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Présentation

Au fil des années, les études groulxiennes se sont enrichies de monographies savantes, d’articles spécialisés, d’éditions critiques, d’écrits intimes et d’essais d’interprétation[1]. Intellectuel de choc, penseur traditionaliste, historien prolixe, Lionel Groulx a tant écrit, tant participé aux débats de son temps, tant choqué et dérangé, tant inspiré et marqué ses contemporains, que l’étude de sa pensée et de son action ne peut qu’éclairer des pans importants de l’histoire du Québec et du Canada français. Viendra le jour où un chercheur fera le bilan de ces décennies de recherches savantes et d’écrits engagés : parions qu’un tel panorama permettra de comprendre l’évolution de notre rapport au Canada français d’Ancien Régime. On y verra défiler les herméneutes bienveillants, les critiques implacables et une série de chercheurs nés après le décès du chanoine, curieux de comprendre les diverses facettes de son oeuvre : la nature de son nationalisme et de sa pensée religieuse, sa contribution à l’historiographie, ses stratégies d’auteur, etc.

En attendant un tel bilan critique, la publication de Lionel Groulx. Le penseur le plus influent de l’histoire du Québec (Éditions de l’Homme, 2017), première véritable biographie du chanoine, nous semblait digne d’intérêt. Spécialiste de l’histoire intellectuelle du XXe siècle canadien-français, l’auteur, Charles-Philippe Courtois, a voulu offrir au grand public une ambitieuse synthèse, la fresque d’une vie d’études et d’engagements qui couvre une très longue période de notre histoire récente (1878 à 1967). En historien sérieux, Courtois ne s’est pas contenté de produire une banale chronique qui fourmillerait de ces « anecdotes » dont raffolent les éditeurs (et nombre de lecteurs !). Il fait des choix, oriente son récit vers des enjeux qu’il juge importants, soutient même certaines thèses audacieuses : les origines nationalistes de la Révolution tranquille, par exemple, ou l’indépendantisme précoce de Groulx.

Vu la richesse des études groulxiennes, il m’apparaissait opportun de discuter de ces choix et de l’ensemble du livre. Avec l’accord du biographe, j’ai proposé de réunir quelques spécialistes. Le cadre choisi fut celui d’une table ronde tenue le 20 octobre 2018 au campus de Drummondville de l’Université du Québec à Trois-Rivières lors du 71e congrès de l’Institut d’histoire de l’Amérique française – vénérable institution fondée par le chanoine. Je remercie les organisateurs du congrès d’avoir accepté ma proposition, ainsi que Marie-Pier Luneau, Julien Goyette et François-Olivier Dorais de s’être prêtés à l’exercice. Leurs textes attestent d’une lecture fine et rigoureuse de cette première biographie de Lionel Groulx. Je remercie aussi Charles-Philippe Courtois de s’être montré réceptif à une critique qui n’a pas manqué d’afficher ses désaccords et de soulever des questions exigeantes. Comme cette « évaluation par les pairs » se faisait visière levée, il fallait au biographe une bonne dose d’humilité pour recevoir ces divers commentaires et pour livrer ses réactions à chaud.

Parmi les legs du chanoine, on compte la Revue d’histoire de l’Amérique française – appellation ô combien groulxienne ! Que les réflexions autour de cette première synthèse biographique du personnage y soient publiées, cela tombait sous le sens.

Éric Bédard
Université TÉLUQ

Un Lionel Groulx à l’usage du présent

Lionel Groulx est une figure encombrante de la mémoire collective québécoise et un objet historique aux propriétés thermiques pour le moins fluctuantes. Le climat qui entoure la réception de son oeuvre n’est certes plus aussi ardent et toxique en 2018 qu’il y a vingt ans, alors que l’historien en herbe que j’étais publiait fébrilement une anthologie de ses oeuvres commandée par la Fondation Lionel-Groulx[2]. La mémoire de l’historien national avait clairement, à ce moment-là, des fers aux pieds et aux poignets. On entendait encore, dans les buissons, des rumeurs de « dé-baptisation » de la station de métro qui porte son nom. Est-ce ensuite le contexte du second référendum qui se dissolvait tranquillement ? Ce fut alors la grande détente : on pouvait désormais servir le chanoine à la « température pièce ». L’heure était enfin à une « approche non hystérique[3] » de sa vie et de son oeuvre. Une ambiance favorable qui s’est vite traduite par ce que Pierre Trépanier a qualifiée de « luxuriance des études groulxiennes ». Dans le bilan qu’il dressait en 2004, celui-ci écrivait, non sans justesse : « On a peine à croire que la faveur de Lionel Groulx auprès des chercheurs relève exclusivement de la science pure et qu’elle n’ait rien à voir avec l’impasse où se débat une certaine intelligentsia, sinon la nation elle-même[4]. » Groulx serait donc un témoin privilégié des impasses, des ambiguïtés et des hésitations d’une certaine classe intellectuelle québécoise.

