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Un des premiers quartiers industriels au Canada, « la Pointe », figure comme synonyme, dans l’imaginaire montréalais, d’un quartier pauvre, l’exemple par excellence de la « City below the hill » d’Herbert Ames. Ainsi, en choisissant ce quartier pour faire une histoire populaire, Gilles Lauzon, qui lutte depuis plus de trente ans contre cette image misérabiliste, s’est donné tout un défi, qu’il relève avec brio. Avec un texte accessible et somptueusement illustré, Lauzon offre une nouvelle conceptualisation de l’habitat populaire afin de démontrer comment les familles ont façonné leur quartier. L’insalubrité et la surcharge des logements ont depuis longtemps été invoquées pour expliquer les taux exceptionnels de mortalité infantile. Ainsi cette nouvelle vision du logement ouvrier nécessite une révision en profondeur de notre compréhension de ce fléau social. Pour mieux comprendre ce quartier en mutation constante, Lauzon suit trois familles ouvrières pendant plusieurs générations : les Turnbull, famille protestante d’origine écossaise ; les Mullins, famille irlandaise catholique ; et les Galarneau, famille canadienne-française migrante de l’Assomption.

Lauzon tisse une histoire complexe à trois niveaux, sur quatre plans et en deux temps. Ses niveaux sont le quartier, les huit sous-quartiers et les trois familles. Ses plans sont le visuel, tant cartographique que photographique, l’environnement bâti, la santé publique, et sa méthode d’histoire sociale. Les deux temps sont la dernière moitié du XIXe siècle et le début du XXe, jusqu’à la grande crise des années 1930.

Après un bref survol du terrain, on entre directement dans le vif du sujet avec un chapitre de 85 pages sur la formation d’un quartier ouvrier. On commence avec la grande industrie, notamment les ateliers du Grand Tronc, le chemin de fer qui littéralement et figurativement structure le quartier. Ensuite, on passe en revue l’espace urbain et les groupes ethniques, la propriété, l’eau courante et les égouts, les maisons, le logement et ses modes d’occupation, pour conclure sur la mortalité. L’approche va du général au spécifique, certes, mais permet aussi un nécessaire processus de déblayage historiographique. Cette longue mise en scène prépare le troisième chapitre où les vrais acteurs font leur apparition : les trois familles qui ont toutes migré d’ailleurs pour fonder leur foyer à la Pointe. La variété de leurs expériences, même au sein de la première génération, interdit toute approche misérabiliste.

Le quartier et ses réseaux familiaux désormais bien implantés sont le sujet des quatrième et du cinquième chapitres. Au quatrième, la nature des sujets abordés indique des transformations fondamentales : dans l’industrie, le Grand Tronc passe du privé au public alors que de nouvelles industries se développent, notamment le manufacturier des télécommunications Northern Electric. Les chapelles font place à des églises imposantes et les multiples écoles divisées sur les plans confessionnels et linguistiques apparaissent, l’architecture résidentielle prend sa forme définitive et la chute de mortalité infantile va de pair avec une nette amélioration des conditions de vie. Pour les troisième et quatrième générations des familles étudiées, la situation change aussi. Celles qui restent voient leur situation s’améliorer d’une façon remarquable. Cependant si on n’a pas réussi à décrocher un emploi stable, la plupart du temps on déménage hors du quartier. Mais là encore, ces déplacements se font selon une certaine logique et les migrations suivent souvent les chemins des réseaux familiaux.

Dans ce livre, l’argument historiographique précède et permet l’argument historique. Lauzon suggère qu’on a mal conçu la structure des maisonnées et il nous offre un guide simple pour les mieux comprendre. On ne doit pas analyser les logements selon le nombre de chambres, mais en fonction des besoins familiaux. La cuisine est-elle la seule salle commune ou la famille jouit-elle aussi d’une salle de séjour, voire davantage ? Lauzon établit clairement que Pointe-Saint-Charles connaît une nette progression vers un quartier où la plupart des familles occupent des logements assez grands. Bref, la question du logement ne doit pas être conçue comme le facteur déterminant, mais plutôt comme le résultat des choix que les familles formulaient en fonction de leurs besoins changeants.

Alors si les logements ne posent pas un si grand problème, comment expliquer les taux si élevés de mortalité infantile ? Lauzon considère trois facteurs interreliés : la pratique insuffisante de l’allaitement maternel, l’amélioration tardive des réseaux d’eau et d’égouts, surtout dans l’ancienne municipalité de Saint-Gabriel, et l’influence de la topologie, notamment dans certains sous-quartiers marécageux. La combinaison de ces facteurs cible davantage les Canadiens français récemment arrivés de la campagne, qui continuent de nourrir leurs bébés avec du lait de vache, selon leurs coutumes, mais en s’approvisionnant désormais avec du lait commercial infect.

Ce livre d’histoire engagé vise non pas uniquement la réhabilitation des familles ouvrières comme agents de leurs propres vies, il vise aussi la formation des lecteurs comme historiens. Ainsi, Lauzon ne se limite pas à la simple présentation des résultats de recherche ; à chaque étape il explique clairement et succinctement comment il a fait ses découvertes. De cette façon, l’ouvrage se présente comme un guide expliquant comment faire non pas la généalogie, mais l’histoire sociale de notre propre famille, rue ou quartier. Tout comme le guide pour piétons publié par l’auteur avec l’aide de la Société historique de Pointe-Saint-Charles en 2013, ce livre privilégie une approche pédagogique. On démystifie les sources primaires et on défroque la profession d’historien. Après tout, n’est-ce pas surtout à elle qu’on doit l’image misérabiliste ?

Ce livre audacieux a ses propres lacunes. Les nombreuses images extraordinaires des milieux de travail attendent toujours leur propre historien. La vie de quartier et celles des usines et des ateliers sont à peine esquissées ici. Les syndicats et les diverses autres formes de vie associative de ce quartier ouvrier restent aussi dans l’ombre. Mais il s’agit de lacunes, et non pas de fautes. Grâce à cet ouvrage majeur, tous ensemble nous pouvons maintenant bâtir une historiographie respectueuse et plus complète sur des bases solides.