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Dans Partir pour la famille. Fécondité, grossesse et accouchement au Québec, 1900-1950, Suzanne Marchand dresse d’un point de vue ethnologique un portrait détaillé des conditions entourant la mise au monde des enfants au Québec durant la première moitié du XXe siècle. Elle s’intéresse tour à tour aux raisons d’une fécondité élevée (Chapitre 1), aux moyens « d’empêcher la famille » (Chapitre 2) ou de faire face aux problèmes de stérilité (Chapitre 3), aux inquiétudes et aux aspirations des parents face à leur progéniture (Chapitres 4 et 5) et, enfin, aux risques que représentaient pour la mère et l’enfant la mise au monde dans des conditions souvent précaires et parsemées d’embûches (Chapitres 6 à 9). Ces questions sont abordées en les situant dans un contexte souvent en pleine évolution, et en mettant l’accent sur la perception qu’en ont les acteurs ainsi que sur les rituels qui les entourent.

Le portrait contenu dans cet ouvrage repose sur une imposante revue de littérature puisant autant à l’histoire qu’à la démographie, à la sociologie et à l’anthropologie, à laquelle s’ajoute l’analyse d’extraits des Archives de folklore et d’ethnologie de l’Université Laval. L’ouvrage est abondamment illustré, ce qui ajoute à l’efficacité du propos, tandis que la mise en perspective avec d’autres sociétés permet d’enrichir le tableau et de voir en quoi le Québec se distingue, ou non, de celles-ci.

Comme l’explique l’auteure en avant-propos, son ouvrage est en partie issu de sa thèse de doctorat, portant plus largement sur le « corps » dans la société québécoise, en même temps qu’il résulte d’une exposition présentée en 2010 au Centre d’interprétation historique de Sainte-Foy. Ce contexte particulier explique probablement le caractère fouillé mais essentiellement descriptif de ce livre. Les recherches menées par l’auteure, évoquées trop brièvement en introduction (p. 12), se font discrètes derrière l’abondance de citations et de résultats tirés d’autres travaux : les personnes voulant se familiariser avec le sujet y trouveront une mine de renseignements, mais celles connaissant déjà l’essentiel des travaux antérieurs sur ces questions y trouveront peu d’éléments nouveaux.

Cette approche purement descriptive atteint par ailleurs des limites et on souhaiterait que l’auteure présente un point de vue davantage critique quand des constats apparaissent contradictoires ou étonnants, ou que la littérature permet de les éclairer sous un autre angle. Par exemple, il arrive qu’une croyance véhiculée en Europe se situe à l’opposé de celle qui a cours au Québec, comme c’est le cas pour prédire le sexe de l’enfant à naître en examinant le visage de la future maman : au Québec, ce sera une fille si la mère a un beau visage, tandis qu’en Europe, ce sera un garçon (p. 134). Peu importante en soi, cette contradiction soulève toutefois plusieurs questions telles que celle de l’origine des croyances, de la filiation entre croyances européennes (surtout françaises) et québécoises, ou même de la manière dont évoluent les croyances au fil du temps. On regrette que l’auteure n’ait pas fourni au moins quelques éléments de réflexion à cet égard pour aller au-delà du sens premier des propos relatés dans son ouvrage.

L’auteure présente par ailleurs sur le même pied les citations des témoins, que celles-ci concernent des pratiques, des rumeurs ou des croyances, cherchant à « vérifier » ces dernières au-delà de ce qui est parfois pertinent. Qu’un médecin ait pu éliminer un enfant infirme à la naissance (p. 119-120), elle se demande si tous les enfants infirmes étaient ainsi éliminés à la naissance, ce qu’elle réfute aussitôt à l’aide des recensements. Qu’une femme parle du fait de naître durant une tempête comme un mauvais présage pour le destin de l’enfant (p. 183), elle se demande si tous les enfants nés lors d’une tempête décédaient tel que le suggère cette répondante : « Peu probable », répond-elle heureusement ! C’est là une réponse timide qui aurait pu être avantageusement mise en perspective avec les connaissances actuelles sur les risques plus grands de décéder en bas âge pour les enfants nés à certaines périodes de l’année, parce qu’ils étaient sevrés durant les mois d’été lorsque la qualité de l’eau et du lait laissaient le plus à désirer.

Finalement, le traitement de certaines questions apparaît trop rapide, par exemple en ce qui concerne la préférence envers les garçons. La discussion de cette question (p. 139 et suivantes) tourne un peu court au vu d’une littérature abondante sur les inégalités entre les hommes et les femmes dans la société québécoise de la première moitié du XXe siècle. Le même commentaire s’applique à la conclusion, brève et générale, qui met l’accent sur les aspirations communes des parents d’hier, d’aujourd’hui et de demain, cela malgré les différences considérables de conditions objectives entourant la maternité. Parlant des hommes et des femmes ayant vécu durant la période étudiée, elle écrit « Comme la plupart d’entre nous, ils rêvaient d’une descendance conforme à leurs voeux » (p. 240), sans s’interroger toutefois sur ce qui se cache derrière ces « voeux », dont on pourrait faire la genèse à différentes époques.

Bref, Partir pour la famille est un ouvrage synthétique qui dresse un portrait historico-ethnologique détaillé de l’état de la question, tout en y ajoutant quelques éléments originaux tirés des Archives de folklore et d’ethnologie de l’Université Laval. Son propos est minutieux et le phénomène décortiqué dans toutes ses dimensions, mais on aurait souhaité une réflexion plus originale et plus poussée de la part de son auteure.