Comme il serait étonnant que notre présent et notre futur soient exempts d’impasses, d’ambiguïtés et d’hésitations, on peut penser que Groulx reviendra sur le tapis de manière récurrente. Si, comme l’affirmait ce dernier, l’arbre ne choisit pas ses racines, il est alors inévitable que, en tant que société, nous butions à répétition sur cette grosse souche de notre histoire. Nous avons d’ailleurs failli trébucher le printemps dernier, lorsque le débat est reparti du mauvais pied. On nous sommait, en quelque sorte, de choisir entre deux des plus illustres penseurs du Canada français. « Êtes-vous Marie-Victorin ou Groulx[5] ? » Lorsque posées en ces termes, il est rare que les discussions historiques se révèlent constructives. Le Québec n’est-il pas assez grand pour abriter en même temps les mémoires de Groulx et de Marie-Victorin ? Faut-il absolument déprécier l’un pour valoriser l’autre ?

Même si, d’évidence, la réception de l’oeuvre de Groulx reste hérissée d’écueils, la biographie de Charles-Philippe Courtois est certainement bienvenue dans le paysage intellectuel. Elle était d’ailleurs attendue depuis longtemps, puisqu’on ne disposait d’aucune synthèse à propos du fondateur de la Revue d’histoire de l’Amérique française. Bienvenue et attendue, cette biographie n’est pas pour autant celle qu’on espérait – du moins pas celle que j’espérais. Conscient de sacrifier ici à une longue tradition de sournoiserie universitaire, je commencerai par critiquer le livre que j’aurais voulu plutôt que le livre que l’auteur a écrit. Le livre que j’aurais voulu, et que, comme sans doute plusieurs lecteurs universitaires, j’attends encore, c’est bien sûr une biographie intellectuelle au sens disciplinaire du terme. Une biographie qui serait problématisée autrement qu’autour de l’influence de Groulx et qui prendrait à bras-le-corps l’abondante historiographie sur le personnage et sa société.

Ce qui nous renvoie au livre que l’auteur a écrit, soit une biographie populaire, publiée chez un éditeur généraliste, traditionnelle dans sa forme comme dans son propos. Je ne cacherai pas le plaisir – pas le moindrement coupable – que j’ai eu, en amateur invétéré de biographies que je suis, à lire l’ouvrage. Le croisement des sources et la structure chronologique permettent de recomposer une trajectoire sociale et intellectuelle qu’on avait dû se résoudre jusque-là à apprécier en courts tronçons ou en pièces détachées.

Il me semble que la principale contribution de cette biographie, en cohérence avec son caractère grand public, se situe sur le plan de la mémoire collective. En fait, j’y vois à la fois un gain et une perte. Groulx porte, dans la postérité, plusieurs croix : celle de son oeuvre, qui laisse parfois des échardes dans nos sensibilités contemporaines ; celle aussi de son époque, que la mémoire n’a cessé de dépeindre, en dépit des multiples réfutations des historiens, comme une « Grande Noirceur ». Pendant longtemps, dans l’imaginaire collectif, la culture québécoise d’avant la Révolution tranquille a été ramenée à une sorte de purée lisse – appelée poétiquement le clérico-nationalisme. Un des mérites de la biographie de Courtois est de raffiner, au bénéfice d’un vaste lectorat, cette vision peu ragoûtante, en montrant certaines des nombreuses tensions et divergences que l’on retrouvait dans cette société, notamment entre les nationalistes et les catholiques eux-mêmes. Mais ce qui est gagné d’un côté est aussitôt perdu de l’autre. Parce qu’à trop vouloir faire de l’indépendance l’idéal régulateur de la pensée québécoise, une large partie de l’élite intellectuelle canadienne-française – à commencer par Henri Bourassa – finit par apparaître tiède, soumise, loyaliste, quand ce n’est pas bonne-ententiste. Il s’agit là, je le crains, d’un appauvrissement de la mémoire collective. Après tout, le Québec n’a pas été fait que par les nationalistes et tous les nationalismes ne doivent pas être jugés à l’aune de l’indépendantisme. L’auteur a choisi d’adopter le point de vue de son « biographié ». Ce faisant, il reproduit l’intransigeance de Groulx à l’égard de tous ceux – et ils sont nombreux – qui ne se sont pas montrés à la hauteur de ses attentes et espérances.

Sur un autre plan, je ne cacherai pas que le sous-titre du livre (« Le penseur le plus influent de l’histoire du Québec ») me déplaît. C’est comme si l’éditeur ou le commanditaire de l’ouvrage voulait nous imposer de force un devoir de mémoire à l’égard de Groulx parce que celui-ci a été, objectivement, influent. On se demandera, d’ailleurs, si l’influence est toujours la bonne mesure d’un intellectuel. Ne pourrait-on pas nommer de nombreux penseurs dont l’influence a été indéniable sur la vie des idées et le cours de l’histoire, mais qui restent peu recommandables ou dont l’influence, justement, ne s’est pas rendue jusqu’à nous ?

