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L’évolution des pratiques médicales et des savoirs médicaux serait, selon Denis Goulet et Robert Gagnon, toujours marginalisée sinon ignorée dans l’historiographie actuelle. Voilà sur quoi repose leur motivation pour entreprendre l’exercice ambitieux d’écrire une synthèse historique qui couvre le développement de la médecine moderne au Québec entre 1800 et 2000. Cette démarche s’appuie également sur le fait que, depuis plusieurs années, l’historiographie aurait surtout bénéficié de nombreuses études dans le large champ de la santé, champ d’étude qui regroupe les travaux sur l’histoire des infirmières, des pratiques paramédicales et pharmaceutiques ou, comme ils le soulignent, l’histoire sociale et administrative des hôpitaux et des asiles. Goulet, spécialiste de l’histoire de la médecine, et Gagnon, spécialiste des sciences, convient plutôt les lecteurs à découvrir sur plus de 400 pages l’histoire du développement de la médecine et des sciences médicales dans L’histoire de la médecine au Québec 1800-2000. De l’art de soigner à la science de guérir.

Cet ouvrage, qui s’adresse à un public plus étendu que celui des historiens, des sociologues ou des médecins, est divisé en deux parties. La première couvre, en cinq chapitres, le XIXe siècle et s’intéresse à « Une pratique et une profession incertaines. La naissance de la médecine clinique ». Moins de 150 pages rendent compte de cette pratique, des théories des humeurs jusqu’à l’émergence de l’institutionnalisation des soins. L’incertitude autour de la profession médicale repose sur le fait que plusieurs « non-spécialistes » – sages-femmes, hospitalières, gardes-malades, charlatans ou rebouteurs – portent sérieusement ombrage au travail des médecins qui ont reçu pour la plupart, au début du siècle, une formation approximative sinon douteuse. Somme toute, l’art de soigner revient aux nombreux concurrents des médecins, entre autres, les religieuses : « Les soeurs hospitalières québécoises sont donc largement utiles dans les soins et les remèdes gratuits donnés aux pauvres dans les dispensaires » (p. 33). Bien qu’il arrive que les binômes médecin et sage-femme ou médecin et rebouteur collaborent pour prodiguer des soins (p. 37), Goulet et Gagnon relèvent surtout la nuisance de ces autres fournisseurs de soins aux yeux de l’establishment médical.

Les chapitres de la deuxième partie s’étendent sur un nombre plus important de pages qui soulignent l’accélération des connaissances médicales et la transformation des pratiques de soins. À l’exception des chapitres 10 et 15, tous débutent au tournant du XXe siècle en reprenant de brèves informations déjà abordées dans la première partie. « L’art de soigner à la science de guérir. Les grands développements de la médecine » couvre la révolution hospitalière, les relations médecins-patients, les soins spécialisés, le développement de la chirurgie, l’avènement de l’assurance hospitalisation, le traitement des maladies nerveuses et mentales ainsi que la montée du pouvoir médical, les grandes réformes pédagogiques, la médecine préventive et finalement la recherche biomédicale. L’étendue des sujets est vaste, mais l’angle d’approche demeure le même, soit le décalage du Québec francophone à s’inscrire dans un système de santé moderne. Goulet et Gagnon témoignent de la microsociété que représente l’hôpital et du « “dialogue” qui s’installe entre la science médicale, la pratique clinique, les spécialités médicales et la demande de soins » (p. 148). Un dialogue qui passe sous silence les querelles entre les médecins et les autres professionnelles de la santé oeuvrant dans les hôpitaux et taisant, par conséquent, les importants enjeux autour des frontières professionnelles auxquels sont confrontés tant les médecins généralistes que spécialistes, plus que réticents à accepter « l’art de soigner » de leurs concurrents du XXe siècle. Si, comme le soutiennent les auteurs, la médecine est devenue le pivot du système de soins (p. 375), cette situation a toutefois été rendue possible par un contexte de pluridisciplinarité dont témoigne très peu l’ouvrage.

Nous convenons, comme les auteurs, que le temps était venu de publier un ouvrage de synthèse sur le développement de la médecine moderne au Québec. Toutefois, le défi de rassembler un tout homogène à partir de la production historienne depuis les 10 à 15 dernières années ne semble pas avoir été une prémisse de base pour réaliser cette synthèse historique. Ainsi, bien que les auteurs présentent des matériaux inédits et des segments de leurs nouvelles recherches, ils renvoient malheureusement trop rarement aux plus récents et aux meilleurs travaux historiques sur la santé et la médecine. Leur condamnation à l’endroit de l’historiographie actuelle qui aurait trop souvent tendance à déformer le rôle des médecins en les dépeignant comme « misogynes, moralistes, conservateurs, arrogants, monopolistes, technicistes, mercantiles… » (p. 9), nous incite à nous poser sérieusement la question à savoir si cette historiographie a réellement été consultée. Après avoir parcouru les 450 pages de cet ouvrage magnifiquement illustré, nous demeurons sceptiques quant à la frontière que les auteurs ont voulue ériger entre l’histoire de la santé et l’histoire de la médecine. Néanmoins, comme l’a élogieusement dit le Dr Alain Vadeboncoeur sur les ondes radio-canadiennes (19 août 2014), cet ouvrage est intéressant, richement illustré et plaira à un lectorat curieux.