Article body
« La technologie a tué le journalisme ». C’est par cette citation de John Grant, correspondant parlementaire pour CBC de 1984 à 1988 et CTV de 1996 à 2010, que se clôt le dernier chapitre de cette histoire de la Tribune de la presse depuis 1960. L’affirmation est lourde de sens et elle souligne un malaise certain. La Tribune de la presse aurait-elle perdu son âme ? Jocelyn Saint-Pierre se pose aussi cette question et c’est en dressant un portrait minutieux de cette institution qu’il tente d’y répondre. Parce qu’à ses yeux, il n’y a aucun doute, la Tribune de la presse est une institution ; « elle forme un groupe structuré, elle a une histoire, ses propres règles et une fonction reconnue » (p. 63). Elle n’a toutefois pas de constitution, mais ses règles de fonctionnement reposent sur la tradition. Si le statut d’institution de la Tribune de la presse a pu être contesté, Saint-Pierre prend clairement position et c’est à l’histoire de cette institution, qu’il estime réellement indépendante du pouvoir politique, qu’il convie le lecteur.
Ce livre fait suite à un premier volet de cette histoire paru en 2007 qui portait sur une période antérieure (Histoire de la Tribune de la presse de Québec, 1871-1959, VLB éditeur, 2007). Dans le présent volume, Saint-Pierre couvre 50 ans d’histoire de la tribune, soit de 1960 à 2011. Pour lui cette période de grandes transformations de la vie politique est aussi une période de transformations majeures des relations entre les politiciens-nes, les journalistes et les consommateurs d’information. Son objectif est simple : « décrire ce groupe de personnes au centre du processus d’information politique […], comprendre comment interagissent le monde politique et celui des médias » (p. 27). Il fait appel à plusieurs sources (présentées en annexe) dont un nombre important d’entrevues avec d’anciens membres de la Tribune et d’anciens politiciens.
L’étude se décline en sept chapitres. Le premier propose une réflexion sur le rôle et le statut de la Tribune et montre bien comment, au fil des ans, elle est devenue le chien de garde de la démocratie, voire une sorte de « contre-pouvoir » qui surveille l’Assemblée nationale et le gouvernement. Le second chapitre fait un survol rapide de l’évolution des médias depuis 1960 en mettant l’accent sur la situation plus récente (1990 et +) ; concentration de la presse, convergence, émergence et poids d’Internet, des blogues et des réseaux sociaux. Cette volonté d’éclairer les relations entre presse et politique se poursuit au chapitre 3 qui explique de manière détaillée les relations entre le monde politique et les journalistes en décrivant le rôle des chefs de cabinet et des attachés de presse durant la période. Saint-Pierre souligne la nature très variée des relations, parfois trop amicales, parfois très tendues entre les journalistes et les hommes et les femmes politiques. Il parsème, quoique trop généreusement, son propos d’anecdotes sur différentes personnalités politiques, mais il montre aussi comment les tensions entre ces deux milieux se sont accentuées, chacun devenant un peu plus méfiant à l’endroit de l’autre.
Le chapitre 4 présente les membres de la Tribune. La diminution importante du nombre de membres depuis 1980 est liée à une baisse d’intérêt des médias anglophones alors que le débat constitutionnel s’essouffle, mais aussi à la crise financière qui secoue les médias dont les patrons choisissent souvent de modifier leur couverture des activités du Parlement. Même s’il est parfois complexe de préciser qui a été membre de la Tribune à quel moment (surtout pour les premières années de la période), il aurait été pertinent ici de proposer une réelle prosopographie des membres de la Tribune. Les quelques données sur les origines sociales et la formation scolaire soulèvent de nombreuses questions, mais le lecteur demeure un peu sur sa faim. De même les données sur les conditions de travail auraient pu être à l’origine d’une réflexion plus soutenue sur l’évolution de la pratique journalistique. Les travaux de Jean Charron et de Jean de Bonville sur le passage du journalisme d’information à un journalisme de communication ne sont qu’évoqués (p. 280) ; la discussion aurait mérité un approfondissement.
Le chapitre 5 s’attarde aux différents lieux qui ont hébergé les journalistes dans l’enceinte du Parlement ou dans les édifices adjacents. L’auteur évoque aussi les lieux de rencontre plus informels tels les restaurants ou cafés de la ville de Québec. Au-delà des nombreuses anecdotes contenues aussi dans ce chapitre, il est intéressant de retenir que la classe politique a peu à peu restreint la promiscuité avec les journalistes, une saine distance physique ayant été établie entre les deux groupes. Le sixième chapitre est à mon avis le plus intéressant : en présentant l’évolution des différentes sources d’information – conférences de presse, entrevues, période de questions, mêlées (scrum), Saint-Pierre montre comment la présence de nouveaux médias (radio et télévision dont les réseaux d’informations en continu), la masse de plus en plus importante d’informations et le rythme accéléré de production des bulletins et des clips ont modifié le travail des correspondants parlementaires qui devient de plus en plus colossal. Informer adéquatement la population sur ce qui se passe sur la colline parlementaire est un tour de force. Le dernier chapitre complète le précédent en se centrant essentiellement sur les technologies qui ont beaucoup évolué et qui ont aussi modifié le travail. Alors que les améliorations techniques (on pense ici essentiellement à Internet et au téléphone mobile) auraient pu alléger la tâche des journalistes et leur permettre de mieux approfondir leurs dossiers, elles auraient au contraire accéléré le rythme de production et accentué la pression sur eux.
La conclusion est éloquente : Saint-Pierre y rappelle les grandes lignes de sa démonstration qui, délestée des trop nombreuses anecdotes qui inondent son propos dans les chapitres, montre beaucoup mieux à quel point le rôle de la Tribune de la presse a évolué depuis 1960. Il souligne aussi comment les relations entre les milieux politiques et journalistiques ne se sont pas seulement tendues (elles l’étaient déjà beaucoup à l’époque de Duplessis), mais elles se sont aussi modifiées : l’information spectacle exige la présence de vedettes, de clips percutants au détriment de l’analyse approfondie de l’information. Saint-Pierre termine son ouvrage par un plaidoyer en faveur d’une Tribune de la presse libre qui continue de jouer son rôle de chien de garde de la démocratie, d’un Parlement conscient de sa responsabilité face aux médias et de citoyens éclairés quant à leur devoir de s’informer et à leur droit d’exiger une information de qualité. Jocelyn Saint-Pierre semble un peu inquiet, il s’interroge sur l’avenir de la Tribune et de la démocratie. Espérons que l’avenir lui montrera que cette presse libre existe toujours.