Par ailleurs, et comme je l’ai déjà laissé sous-entendre, l’existence et l’oeuvre de Groulx ne sont pas vraiment débattues d’un point de vue historiographique. Ses oeuvres historiques, par exemple, sont longuement résumées ; leur réception à court terme est prise en compte, mais on voit un Groulx se former au métier d’historien sans que l’on sache à qui il emprunte et, plus tard, un même Groulx qui modernise sa pratique sans qu’on nous dise par rapport à quelle norme disciplinaire. Ses nombreux démêlés avec ses contemporains sont décrits en long et en large, mais il semble se défendre – ou plutôt être défendu par son ange gardien biographe – contre des objections qui ne sont jamais explicitement formulées. Une bonne partie de l’historiographie sympathique à Groulx n’est pas mobilisée, et toute l’historiographie hostile, ou même seulement critique, a été écartée. Les travaux de Gérard Bouchard, de Norman Cornett et de Patrice Groulx comptent parmi les absents les plus notables[6].

Ce qui nous laisse avec un Groulx assez près du Journal, des Correspondances et des Mémoires. Un Groulx entier, sans trop de fils qui retroussent. Certains thèmes ne semblent pas vraiment structurants dans l’intrigue : l’antiaméricanisme, le Groulx apôtre de l’agriculture et de la petite entreprise, le conservateur sur le plan social, le Groulx de la nation pancanadienne et des minorités françaises, le Groulx vaniteux, architecte minutieux de son propre succès littéraire, le Groulx acrimonieux et parfois dépassé des publications de la dernière heure[7].

Cette impression d’avoir affaire à un Groulx protégé de lui-même et des autres est renforcée par un déséquilibre dans la structure du livre, où les dernières années de sa vie, celles où l’historien nationaliste est le moins en phase avec la société québécoise, sont expédiées en quelques dizaines de pages. Apparemment, le Groulx le plus proche de nos coeurs serait aussi celui qui est le plus loin de nos yeux…

Cela dit, c’est sans conteste le Groulx champion de l’indépendance qui ressort le plus de l’ouvrage. Si le principal intéressé a déjà souligné que son patriotisme devait plus à sa foi que sa foi à son patriotisme[8], ici, clairement, le patriote domine le croyant. Cette faible prise en compte du surdéterminisme qu’exerce le catholicisme sur la pensée de Groulx a pour effet, encore une fois, de rendre le prêtre-historien plus concevable et recevable à notre époque. C’est un Groulx essentiellement politique qu’on nous propose ici, un Groulx qui trouve son unité avant tout dans l’idéal de l’indépendance. En plus de desservir le genre biographique – si souvent accusé de se cantonner dans l’analyse politique et de donner dans la téléologie –, je trouve que ce choix analytique ne sert pas vraiment la compréhension du personnage. Non pas qu’il faille considérer Groulx comme apolitique, mais je crois que sa pensée doit être comprise dans une articulation complexe, et variable selon les contextes, entre le national, le politique et, surtout, le religieux[9].

La petite musique qui s’échappe du livre se veut donc en harmonie avec le temps présent. L’auteur a composé un Groulx dont nous avons besoin – du moins dont un certain public a besoin. Un Groulx à l’usage du présent, qui laisse dans le placard ce qui a priori ne nous interpelle pas directement. Un Groulx prêt-à-porter, qui détonne peut-être encore dans le décor, mais dont on espère qu’il s’agencera bientôt avec le papier peint de notre réalité actuelle.

Il faut dire que l’essoufflement de la cause indépendantiste, dont la campagne électorale de l’automne 2018 a été une démonstration éclatante, et la difficulté de réussir le difficile passage du Canada français au Québec, ont changé la perspective. Le « génie national » est retourné dans sa lampe et il ne suffira probablement pas de la frotter, même compulsivement, pour l’en faire ressortir. Du coup, ce qui a longtemps été décrit comme l’échec de Groulx et de ses consorts traditionalistes peut maintenant apparaître à certains comme l’échec, peut-être pas de l’ensemble de la société québécoise, mais au moins du mouvement nationaliste. « Grands hommes, écrivait Victor Hugo ! voulez-vous avoir raison demain, mourez aujourd’hui[10]. » Groulx a été vaincu par la modernité, mais comment sa mémoire réactualisée s’accordera-t-elle avec la mémoire désenchantée de la Révolution tranquille ? Est-ce le Groulx autonomiste, le Groulx de la survivance canadienne-française, qui se retrouvera bientôt de plain-pied avec les aspirations du Québec, maintenant que le projet d’indépendance est mis sur la touche ? Seul l’avenir le dira…

Nous avions déjà le Groulx des Mémoires, le Groulx tel qu’en lui-même, le Groulx saisi dans son siècle, les deux chanoines de Gérard Bouchard, le Groulx écrivain, des minorités françaises, etc. ; nous avons maintenant celui de l’influence et de l’indépendance. Parions qu’il nous en reste encore plusieurs à découvrir.

