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La participation active des femmes à la marche de l’histoire du Québec, même si elle n’est pas encore intégrée de facto dans le corpus scolaire, ni dans l’imaginaire de monsieur-madame-tout-le-monde, a été l’objet d’études sérieuses – pensons notamment au collectif CLIO, aux biographies de Thérèse Casgrain et de Marie-Gérin Lajoie. Cependant, la réflexion intime des femmes sur leur vie et leur société, retrouvée dans la correspondance ou un journal, est encore trop peu connue. L’ouvrage de Patricia Smart vient combler ce vide d’une façon admirable.

Soulignons d’entrée de jeu le travail colossal de l’auteure qui retrace par un parcours minutieux le discours intime féminin de la fondation de la Nouvelle-France à aujourd’hui. Les sources premières et les études sur lesquelles l’auteure appuie sa recherche sont diversifiées et pertinentes. Le point de départ du travail de Smart était l’étude de l’autobiographie féminine des origines à aujourd’hui, mais la quasi-absence de ce type de publication l’a obligée à se tourner vers d’autres types d’écrits intimes afin de mettre la main « sur quelques morceaux de casse-tête que représentait […] l’absence de voix féminines » (p. 12). Nous sommes donc conviés à une plongée dans ce continent méconnu qu’est l’écriture intime des femmes.

La construction de l’ouvrage est intéressante. Ainsi, chaque partie commence par un portrait global des particularités des écrits féminins de la période traitée. Par la suite, l’analyse de correspondances, de journaux, d’autobiographies ou d’autofictions permet au lecteur de bien saisir la vie de ces femmes et ses enjeux.

Il est impossible de mentionner chacune des femmes dont il est question dans cet essai de plus de 400 pages et qui apporte sa pierre à la construction de la parole féminine. Comme l’écrit Smart, la tradition de l’autobiographie des femmes au Québec s’élève paradoxalement sur « l’anéantissement du moi » (p. 51) qu’on retrouve dans la correspondance et les textes de Marie de l’Incarnation (1599-1672). On y lit tous ses tourments, comme l’abandon de son fils, la tension entre le corps et l’esprit, entre l’action et la passivité, entre sa forte personnalité et son attrait pour Dieu. Cette religieuse a écrit à une période où on ne le permettait pas vraiment aux femmes. Elle y a consenti parce que des hommes le lui ont demandé. À travers ses écrits, revient constamment son propre sentiment d’inadéquation, d’indignité.

Dans son journal, Joséphine Marchand (1861-1925), qui a fondé la première revue féminine au Québec, Au coin du feu (1893-1896), réfléchit longuement au mariage, à ses implications sur sa vie avant qu’elle n’épouse le futur sénateur Raoul Dandurand. La conciliation entre le mariage et l’autonomie féminine demeurera chez elle une préoccupation constante.

Les premières angoisses et questionnement existentiels sur l’identité – « Ah ! Je voudrais bien le définir mon moi » – apparaissent dès les premières pages du journal de Michelle Le Normand (1893-1964), l’une des premières femmes à poursuivre des études supérieures en littérature. À ce moment, elle a seize ans et cette jeune fille montre qu’elle veut se définir, se dire par elle-même, une nouveauté chez les femmes. Le Normand a continué à tenir son journal jusqu’à sa mort et a très bien illustré les tensions entre son désir d’être écrivaine, tout en étant mère et épouse, de surcroît d’un écrivain un peu mélancolique, pour qui elle tape les manuscrits et gère les relations avec les éditeurs.

L’excellent chapitre consacré aux magnifiques récits autobiographiques Dans un gant de fer, t. 1 La joue gauche (1965) et t. 2 La joue droite (1966) de Claire Martin (1914-2014) donne une idée non seulement de l’expérience personnelle de cette romancière, de sa force littéraire, mais aussi de la société québécoise de l’époque. La qualité de cette oeuvre et de son analyse par Smart font peut-être en sorte que le chapitre suivant, « Grandir pauvre à Montréal (1930-1960) : Lise Payette, France Théoret, Denise Bombardier, Marcelle Brisson, Adèle Lauzon », semble survoler les textes étudiés. Mais on retient l’importance de la littérature dans la création de leur psyché et du difficile rapport à la mère. À partir d’autobiographies ou de récits autobiographiques d’écrivaines allant de Gabrielle Roy à Francine Noël, en passant entre autres par Thérèse Renaud et France Théoret, l’auteure met l’accent sur cette relation mère-fille dans le chapitre suivant. Pour la plupart, la mère n’a pu se réaliser et semble vouloir empêcher sa fille d’avoir une vie meilleure que la sienne. Au moins chez Noël, et dans une moindre mesure chez Roy, le rapport à la mère a, au fil des années, évolué vers une plus grande tendresse et une sérénité.

Le dernier chapitre consacré à l’oeuvre de Nelly Arcan fait un constat désespérant du difficile accès de la femme à la parole, de sa fragilité identitaire, de la persistance, voire d’une recrudescence de la femme-objet. La prise de parole d’Arcan et sa façon de jouer à la femme fatale, ou d’être prise au piège dans ce rôle, illustrent de façon douloureuse le fait que la situation des femmes ne semble pas s’être améliorée, au contraire. Il n’y a plus chez cette auteure l’espoir d’une libération comme chez les femmes qui ont atteint l’âge adulte avec la Révolution tranquille. Dans ce chapitre, Smart relie la quête d’Arcan à celle de Marie de l’Incarnation, mais en montrant de quelle façon celle d’Arcan débouche sur une plus grande solitude et une plus grande soumission au regard de l’autre qui la réifie. La lucidité de l’auteure-narratrice rend cette réalité déchirante. Évidemment, on ne peut prendre l’oeuvre d’Arcan et en faire une généralisation du portrait des femmes québécoises d’aujourd’hui ; elle laisse toutefois un goût amer sur la place de la femme comme sujet pensant dans la société contemporaine.

À la lecture du titre de cet essai, on a pu se demander le lien entre la fondatrice des Ursulines à Québec, cette pionnière qui a dû affronter la dure réalité d’une nouvelle colonie dans un climat si rigoureux, et Nelly Arcand, cette écrivaine hypermédiatisée, qui se met en scène pour mieux montrer ses démons et ceux de la société. Toutefois, Smart relève le défi et montre ce que la parole des femmes a toujours eu et a encore de fragile et de subversif.