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Nous avons tous déjà lu des ouvrages collectifs dont le fil conducteur ne tenait… qu’à un fil. Un thème flou, une période historique, un concept équivoque servent parfois de prétexte pour l’édition d’ouvrages qui n’ont, en fin de compte, que peu de cohérence. Même dans les meilleurs des cas, un ouvrage collectif ne peut avoir l’unité – de style, de ton, de structure – d’une monographie. Toutefois, à l’occasion, ce genre d’ouvrage peut malgré tout, au prix de quelques chevauchements et redondances, surpasser même les meilleures monographies grâce à un cumul de points de vue et d’érudition. C’est le cas ici. Aucun individu solitaire n’aurait pu écrire Le siècle du Règlement 17, qui représente une contribution majeure aux historiographies canadienne et québécoise autant qu’à l’histoire franco-ontarienne.
Tel que le laisse deviner le titre, ce collectif nous présente le Règlement 17 avant tout sous l’angle d’une crise nationale. L’analyse des rebondissements, tenants et aboutissants de l’ultime crise scolaire postconfédérale, qui a cours en Ontario de 1912 à 1927, permet de disséquer le climat politique, idéologique et culturel de l’heure avec une rare finesse. Véritable prisme à réfraction, l’événement permet de départager, de situer et de mettre en relief les sensibilités de nombreux groupes : des anglo-protestants orangistes aux plus modérés (Sylvie Lacombe, Geneviève Richer, Hans-Jürgen Lüsebrink, François Charbonneau), des Canadiens français les plus pragmatiques aux nationalistes les plus orthodoxes (au Québec comme en Ontario – Pierre Anctil, Damien-Claude Bélanger, Michel Bock, Geneviève Richer, Jack Cecilion), en passant par les catholiques anglophones de l’Ontario (Jean-Philippe Croteau, Jack Cecilion). L’épisode sert aussi admirablement à illustrer le fonctionnement et la culture de nombreuses institutions de l’époque, tant étatiques – le Parlement, la fédération et le système judiciaire (François Charbonneau, Pierre Foucher) –, que communautaires – l’Association canadienne-française d’éducation de l’Ontario (ACFÉO), l’Université d’Ottawa, une société de secours mutuel, une salle de spectacle (Serge Dupuis, Gratien Allaire, Pierrick Labbé, Hélène Beauchamp).
Pourquoi cette crise est-elle en mesure de révéler tant de choses ? Malgré son intensité, on arrive à la conclusion que ce n’est pas tant en raison de son importance que parce qu’elle survient à un moment charnière à plusieurs égards. Durant ces 15 ans, que de transitions ! L’impérialisme britano-canadien a reculé devant une identité canadienne aux contours encore incertains, mais plus accommodante de la différence canadienne-française. Les Canadiens français ont remis en question leurs certitudes ultramontaines quant à l’unicité de la langue et de la foi, alors que l’Église a commencé à se détourner de la question nationale pour s’intéresser toujours davantage au social. Le pays entier a voulu tourner la page aux horreurs de la Grande Guerre pour profiter de la paix et de la prospérité relative des années 1920. Partout en Occident, les gouvernements parachevaient la standardisation de leurs systèmes d’éducation. Le Règlement 17 s’inscrivant au coeur de chacune de ces problématiques, il a alimenté des débats qui permettent de saisir le zeitgeist de cette ère révolue dont nous sommes néanmoins les héritiers.
La première des cinq parties du livre regroupe quatre textes explorant « l’école franco-ontarienne et l’opinion anglo-canadienne ». La contribution la plus substantielle est sans doute celle de Jean-Philippe Croteau qui, en opérant un croisement entre l’histoire franco-ontarienne, l’histoire irlando-canadienne et l’histoire de l’éducation, montre avec brio que l’élite anglo-catholique de la province était moins motivée par un chauvinisme anti-français que par ses ambitions de gagner en respectabilité aux yeux du gouvernement. Pour sa part, le texte de Hans-Jürgen Lüsebrink nous fait découvrir l’oeuvre de William Henry Moore, un des rares anglo-protestants ayant énergiquement dénoncé le Règlement 17. Chemin faisant, il nous permet de mieux comprendre le carcan conceptuel dans lequel était enfermée la réflexion sur les « races » à l’époque.
