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Dans cet ouvrage sur la nutrition, Caroline Durand, professeure en histoire canadienne à l’Université Trent, explore les facettes genrées, quotidiennes, domestiques et corporelles de ce qu’elle appelle, à la suite de l’historien Ian McKay, l’ordre libéral. Elle analyse les modalités de l’apparition de la nutrition dans les discours de différents acteurs sociaux et identifie les valeurs et idées qui y sont véhiculées pour en expliquer les effets. Le corpus de l’étude correspond aux principaux émetteurs de discours (pouvoirs publics, compagnies privées, experts de la santé, etc.).

L’ouvrage est divisé en deux parties chronologiques (1860-1918 ; 1919-1945), composées chacune de plusieurs chapitres thématiques. Les chapitres ouvrant chaque partie traitent des habitudes alimentaires et de l’état de santé de la population pour remettre en contexte les discours et actions analysés ensuite. La première partie, qui vise à comprendre la participation de divers intervenants à la promotion de discours alimentaires et de savoirs nutritionnels, commence donc avec une présentation des régimes alimentaires des gens des milieux populaires, ruraux et urbains. Durand démontre que les changements qui s’opèrent dans les villes, les conditions matérielles d’existence et l’adaptation à un mode de vie industriel réduisent la qualité de la diète et affectent la santé de la population. Cette partie se poursuit avec un bilan des découvertes scientifiques et nutritionnelles et de leurs usages en réponse à la question sociale. Les discours sur la nutrition maintiennent l’ordre libéral, car ils visent l’amélioration de la diète des classes ouvrières à moindre coût, en limitant les hausses de salaire et les révoltes.

Le rôle des premiers « experts » est abordé par l’analyse du discours des médecins et des premiers ouvrages de cuisine et d’économie domestique. L’enseignement de la nutrition aux Montréalaises est ensuite exploré à travers deux exemples, l’École ménagère provinciale et les campagnes contre la tuberculose et la mortalité infantile. Si l’importance du facteur économique dans la qualité de la diète commence à être reconnue, l’accent est plutôt mis sur l’éducation domestique des femmes, révélant ici l’écart entre théorie et pratique. La première partie de l’ouvrage se termine avec un chapitre qui montre comment les pratiques de la nutrition, dont le développement est accéléré par la Grande Guerre, forment un outil de gestion et de rationalisation des ressources alimentaires. La promotion d’un régime raisonnable pour la population devient le mot d’ordre et l’alimentation doit soutenir une productivité qui garantisse la victoire et la vigueur nationale canadienne-française.

La nutrition ajoute des justifications rationnelles et scientifiques à une propagande qui s’appuie sur des valeurs patriotiques et morales. Alors que la guerre provoque une inflation, c’est sur les épaules des ménagères, consommatrices raisonnables, que repose la solution. Un consensus se forme alors sur l’importance de la rationalité, du contrôle de soi et de la productivité de l’alimentation. La guerre cristallise enfin les valeurs et usages de la nutrition, accélérant la rationalisation et la modernisation des discours et des diètes, sans que les aspects genrés, familiaux et sociaux de l’alimentation ne changent.

La seconde partie, qui illustre la diversification des pratiques causée par la modernisation des technologies, l’industrialisation et la commercialisation des aliments, s’ouvre avec un chapitre sur les habitudes alimentaires de la population entre 1919 et 1945. La diversification de l’alimentation est soulignée et la diète devient plus carnée, sucrée et lourde à partir des années 1920. Les développements de la nutrition et de sa diffusion dans le système d’éducation dans l’entre-deux-guerres font l’objet du sixième chapitre. L’auteure aborde les débuts de la diététique, profession qui nécessite alors l’obtention d’un diplôme dans une université canadienne-anglaise ou américaine. Les aspects idéologiques des discours sur la nutrition sont révélés par l’analyse de trois types de textes (publications gouvernementales, matériel scolaire et publicités). Ces discours sont marqués par un mélange de modernité scientifique et de traditions, la première étant subordonnée au maintien des secondes, notamment familiales, religieuses et nationales. Ils contribuent aussi à transformer les perceptions populaires des aliments et des corps.

La seconde partie de l’ouvrage se termine avec une exploration des débats concernant les aspects sociaux, politiques et économiques de l’alimentation, alors que la Crise et la Deuxième Guerre suscitent de nouvelles interventions et études des médecins, travailleurs sociaux, infirmières et nutritionnistes. Leurs discours sont analysés pour en démontrer le caractère individualiste, conservateur, productiviste et nationaliste.

Durand aborde ensuite l’enseignement de l’hygiène dans les écoles, utilisant deux exemples pour démontrer l’usage de la nutrition comme outil d’assistance aux populations considérées vulnérables (inspections médicales des élèves et distributions de lait). La Crise apparaît comme un moment charnière, la nutrition passant d’un outil d’hygiène publique et de réforme sociale à un outil d’évaluation de l’impact de la pauvreté sur la santé permettant de formuler des revendications pour plus d’interventions étatiques. Ces perspectives dissidentes s’inscrivent dans les débats émergents sur la pauvreté et la redistribution des richesses. Enfin, la Deuxième Guerre est abordée, la nutrition servant à mesurer productivité et patriotisme.

La pratique de la nutrition est traversée par des rapports de pouvoir, notamment entre les hommes médecins et les femmes diététistes (comme les travaux de Nadia Fahmy-Eid [Fides 1997] l’ont indiqué). Or, ils figurent un peu comme un angle mort de l’analyse de Durand. Elle insiste sur le rôle des discours nutritionnels dans le maintien des structures et hiérarchies de genre, mais aborde peu les enjeux de pouvoir liés au processus de professionnalisation de la nutrition. Par exemple, médecins, infirmières et nutritionnistes occupent des espaces profesionnels communs sans que leurs positions différentes dans ces espaces ne soient nécessairement soulignées. Cela dit, en dressant le portrait des changements d’habitudes alimentaires des milieux populaires et celui des discours d’experts gagnant en crédibilité et en influence, cet ouvrage explore une facette méconnue de l’histoire de la santé au Québec et constitue un apport à la fois en histoire du travail et en histoire des femmes. Bien ancré dans l’historiographie, il représente aussi une contribution aux réflexions sur la perméabilité des sphères privée et publique, que permet d’observer un thème tel que la nutrition.