Julien Goyette
Département des lettres et humanités,
Université du Québec à Rimouski

Lionel Groulx plus grand que nature

Le genre biographique a eu – et a encore aujourd’hui – ses ardents défenseurs et ses fervents opposants. Depuis Sartre scrutant le « projet originel de l’écrivain », jusqu’au célèbre réquisitoire de Pierre Bourdieu mettant en garde les sociologues contre les miroitements de « l’illusion biographique rétrospective », on n’a cessé de se demander, en reformulant constamment ces questions : Qu’est-ce qu’une vie ? Pourquoi la raconter ? Comment la raconter ?

Dans de rares moments de répit qui l’arrachaient à l’action, Lionel Groulx lui-même s’est interrogé sur le sens de son propre parcours. Le 7 octobre 1945, il note dans son journal :

Balayer des feuilles mortes, c’est comme balayer des illusions mortes, des souvenirs morts. Et les faire brûler, n’invite pas moins à la réflexion. On fait le tas gros, aussi gros que possible. En un instant, la flamme comme un corrosif violent, lèche la surface et la ronge en profondeur. Il ne reste plus qu’un brasier à fleur de terre, fait de brindilles en combustion qui se tordent, s’amincissent, s’évanouissent, tournent au noir. Vous soulevez le tout avec une branche, un balai métallique, pour aviver le feu. Aussitôt, vous voyez comme un essaim d’abeilles rouges qui s’élancent fougueusement dans l’air, mais pour retomber, à quelques pas, consumées à fond, ou pareilles, dans l’herbe fanée, à une luciole mourante. Ainsi va la vie. Un rien la consume. Sur la fin, on peut jeter encore des étincelles qui ont bientôt fait de s’éteindre dans la nuit noire[11].

Ces réflexions plus ou moins moroses sur le sens d’une vie et surtout sur l’inévitable naufrage de la jeunesse et des illusions qui l’accompagnent, Groulx les fait à 67 ans, et il lui reste encore 22 ans à vivre. Cette donnée biographique fournit à elle seule une ébauche de réponse à la deuxième question, celle du pourquoi. Pourquoi publier en 2017 une biographie de Groulx ? Né en 1878 et décédé en 1967, Groulx incarne ce pont entre deux mondes : celui du Québec d’avant et celui d’après la Révolution tranquille. Mais qui plus est, il n’a pas été qu’un simple témoin de l’évolution de ces deux mondes, il fut partie prenante dans cette évolution même.

Penseur important pour notre compréhension de l’histoire du XXe siècle québécois, Groulx mérite donc pleinement une biographie. Sans que cela doive être une fin ou un objectif en soi, cette biographie pourrait, au final, montrer comment certaines idées chères au Québec dit « moderne », soit le Québec post-Révolution tranquille, étaient déjà ancrées dans certains textes de Groulx des années 1920 (pensons au fameux « Maîtres chez nous »). Par voie de conséquence, cette biographie montrerait aussi – toujours sans que cela soit, au préalable, un de ses objectifs ou mandats – la faillite d’un bon nombre de ses idées. Voilà qui nous conduit tout naturellement à la troisième question : comment raconter une vie ? C’est ici que la biographie proposée par Charles-Philippe Courtois achoppe.

La neutralité du biographe face à son sujet est évidemment une vue de l’esprit. Il est sans doute inutile de revenir ici sur le sous-titre de la biographie - « Le penseur le plus influent de l’histoire du Québec » -, lequel a fait sourciller plusieurs commentateurs. Notons que ce sous-titre est déjà nuancé dans l’avant-propos signé par Courtois, où Groulx devient « l’un  des plus influents penseurs de la nation québécoise au XXe siècle » (p. 13). Le champ d’action de Groulx s’en retrouve réduit, de même que la temporalité « d’influence », ce qui ramène le personnage à un rôle plus réaliste. L’avant-propos justifie ensuite l’entreprise biographique : « Suivre le parcours de Lionel Groulx nous amène à plonger dans un monde disparu, celui du Québec d’avant la Révolution tranquille. Cela nous permet aussi de comprendre à quel point, malgré les ruptures qu’entraîna la Révolution tranquille, ce Québec plus ancien a exercé une influence sur notre destinée collective, sur la Révolution tranquille elle-même, et donc jusqu’à notre situation actuelle. » (p. 13) Le biographe montre enfin comment la pensée de Groulx a souffert de réductions souvent binaires, alors que l’auteur de Notre maître le passé savait aussi, de toute évidence, conjuguer au futur. L’idée que la Révolution tranquille ne soit pas sortie de la cuisse de Jupiter à la mort de Duplessis n’est pas nouvelle, mais mérite encore en effet qu’on y consacre plusieurs études de cas.