La deuxième partie, regroupant cinq textes, est intitulée « Les multiples voies de la résistance ». Ici, c’est Gratien Allaire qui nous apporte la perspective la plus rafraîchissante, mettant en évidence un aspect sous-estimé de la crise : celui de la qualité de la formation. Loin de n’être qu’un « prétexte » dont se seraient servis les ennemis de l’école franco-ontarienne, il s’agissait d’un enjeu réel – probablement de l’enjeu dominant de l’heure – dans lequel la question linguistique s’est embourbée. Allaire avance, de manière convaincante, qu’au-delà de la résistance (sur laquelle l’historiographie s’est le plus attardée) et de la diplomatie (que les contributions de Geneviève Richer, Serge Dupuis et Hans-Jürgen Lüsebrink nous permettent de mieux connaître), une troisième stratégie a été déployée : celle de la réforme pédagogique. Alors même que les « écoles bilingues » n’avaient plus de statut légal, l’ACFÉO et l’Université d’Ottawa se sont substituées au ministère de l’Instruction publique, avec une certaine complicité du gouvernement, afin d’en prouver la viabilité et de préparer la sortie de la crise.
Nous sommes donc généralement éloignés des descriptions détaillées des combats franco-ontariens sur le terrain, déjà documentés ailleurs (le lecteur en prend néanmoins connaissance, mais de manière éparse. Au besoin, il saura se retrouver grâce à la chronologie et à la bonne bibliographie en annexe). Il existe toutefois une exception : le chapitre extrêmement bien documenté de Jack Cécillion ayant pour objectif de décrire « les efforts de mobilisation contre le Règlement 17 dans le Sud-Ouest ontarien » et d’expliquer « les raisons de l’inefficacité de la stratégie provinciale de l’ACFÉO » dans cette région unique de la francophonie ontarienne. Les travaux récents de Cécillion, dont on a ici un condensé, comblent une lacune importante de l’historiographie.
La troisième section est intitulée « Échos politiques et constitutionnels » et regroupe trois textes d’histoire intellectuelle, tous excellents. En interrogeant un débat du Parlement sur la question, François Charbonneau nous replonge dans « l’horizon d’intelligibilité » de la sphère politique canadienne de l’heure, encore largement conditionnée par l’appartenance et l’identification à l’Empire britannique. Pierre Foucher fait quelque chose d’analogue en nous immergeant dans « la culture juridique des tribunaux de l’époque », qui accordait aux droits constitutionnels une place beaucoup plus exigüe que ceux d’aujourd’hui. Finalement, Damien-Claude Bélanger nous permet de prendre acte de la complexité du champ intellectuel et politique canadien-français en explorant la position d’un individu qui était à la fois un nationaliste canadien-français et un partisan conservateur, l’historien et politicien Thomas Chapais. L’article de Michel Bock, qui a été placé seul dans la cinquième partie du livre, aurait très bien pu être intégré dans cette troisième section. Il s’agit d’un texte à thèse forte mais exprimée tout en nuances qui « problématise […] la crise du Règlement 17 en fonction de l’évolution de l’échiquier intellectuel global du Canada français ». Ce faisant, il explique la transition de la posture combative initiale des leaders canadiens-français, au début du conflit, à la résistance « plus modérée, faisant une place grandissante au compromis » des porte-parole des années 1920.
Le collectif explore aussi les répercussions qu’a eues le Règlement 17 sur le long terme. C’est notamment le cas de deux des trois textes de la partie quatre, intitulée « représentations du Règlement 17 dans la sphère littéraire et artistique » : celui de Lucie Hotte (littérature) et de Johanne Melançon (théâtre). Ils rejoignent ainsi quelques autres auteurs qui font aussi le pont entre le déroulement de la crise et les réalités contemporaines (Pierre Anctil, Pierre Foucher, Michel Bock).
L’ensemble des textes méritait d’être publié, ce qui n’est pas peu dire pour un collectif de 460 pages. Bien entendu, les contributions demeurent inégales. Certains textes sont manifestement dérivés de projets de recherche sur des sujets connexes ; on pense notamment à Pierre Anctil, Pierrick Labbé et Damien-Claude Bélanger. Seul ce dernier réussit l’adaptation au thème du Règlement 17 de manière pleinement satisfaisante.
Bref, on a ici un ouvrage incontournable pour tout chercheur s’intéressant aux questions linguistiques, religieuses, identitaires, scolaires et minoritaires. On peut certes remettre en question le découpage des sections. On peut déplorer, aussi, le fait que les articles ne renvoient pas suffisamment les uns aux autres (il aurait souvent été facile et utile de le faire ; une ultime relecture pour faire ces ajouts n’aurait pas été de trop). Malgré tout, une belle unité se dégage du livre. Finalement, la qualité du travail d’édition de Prise de parole est excellente, la facture, splendide, même si l’ajout de quelques illustrations ou même d’un index aurait été souhaitable.