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La bibliothèque publique québécoise a maintenant son histoire. L’auteur de ce livre, François Séguin, est un bibliothécaire qui a passé toute sa carrière dans les bibliothèques de la ville de Montréal. Pour lui, l’histoire de la bibliothèque publique est celle d’un parcours difficile vers la démocratisation de la culture, un cheminement empreint de luttes politiques et idéologiques, d’oppositions entre forces démocratiques et obscurantistes.
Comme l’imprimerie, la bibliothèque publique est arrivée ici dans les fourgons du conquérant britannique. La Conquête nous apporte le concept de bibliothèque de souscription, si populaire en Grande-Bretagne et dans les colonies américaines. Telle est la Quebec Library/Bibliothèque de Québec fondée par le gouverneur Haldimand en 1779 à des fins politiques. Cette bibliothèque bilingue à l’origine, à laquelle le clergé a dû s’associer au départ, devient rapidement anglophone et le clergé s’en retire rapidement. Concernant l’arrivée de l’imprimeur Fleury Mesplet à Montréal et la fondation de la Bibliothèque de Québec, le supérieur sulpicien Montgolfier formule une opinion qui donne le ton pour l’avenir : « Je suis intimement convaincu que, de tous ces établissements de l’imprimerie et de bibliothèque publique, quoiqu’ils aient en eux-mêmes quelque chose de bon, il y a toujours plus de mal que de bon, même dans les lieux où il y a une certaine police pour la conservation de la foi et des bonnes moeurs » (p. 38).
Le premier Mechanics’ Institute, institution d’origine britannique fondée à Montréal en 1828, offre une bibliothèque et une salle de lecture des journaux qui en constituent le coeur. Les Mechanics’ Institutes, et leur pendant francophone, les Instituts des artisans, connaissent un grand succès. Au milieu du XIXe siècle, on a pu recenser, hors Montréal et Québec, plus de 30 instituts des artisans ou Mechanics’ Institutes dans les villes et villages du Bas-Canada. Les subventions gouvernementales accordées par les lois de 1851 et 1856 contribuent au développement de ces institutions.
La décennie 1840 connaît une abondante législation scolaire. Dans ce contexte d’alphabétisation de la population, on prend conscience du besoin d’un environnement culturel de langue française et de lieux de promotion de la lecture. En 1844, sont fondées à Montréal deux institutions qui vont occuper une place importante dans la vie culturelle de la ville. Elles vont prendre par la suite des voies bien différentes : l’Oeuvre des bons livres et l’Institut canadien de Montréal. Ce dernier a pour objectif l’instruction mutuelle par la discussion de sujets politiques et sociaux. L’Oeuvre des bons livres, quant à elle, constitue à ses débuts une bibliothèque « de bons livres » qui fait entrer le livre et la lecture dans la mission pastorale du clergé. Au cours de la décennie 1850, l’Institut canadien, sous l’influence des Rouges, fait la promotion des grandes libertés démocratiques et ses collections reflètent cette orientation. On y retrouve un certain nombre de livres à l’index. Les sulpiciens réagissent au rayonnement de l’Institut canadien en créant le Cabinet de lecture paroissial, véritable complexe culturel catholique, regroupant la bibliothèque, les conférences publiques, les essais du Cercle littéraire et une revue, l’Écho du Cabinet paroissial. Ce type de bibliothèque paroissiale sera dominant pendant plus d’un siècle.
Les bibliothèques publiques et gratuites anglophones font l’objet d’un chapitre spécifique. Nous y retrouvons quatre bibliothèques d’association, toutes gérées par un conseil d’administration : Fraser Institute (1885) de Montréal, Pettes Memorial Library (1894) de Knowlton, Library and Art Union (1886) de Sherbrooke et Haskell Free Library (1905) de Stanstead. Ces quatre bibliothèques furent créées et développées par des philanthropes du milieu anglophone. Profitant d’une loi d’Honoré Mercier de 1890 donnant aux municipalités le pouvoir de créer par règlement municipal une bibliothèque gratuite, la ville de Westmount fonde, en 1899, la première bibliothèque municipale du Québec.
La saga de la fondation de la Bibliothèque municipale de Montréal constitue un chapitre singulier de l’histoire des bibliothèques du Québec. Elle s’étend sur plus d’une génération. En 1880, l’Institut canadien, fermant ses portes, offre ses collections à la ville de Montréal qui, prudente, les refuse. En 1901, le maire Raymond Préfontaine, donnant suite à des pétitions de citoyens, sollicite et reçoit une subvention d’Andrew Carnegie en vue de créer une bibliothèque municipale. En raison de l’opposition de Mgr Bruchési, de la presse conservatrice et d’un certain nombre d’échevins, le projet s’enlise et la subvention Carnegie est finalement refusée. En 1903, on substitue à ce projet une petite bibliothèque technique. La ville de Montréal acquiert, en 1910, la riche collection Gagnon en vue d’une future bibliothèque. La détermination de l’échevin Victor Morin convainc la ville de construire le magnifique édifice de la bibliothèque, inauguré en 1917. Le drame de cette institution repose sur l’absence, après la construction, de budget pour constituer des collections, au point qu’on soulignera dans une thèse de doctorat de 1944 qu’elle est « la bibliothèque sans livres » (p. 492).
La modernité de la lecture publique au Québec commence vraiment avec la Loi sur les bibliothèques publiques du gouvernement Sauvé, sanctionnée le 7 décembre 1959. Cette première loi est bien générale concernant la création et le financement des bibliothèques et elle est muette en ce qui a trait à la gratuité de celles-ci. Elle établit une Commission des bibliothèques publiques, organisme d’étude et de conseil, et le Service des bibliothèques publiques, organisme administratif. Un effort considérable est mis pour faire naître des bibliothèques dans les villes et des bibliothèques régionales à l’intention des municipalités de moins de 5000 habitants. L’appropriation de la bibliothèque publique par les Québécois est un phénomène relativement récent, remontant en fait à la Révolution tranquille. Il faut mentionner deux coups de barre concernant l’essor de la lecture publique au Québec : le plan quinquennal (1980-1985) du ministre Denis Vaugeois et la fondation de la Grande Bibliothèque du Québec au tournant du XXIe siècle à la suite de l’impulsion du premier ministre Lucien Bouchard.
Appuyé par une exploitation considérable des archives et des journaux, ce livre est une réussite par sa richesse et son abondance d’informations. La bibliographie et les notes y sont remarquables. Cet ouvrage sur la lente et difficile émergence de la bibliothèque publique, aux prises avec une Église triomphante tout au long du XIXe et de la première moitié du XXe siècle, fait date. Félicitons l’auteur de l’avoir produit et de l’avoir réussi avec autant de brio.