Néanmoins, la biographie suppose, bien entendu, des choix narratifs. Clairement, le parti pris ici adopté est celui de produire un récit accessible, ne s’empêtrant ni dans le jargon universitaire ni dans les fastidieuses références et autres notes infrapaginales. C’est assurément pour cette raison qu’aucune discussion n’est engagée quant à la démarche même du biographe, ni, surtout, quant aux sources dont il dispose, et quant à la manière de puiser dans ces sources, afin de raconter « une vie ». Or, le lecteur aura vite remarqué que, la plupart du temps, la narration adopte le point de vue du biographié : le récit est très souvent construit à partir du regard de Groulx lui-même, tel que livré dans son journal, dans sa correspondance et dans ses Mémoires. Bien entendu, le texte ne se limite pas ici à synthétiser simplement les écrits autobiographiques de Groulx, il les complète par moult éléments de contexte (et c’est l’une de ses qualités). N’empêche que l’interprétation même des événements et de leur sens n’ira jamais à l’encontre de la lecture qu’en a d’abord faite Groulx.

Or, chaque type de source possède des spécificités qu’il importe de signaler au sein du tissu même de la biographie : par exemple, les Mémoires sont des écrits rétrospectifs, où le sujet cherche a posteriori à donner un sens à sa vie… Dans ses Mémoires, Groulx insiste notamment sur l’épisode de la campagne électorale de 1891, où les jeunes écoliers de la paroisse décident d’organiser une élection à petite échelle. Lorsqu’il souligne sa propre maîtrise du discours politique, sa capacité à haranguer la foule dès son jeune âge, le mémorialiste ancre sa trajectoire future dans un régime vocationnel : à 13 ans, il était déjà tribun, affirme-t-il en sous-texte. On peut bien reprendre cet événement dans le cadre d’une biographie, si on le juge important, mais en reproduisant le même récit, issu d’une unique source (le souvenir de Groulx lui-même), on se condamne à reproduire forcément les mêmes schèmes interprétatifs. Autre exemple : le récit glorieux du cours donné par Lionel Groulx en Sorbonne en 1931 est identique à la version présentée par les Mémoires et par les lettres de Groulx à l’époque. Mais est-il si tangible dans d’autres sources, ce triomphe ? Si oui, tant mieux, et sinon, on peut le dire sans porter atteinte à la mémoire de Groulx. Les travaux de Pierre Rajotte ont par exemple montré que le « triomphe » d’Émile Nelligan récitant devant l’École littéraire de Montréal sa célèbre « Romance du vin » relève du mythe plutôt que de la réalité historique[12], et l’étoile de Nelligan ne s’en porte pas plus mal… De ce premier choix narratif, donc, soit celui de présenter les événements selon la lecture de Groulx, découle une caractéristique qui innerve toute la biographie, et qui a d’ailleurs été relevée par certains critiques. Très rarement Lionel Groulx a-t-il publiquement douté de lui-même et de ses actions. Choisir d’adopter le point de vue de Groulx sur les événements qui composent sa vie, revient ainsi, qu’on le veuille ou non, à annihiler le jugement critique qu’un biographe est en droit de développer envers son sujet.

Or, si cette biographie a le mérite de tenir compte de tous les aspects de la vie professionnelle de Groulx, en présentant le pédagogue, le militant, l’historien, l’écrivain, elle se refuse à évaluer l’importance de ces fonctions les unes par rapport aux autres, d’abord, de même que leur impact respectif sur la société. Groulx a joué un certain rôle dans l’histoire littéraire du Québec, en grande partie grâce à son important travail « d’animateur » à L’Action française : les chapitres concernant cette période sont d’ailleurs passionnants dans la biographie. Mais à force de vouloir montrer à quel point Groulx est l’un des penseurs les plus influents, on semble vouloir à tout prix le réhabiliter dans toutes ses sphères d’action, ce qui, encore une fois, peut entraîner un décrochage du lecteur. À titre d’exemple, présenter Les Rapaillages comme l’expression « d’une voix originale », c’est un peu mésestimer la pléthore de récits reliés au sous-genre « Vieilles choses, vieilles gens », très pratiqué au début du siècle et qui sera rattaché à la vogue régionaliste, l’un des courants dominants de la première moitié du XXe siècle en littérature québécoise. Si le recueil des Rapaillages est en effet encore aujourd’hui intéressant, c’est précisément parce qu’il a valeur d’exemple d’un courant majeur, mais pas en vertu de son originalité.

