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Certains diront de ce livre qu’il s’agit d’un panégyrique – sinon d’un éloge – à voix multiples d’un homme politique que la mémoire collective a peu à peu oublié. Lorsque Marcel Masse est décédé à 78 ans, en août 2014, les médias s’en sont rappelé sommairement, mais peut-être trop peu. Rédigé sous la direction de Denis Monière, Jean-François Simard et Robert Comeau, l’ouvrage a le mérite de retracer un parcours particulier, en marge des autres, et néanmoins révélateur de l’histoire contemporaine. En terminant la lecture, c’est la reconnaissance amicale d’un homme engagé qui s’impose. Fait d’une vingtaine de textes d’auteurs différents, l’ouvrage emprunte une structure chronologique : quatre saisons, quatre étapes dans la vie de Masse. Pour en faire le tour, on nous permettra d’y aller à rebours.

Au début des années 2000, Masse n’est plus sous les feux de la rampe ; et pourtant il n’est pas à la retraite. Avec la création d’une encyclopédie dans Internet [Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique française] et son implication dans la défense du patrimoine politique, il témoigne d’un engagement profond à l’égard de la mémoire collective et de sa mise en valeur. Plus largement, il affiche un soutien actif à l’endroit de la rénovation muséale. Yves Bergeron titre son texte en paraphrasant bellement Giono : « L’homme qui aimait les musées ». Il y a d’ailleurs là une clé explicative de toute sa vie : l’histoire est faite de continuités ; les ruptures sont trompeuses, plus idéelles que réelles, plus rhétoriques que pratiques. Certains pourraient y décrypter un conservatisme fondamental que ne renierait par Edmund Burke ; ils n’auraient pas tort. Dans son témoignage, Michel Sarra-Bournet souligne l’homme de projets et de passions qu’il a connu, alors que Masse en était à sa dernière saison : « L’histoire politique et culturelle du Québec était pour lui un patrimoine à transmettre de génération en génération. »

La précédente saison est celle qui s’amorce avec la défaite électorale du Parti conservateur du Canada en 1993, l’une des plus brutales de l’histoire canadienne. Masse est nommé président du Conseil de la langue française du Québec par le nouveau premier ministre du Québec, Jacques Parizeau, mais 100 jours plus tard, il démissionne pour s’engager activement dans la campagne référendaire dans le camp du OUI. Ensuite, il sera délégué général du Québec à Paris pendant 18 mois, une saison déjà « moins clémente » que les précédentes selon Jean Fortin, collaborateur de Masse à Paris. Pendant 18 mois, il était, raconte-t-il, coincé, disposant d’une marge de manoeuvre limitée compte tenu de ses différends avec Lucien Bouchard, ancien collègue au cabinet fédéral. Revenant sur l’année 1995, Jean-François Nadeau rappelle le charisme de Masse – qui se montrait capable « d’éclairer une pièce simplement en y entrant » – mais relate aussi une conversation révélatrice de l’impact des défaites successives qu’il avait encaissées : « Il me disait d’ailleurs qu’il ne lisait plus beaucoup les journaux québécois, que le débat public, avec son ratatinement à des questions d’administration courantes, le désespérait de plus en plus. » Et citant Masse, il ajoute : « Pour comprendre le monde désormais, il faut lire autre chose que la presse du Québec. Notre société s’est tournée presque entièrement vers la seule gestion du petit quotidien. Ça me désespère. »

Puis, toujours à reculons, on retrouve Masse pendant la longue période où il est au cabinet fédéral (1984-1993), dans l’équipe du premier ministre Mulroney. Il sera notamment ministre des Communications et ministre de la Défense, deux postes stratégiques dans lesquels il défend l’usage du français à Ottawa, les dossiers québécois et montréalais, et surtout l’Accord du lac Meech. Certains diront qu’après Mulroney – et peut-être avant lui – Masse était le ministre qui incarnait le mieux le « beau risque » de 1984. Dans un très beau texte, Florian Sauvageau relate ce que Benoit Bouchard disait de lui après la mort de l’Accord, en juin 1990 : « Masse n’est plus le même… son esprit est ailleurs ». En lisant ces pages, on sent le poids de l’échec, la fin d’un espoir. À propos de ces débats constitutionnels, son fils Jean-Martin laisse ainsi tomber au milieu du texte : « Malheureusement, il n’a pas réussi ce pourquoi il s’était engagé. »

Reste la première saison, celle qui s’amorce au début des années 1960. Dès ce moment, l’ambivalence de l’homme est manifeste. Alors que les jeunes, en particulier les intellectuels des sciences sociales – Masse a une formation d’historien –, participent massivement à la Révolution tranquille et dénoncent quasi unanimement la « Grande Noirceur », Marcel Masse rejoint l’Union nationale, devient député, puis le plus jeune ministre de l’histoire. Bernard Landry raconte avec amusement comment, lors d’un voyage en France, Masse tentait de le persuader que Maurice Duplessis n’avait « rien d’un dictateur », et que l’Union nationale avait des « tendances progressistes », y compris pendant les années 1950 ! Après la défaite de 1970, il tente une « rénovation de l’Union nationale », briguant la chefferie et ne l’échappant que de peu de votes.

À la limite, toute la carrière politique de Masse s’explique par son adhésion aux thèses de Daniel Johnson – Égalité ou indépendance – formulées en 1965. Denis Monière l’explique bien dans son texte qui couvre les années 1960-1973. Ciblant son nationalisme canadien-français, celui des deux peuples fondateurs, il écrit : « il est coincé dans un dilemme qu’aucun dirigeant québécois n’est parvenu à résoudre ». Masse a ainsi cru en l’option fédéraliste, participant à son évolution, jusqu’au pari de Meech. Puis, celui-ci perdu, il est devenu partisan du OUI en 1995. Jean-François Nadeau parle d’une « affection profonde pour sa patrie », celle d’un « vieux bleu ». Selon Landry, il « finit sa vie comme indépendantiste ». Et il ajoute : « Au-delà de toute partisannerie et d’ambition personnelle, Marcel Masse a servi admirablement notre patrie », comme s’il avait incarné l’ultimatum de Johnson.

La teneur des textes est évidemment variable. Certains sont plus proches de l’anecdote ou du témoignage, d’autres plus systématiques dans leur démarche. Et bien qu’il reste des zones ombragées, l’ouvrage met en parallèle l’individuel et le collectif, comme si le Masse décrit par les auteurs de l’ouvrage nous offrait une synthèse du Québécois des soixante dernières années – celui du beau risque, celui de l’hésitation, celui d’une nostalgie, celui d’un attachement au Canada et au Québec – que Louis Balthazar a bien illustré dans son Nouveau bilan du nationalisme au Québec, marqué dit-il par des ambivalences fondamentales et récurrentes. Quand Masse se retire, lors de la toute dernière saison, son « engagement indéfectible à l’endroit de la préservation du passé » demeure indéniablement, mais le regard semble cruellement ailleurs, loin de l’action présente, dans une déception du politique. N’est-ce pas aussi le lot de plusieurs à l’heure actuelle ? Au total, les auteurs lui devaient bien ce travail de mémoire, qui devient l’étrange miroir d’une époque.