Comptes rendus

Côté, Olivier, Construire la nation au petit écran. Le Canada, une histoire populaire de CBC/Radio-Canada (1995-2002) (Québec, Septentrion, 2014), 402 p.[Record]

  • Julien Goyette

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  • Julien Goyette
    Département d’histoire, Université du Québec à Rimouski

Les historiens n’ont guère investi la télévision, comme média et davantage encore comme objet de recherche. Pourtant, on connaît la puissance d’évocation que possède cette dernière, puissance avec laquelle les livres d’histoire savante peinent parfois à rivaliser. L’historien Olivier Côté débrouille pour ainsi dire le signal en passant au peigne fin l’une des séries historiques les plus ambitieuses des dernières années : Le Canada, une histoire populaire. Produite par CBC/Radio-Canada dans le contexte politique de l’après-référendum de 1995, disposant d’un impressionnant budget dépassant les 30 millions de dollars pour 17 épisodes, la série a été voulue par ses concepteurs, et ce dès sa genèse, comme un instrument d’unité nationale. L’auteur soutient que la série s’inscrit entre deux grands régimes de représentation : le modèle Colony to Nation – du titre de l’ouvrage de l’historien canadien-anglais Arthur Lower – qui prend pour référence identitaire la « Master Race » anglo-saxonne et un modèle associé au libéralisme multiculturel s’incarnant dans une « mosaïque canadienne transhistorique ». « À la confluence des représentations coloniales et postcoloniales, de l’ancien nation-building et du nouveau multiculturalisme, écrit-il, ce docudrame représente surtout une refondation imaginaire de l’ordre libéral canadien, une mise en récit du passé telle que l’envisagent les élites libérales majoritairement ontariennes du pays, mise en récit sculptée selon les paramètres des valeurs matricielles du libéralisme » (p. 16). Doté d’un tour de taille assez considérable – plus de 400 pages –, exploitant une belle diversité de sources (correspondances, entrevues, scénarios préliminaires et définitifs, réactions des téléspectateurs, etc.), l’ouvrage est divisé en quatre parties. La première s’attarde aux relations, pas toujours aussi harmonieuses que le laissait entendre le discours promotionnel de la série, entre les journalistes, les membres du comité éditorial et les historiens-conseils. L’analyse de ces relations révèle le pouvoir considérable dont disposait le producteur délégué Mark Starowicz, la surdétermination de la culture organisationnelle de la CBC/Radio-Canada et de l’idéologie socioprofessionnelle journalistique sur le travail des producteurs, réalisateurs et recherchistes ainsi que l’instrumentalisation des historiens(nes) dont le rôle s’est borné généralement à cautionner la véracité des faits. La seconde partie met en parallèle les conflits d’interprétation et le contenu scénaristique. Malgré une volonté mi-sincère mi-clientéliste de pluraliser le récit, le discours narratif de la série se caractérise par son approche politico-militaire, son européocentrisme et son « paternalisme hétérosexuel ». La trame du nation-building emmène tout dans son sillage : la présence autochtone permet la canadianisation du territoire, le multiculturalisme et l’ouverture à la différence participent au dispositif de construction nationale, la mise en lumière des divisions sociales, concession à l’historiographie socioculturelle ambiante, contribue à faire valoir les vertus de l’État-providence. Sauf pour le Québec, dont l’équipe de production montréalaise parvient tant bien que mal à imposer la singularité, les contre-récits régionaux se retrouvent souvent intégrés au grand récit hégémonique de la « régionalisation nationale ». Le dispositif visuel et sonore de la série fait l’objet de la troisième partie. Empruntant aux genres documentaire et fictionnel, le « docudrame » cherche à immerger le téléspectateur dans le passé. Les reconstitutions historiques, le recours à un narrateur universel et une trame sonore ampoulée confortent l’orientation idéologique de la série tout en suscitant un effet de réalisme et d’émotion que viennent cependant entraver des ruptures de ton causées entre autres par des témoignages individuels lus par des comédiens. Ce même dispositif génère également, au-delà des variations régionales, un grand espace identitaire canadien fondé sur trois espaces déterminés : le paysage sauvage du Grand Nord, du Nord et de l’axe laurentien ; une ruralité québécoise, sud-ontarienne et des prairies ; une urbanité qui se limite essentiellement à Montréal …