En revanche, la biographie passe parfois un peu vite sur certains écrits de Groulx qui pourraient aujourd’hui lui valoir l’épithète de « vieux croulant », qu’il s’attribue lui-même à la fin de sa vie. Comment par exemple parler de Chemins de l’avenir, sans risquer d’exposer au grand jour une pensée obsolète ? Or, c’est précisément ce choc entre l’ancien monde et le nouveau qui produit une irruption dans cet essai publié en 1964. Chemins de l’avenir, ce parangon de conservatisme, porte pourtant le même message politique que Groulx martèle depuis des décennies pour son « petit peuple ». Chez Groulx, religion et patrie sont indissociables : si la religion est jetée par-dessus bord en ces années, les aspirations patriotiques présentes dans Chemins de l’avenir se déploieront en partie après la mort de Groulx. Voilà, en quoi, suivant la citation de Claude Ryan placée en exergue de la biographie, Groulx peut à raison être considéré comme « le Père spirituel du Québec moderne ». En choisissant de mettre sous le boisseau les zones d’ombre jugées plus gênantes - par exemple le Groulx réactionnaire de la fin de parcours -, Charles-Philippe Courtois neutralise une discussion qui aurait pu être nettement plus féconde.

En 1997, Fernand Dumont écrivait : « Si Groulx a dit des bêtises, c’est la fonction des historiens de nous le dire[13]. » Or, comment pourrait-on, comme Lionel Groulx, avoir écrit dans sa vie l’équivalent de 40 000 pages imprimées (si tous ses écrits étaient publiés), et ne s’être jamais, ou à peu près pas, trompé ? Car au terme de cette biographie, Lionel Groulx n’aura pas été critiqué, même timidement : ses prises de position sont paroles d’évangile. À vouloir magnifier ses bons coups et gommer ses errances, on se prive hélas d’une compréhension pluridimensionnelle d’un être infiniment plus complexe, comme le sera le Québec d’après la Révolution tranquille. La mémoire collective, en 2017, n’était-elle pas prête à affronter un Lionel Groulx attachant et parfois rebutant ? Faute de neutralité face au sujet, il est bien possible que cette biographie ait manqué sa cible.

Marie-Pier Luneau
Département des lettres et communications,
Université de Sherbrooke

Groulx, le Québec et la question du politique

L’année 2018 aura vu se succéder, à quelques mois d’intervalle, une biographie de Groulx et un ouvrage de Damien-Claude Bélanger sur l’oeuvre historienne de Thomas Chapais[14]. Coïncidence heureuse, qui n’est pas sans évoquer la multiplication, ces dernières années, d’études interrogeant à nouveaux frais la généalogie du savoir historique d’ici et ses conditions d’élaboration. Pensons aussi aux travaux récents de chercheurs émergents comme Daniel Poitras, Patrick-Michel Noël, Mathieu Arsenault, Simon Couillard, Serge Miville, Maxime Raymond-Dufour, et d’autres. La biographie de Charles-Philippe Courtois est à mettre au compte de ce qui semble être l’esquisse d’un nouveau « moment historiographique » au Québec, reflet sans doute des angoisses de la discipline devant l’incertitude de ses finalités et de ses orientations, mais reflet aussi, certainement, de l’importance toute singulière de Clio dans la trajectoire d’une petite nation à l’historicité fragile.

En tout état de cause, s’il faut savoir gré à l’auteur d’avoir fait ce pari de la réflexivité historienne, qui plus est à travers ce genre longtemps mal aimé qu’est la biographie, il faut peut-être surtout souligner qu’il l’a fait en prenant à témoin l’historien le plus important (et sans doute le plus controversé) du XXe siècle québécois. Saluons d’emblée l’ambition et la témérité de la démarche, même si c’est dans des eaux relativement plus « calmes » que ce livre nous est livré, alors que les vives querelles sur le groulxisme, nourries par les Gérard Bouchard, Esther Delisle, Pierre Trépanier et consorts, sont loin derrière nous. C’est d’ailleurs en ayant à l’esprit ces querelles des années 1990 et du tournant des années 2000, moment phare s’il en est un de nos récents débats historiographiques, que j’ai entrepris la lecture de cet imposant volume. Il y avait lieu d’espérer, me disais-je alors, que son auteur arrive à dialectiser les analyses polarisées sur Groulx, sinon à les dépasser pour tenter de nouvelles percées interprétatives. Les spécialistes du chanoine déchanteront peut-être ici, pour peu que Courtois n’engage de dialogue approfondi avec la « luxuriance des études groulxiennes[15] », sinon au chapitre des questions se rapportant à la place du maurassisme et de l’antisémitisme chez Groulx, qui font l’objet d’un examen prudent et nuancé par l’auteur.

