ses dimensions matérielles – lire écologiques – et intellectuelles est trop rapidement évacué de l’analyse historienne comme si le terme fourre-tout de « nature » – en soi fortement et nécessairement questionnable – devait inclure les lieux de son déploiement et les maintenir dans des frontières inamovibles. Enfin, de nouveaux outils informatiques permettent la spatialisation de l’activité humaine dans une dimension diachronique pour saisir conjointement les transformations de l’espace et de la société[3]. L’étude des changements des pratiques spatiales et des régimes de représentation de l’espace peut recadrer les récentes contributions de l’histoire environnementale dans le sillon de la géographie historique. C’est précisément l’objectif de la présente parution de la Revue d’histoire de l’Amérique française, près de dix ans après la publication d’un numéro thématique sur les rapports sociaux à la nature[4].

Il s’agit bien ici de re-situer au coeur de la réflexion historique le territoire qui, en nom sinon en idée, s’immisce depuis longtemps dans l’étude des sociétés de l’Amérique française. En effet, la littérature scientifique, mais aussi pamphlétaire et technocratique, s’interroge régulièrement sur le territoire comme lieu et milieu d’accueil de l’activité humaine, notamment pour son administration et son occupation, pour sa mise en valeur et son exploitation, ou encore pour la définition des contours d’une identité régionale ou nationale. En 1848, Guillaume Lévesque prononce une conférence au titre évocateur : « De l’influence du sol et du climat sur le caractère, les établissements et les destinées des Canadiens[5] ». Pour son auteur, patriote et membre de l’Association des frères-chasseurs, le territoire est un agent identitaire du peuple canadien-français. En 1929, alors que la croissance industrielle en région se pose devant « l’amour du sol ancestral  » et ses valeurs, Mgr Albert Tessier de Trois-Rivières écrit le « Réveil régionaliste » dans lequel il suggère qu’évoquer « le décor » permet de comprendre la petite patrie (la région) et la grande patrie (le pays)[6]. Une dizaine d’années plus tard, dans un contexte où les problèmes économiques et sociaux se font pressants, l’économiste Esdras Minville dirige les travaux d’universitaires et de fonctionnaires aux horizons disciplinaires différents, mais qui tous traitent de l’interaction entre la société québécoise et le territoire, notamment au regard de ses ressources naturelles[7]. Cette entreprise d’envergure mène à la publication de Notre milieu. Aperçu général sur la province de Québec[8].

Dans les décennies qui suivent la Seconde Guerre mondiale, l’essor des sciences sociales et la mise en place d’un solide appareil technocratique participent à un nouveau mode d’appréhension du territoire, sous l’horizon pragmatique d’un État en croissance accélérée. La « planification territoriale » fait ses débuts avec la remise en place du Conseil d’orientation économique du Québec en 1961, puis la création du Bureau d’aménagement de l’est du Québec en 1963 et celle de l’Office de planification et de développement du Québec en 1969. Animé par une nouvelle classe de fonctionnaires universitaires, l’État pense plus que jamais auparavant saisir le lien entre l’occupation du territoire et la population[9].

Sans se vouloir exhaustif, ce retour impressionniste nous permet d’apprécier que le territoire a recouvert une diversité de significations, d’appellations et d’usages. Il en est allé de même dans la recherche historique sur l’Amérique française. Au contact des travaux en géographie et en histoire au Canada anglais et de l’histoire sociale et économique de l’École des Annales en France, l’analyse spatiale a pris place dans les démarches d’enquête[10]. Plus récemment, des programmes de recherche majeurs ont contribué à ancrer solidement les rapports entre population et territoire au coeur de la réflexion historienne[11]. D’une part, le géographe Serge Courville et les historiens Jean-Claude Robert et Normand Séguin ont lancé un chantier de recherche pour comprendre comment s’est déployée l’organisation de la société québécoise autour de la voie laurentienne et les productions territoriales qui en ont découlé[12]. D’autre part, Fernand Harvey a démarré le chantier des histoires régionales pour saisir l’interaction historique entre identité et lieu à travers le Québec[13]. La dimension spatiale, si chère à une certaine tradition de la recherche historique, semble toutefois abandonnée depuis quelque temps[14], au profit de catégories et d’analyses qui campent des interactions sociales dans un espace plat sans ressources, ni frontières, aux mobilités limitées.

De la même manière que les auteurs évoqués dans les précédents paragraphes ont formulé une réflexion territoriale propre à leur temps, les articles de ce numéro thématique de la RHAF interrogent les modalités de mise en forme du territoire à partir d’objets communs de l’histoire environnementale : les changements climatiques, les espaces fluviaux, la pollution industrielle, l’exploitation forestière, les paysages touristiques, l’extraction minière, les politiques d’aménagement, les parcs nationaux. Les colons voient le territoire de la Nouvelle-France sous la lorgnette du Vieux Continent, quant au climat qu’il recouvre et aux ressources qu’il recèle. Dans la vallée du Saint-Laurent est disputé l’axe d’un peuplement aux échelles variées, de l’écoumène au continent, voire à l’Empire britannique. Les acteurs s’affrontent pour imposer des territorialités incompatibles en matérialisant l’environnement, par l’aménagement d’un pont de glace ou le dragage d’un chenal de navigation. L’espace urbain est également un site d’expression de rapports de force pour délimiter la portée et le seuil de tolérance vis-à-vis de nuisances – particulaires et olfactives – émises dans l’atmosphère et qui accompagnent les « cheminées du progrès[15] ». De nouveaux territoires se dessinent autour des ressources naturelles – minerai amiantifère ou matière ligneuse – dont l’extraction encourage l’enracinement de communautés, même si celles-ci s’en trouvent parfois aliénées.

Enfin, les articles nous donnent à apprécier le rôle des savoirs, notamment des experts gouvernementaux, dans la mise en forme de territoires, parc national ou région administrative, abordés comme espace occupé et représenté, comme produit d’une construction idéelle et d’un façonnement matériel. Notons par contre – et certaines contributions le soulignent également – que les entreprises privées constituent aussi des acteurs clés du développement territorial, non seulement pour l’exploitation de ressources naturelles et l’occupation du territoire, notamment en milieu urbain, mais aussi pour les réseaux et les savoirs qu’elles mobilisent et produisent[16].

En abordant différentes modalités de formation et d’appropriation du territoire, de définition et de matérialisation conséquente de ces représentations, les contributions de ce numéro thématique nous permettent d’envisager un espace de relations qui délimitent les contours et définissent les accès de ce même espace, mais également un lieu composé de ressources, avec une topographie et des infrastructures, façonné par le temps et l’action humaine. En cela, les questionnements mis de l’avant demeurent habités par le travail des géographes qui présentent le territoire comme un ensemble de caractéristiques que des savoirs, formels et vernaculaires, appréhendent pour en faire un objet et un instrument de pouvoir.

Habituellement pensé dans ses rapports avec l’État-nation dans une géographie politique qui a fait son temps[17], le territoire devient ici un milieu de vie et de travail, un lieu dont les contours se redessinent à la faveur de conflits également[18]. Objet et projet des interactions sociales, il s’y redessine matériellement et cognitivement et devient une ressource pour les parties en cause, notamment par des communautés qui l’habitent et qui le ressentent : elles en font quotidiennement l’expérience, par les repères que le territoire fournit et par la forme qu’il prend en conséquence de ces expériences perceptuelles[19]. À l’origine de conflits et de transformations sociales et culturelles, le territoire comprend des aspects processuels qu’il faut dégager pour saisir les phénomènes à l’étude dont il est partie prenante.