En effet, le grand mérite de cette biographie tient moins à son ambition d’offrir une lecture renouvelée de Groulx et du groulxisme, ou sur un aspect de celui-ci, qu’à l’effort de systématisation de l’oeuvre, de la pensée et de la trajectoire sociale d’un intellectuel-historien au destin proprement et littéralement extraordinaire. Groulx, tel que nous le révèle Courtois, fait partie de cette rare catégorie des figures prismatiques en histoire, celles dont le parcours en vient presque à se confondre avec celui de sa société d’appartenance sur laquelle il offre, en retour, une prise sur ses grandes évolutions. N’y aurait-il pas là, d’ailleurs, un rapprochement inusité à faire avec la figure de Donald Creighton, l’intellectuel-historien « paratonnerre » des aspirations et des défis du Canada anglais traditionnel[16] ? C’est donc aussi, et surtout, une plongée passionnante et fouillée dans le XIXe et le XXe siècles québécois que nous propose ici Courtois, non sans un intérêt certain pour qui souhaite en savoir davantage sur l’histoire du Vaudreuil rural de son enfance ; l’univers de sa formation classique à Sainte-Thérèse ; la genèse de l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française (l’ACJC) ; le Valleyfield de ses premières années professorales ; l’évolution des liens intellectuels entre le Québec et la France ; la construction du champ intellectuel montréalais au début du XXe siècle ; l’histoire de la revue L’Action française et L’Action nationale ; les dessous méconnus de l’aventure de l’Action libérale nationale ; les débuts de la professionnalisation de la science historique au Québec ; et j’en passe.

Mais plus encore qu’une plongée à multiples entrées, cette biographie porte une thèse de fond sur les origines proprement politiques et nationales de la Révolution tranquille, dont Groulx est présenté comme l’une des grandes figures inspiratrices. Courtois nous montre très bien en quoi les appels en faveur de l’affirmation nationale des francophones et la création d’un État national fort, vecteur d’émancipation économique, trouvent leurs origines dans le nationalisme groulxiste. Face à l’hypothèse, peut-être trop précipitamment admise ces dernières années, d’un horizon catholique personnaliste du réformisme modernisateur des années 1960 au Québec, l’auteur tient à rappeler l’horizon proprement nationaliste sur lequel cette période phare se découpe, avec pour « référence fondatrice » (p. 543) certains textes majeurs du corpus groulxien, à commencer par Notre avenir politique, l’un de ses plus connus, paru en 1922. L’image du Groulx de droite et réactionnaire s’en trouve positivement nuancée ici, au profit d’un Groulx certainement plus réformiste, ne se contentant jamais du statu quo, sans pour autant céder aux extrêmes. On en vient même parfois à se demander si ce télescopage du prêtre-historien dans l’oeil du Québec moderne n’est pas trop amplifié dans l’analyse, sachant combien son traditionalisme intellectuel l’avait placé en porte-à-faux avec la jeune génération d’intellectuels laïques d’après-guerre.

Bien qu’elle apporte une indéniable contribution à l’histoire des idées et à l’historiographie québécoise, la démarche d’ensemble de l’auteur n’en appelle pas moins certaines réserves. Sur le fond, il me semble que le livre est traversé par deux partis pris interprétatifs qui, sans être foncièrement des erreurs d’interprétation, soulèvent néanmoins certaines questions quant au projet d’une histoire compréhensive de la vie et de la pensée de Groulx. Le premier parti pris concerne la représentation largement « québécisée » qui est donnée du personnage dans ce livre, c’est-à-dire celle d’un intellectuel-historien dont le territoire d’action autant que le territoire de la pensée se trouvent d’abord et avant tout référés à la nation québécoise. C’est là une impression qui se dégage de l’ensemble de la lecture, impression doublement ressentie en voyant l’importance que Courtois accorde à la question du séparatisme et de l’autonomisme chez son sujet, dont on sent qu’elle tient lieu d’une trame dominante dans ses engagements et ses écrits. Il suffit, par exemple, de noter l’attention toute particulière que la biographie accorde au Groulx des années 1920 et 1930, période où il est certes à l’apex de son influence, engagé dans les débats houleux sur l’« État français », mais qui tend ici à subsumer l’ensemble de sa trajectoire, comme pour mieux l’ancrer dans l’indépendantisme embryonnaire. Doit-on lire ici une réponse à tout un courant historiographique, incarné notamment par les travaux de Michel Bock[17], qui, en rappelant la place existentielle des minorités françaises dans l’architecture intellectuelle de Groulx, a fortement nuancé ses prétentions séparatistes ? Est-ce à dire que, pour Courtois, cette hypothèse aurait péché par excès de nuance, jusqu’à nous faire perdre de vue une certaine vérité historique sur l’idée d’indépendance chez Groulx ?

Quoi qu’il en soit, en ce qui me concerne, Groulx m’est toujours apparu très tiraillé sur la question du « séparatisme ». Ce penseur avait une conception extensive de la nationalité canadienne-française et faisait de l’indépendance politique de l’État québécois une exigence relativement secondaire par rapport à la préservation de la plénitude de la nation culturelle canadienne-française, qu’il définissait primordialement par la religion, la culture, l’histoire et la tradition. On s’en remettra, à cet égard, à l’analyse de Pierre Trépanier qui rappelait combien la conceptualisation de l’indépendance chez Groulx devait se faire selon une structure à deux paliers. Dans un premier temps, en référence à l’idée tardivelienne de l’État français, qui était demeurée chez Groulx une solution d’ordre surtout conjoncturel, devant naître de l’éclatement de la Confédération. Dans un second temps, en référence à l’idée d’indépendance du Canada, consacrée par la Confédération de 1867 puis articulée autour du « pacte moral » entre le Canada anglais et le Canada français et que Groulx considérait, au même titre que l’Acte de Québec, l’Acte constitutionnel et le gouvernement responsable, comme une « victoire nationale » pour les Canadiens français. Ces deux lectures contraires de l’indépendance chez Groulx s’unissaient, d’expliquer Trépanier, dans une sorte de « dialectique du rêve et de la réalité », de l’idéal et du réel, qui trahissait une forte ambiguïté[18]. Cette ambiguïté le rapprochait d’ailleurs d’autres figures intellectuelles du Canada, comme Henri Bourassa, que Courtois oppose à mon avis de manière trop dichotomique à Groulx dans son livre. Après tout, les deux hommes, par-delà leurs évolutions contrastées et la concurrence de leur magistère, ne se rassemblaient-ils pas dans leur fidélité à la vocation apostolique de la nation canadienne-française et dans la recherche de son inscription dans une « troisième voie », entre l’impérialisme britannique et l’impérialisme états-unien ? N’étaient-ils pas aussi unis (et, souterrainement, réconciliés) dans leur refus de sacrifier la subjectivité historique du Canada français sur l’autel d’un nationalisme canadien centralisateur[19] ?

Le second parti pris interprétatif de cette biographie, qui n’est d’ailleurs pas sans lien avec le premier, me semble tenir à l’enflure politique du groulxisme. Si on retrouve, dans ces pages, un Groulx « québécisé », on y trouve peut-être surtout un Groulx « politique » et très volontariste, c’est-à-dire mû avant tout par un postulat patriotique, combatif et résolument tourné vers le particularisme national, posant tantôt explicitement, tantôt obliquement, la question du régime. Le sous-titre de l’ouvrage – « Le penseur le plus influent du Québec » m’apparaît emblématique de cette inclination que l’on retrouve aussi dans l’importance qu’accorde Courtois au Groulx de L’Action française et de L’Action nationale ou encore au Groulx enthousiaste et engagé face à l’aventure de l’Action libérale nationale. D’aucuns nieront l’attrait, sinon la « tentation » politique que l’on retrouve chez Groulx, l’intellectuel engagé[20]. Cela étant, cet attrait se doit d’être compris dans sa tension dialectique avec le catholicisme, avec tout ce que cela suppose de contraintes et de retenue. S’il est injuste de dire que les dimensions religieuse et cléricale de Groulx sont éludées dans ce livre, le catholicisme me semble néanmoins demeurer une catégorie relativement secondaire, sinon nominale, dans le propos.

À tout prendre, la question religieuse me paraît subordonnée à la question nationale et politique, ce qui est pour le moins contestable considérant que, selon Groulx, l’avenir des Canadiens français est toujours resté lié en priorité au triomphe de l’Église, en référence à un idéal spirituel, moral et culturel. De la même manière, à aucun moment Courtois ne pénètre-t-il véritablement, ce me semble, le versant catholique de la pensée de Groulx ; tout au plus, nous tient-il au seuil de celui-ci. Peut-on accéder à l’intimité biographique de Groulx sans passer par l’anthropologie chrétienne ? L’excellente thèse de doctorat de Norman Cornett qui, sauf erreur, ne figure pas dans la bibliographie de l’ouvrage, me semble avoir eu le fin mot à cet égard, en nous montrant bien en quoi le nationalisme de Groulx procédait avant tout d’une conception incarnée du catholicisme, indissoluble de l’ethnicité et de la nationalité, ce qui l’éloignait passablement de l’ultramontanisme orthodoxe. Cornett montre d’ailleurs en quoi cette conception dialoguait avec le modèle religieux-national du judaïsme israélien et que Groulx admirait, quoiqu’en disent ceux qui l’ont accusé, à tort, d’antisémitisme[21]. De ce point de vue, je me permettrai cette question faussement simple et sans doute trop tranchée à l’auteur : qui, du politique ou du catholique, a réellement dominé chez Groulx ?

Signé par son auteur, un livre est aussi le produit d’un temps. C’est pourquoi cette lecture m’a amené à élargir mon questionnement sur l’évolution de l’histoire intellectuelle au Québec, plus particulièrement en ce qui concerne la postérité de ce que l’on a appelé la « nouvelle sensibilité historique », dont les orientations se sont précisées aux environs des années 2000 à travers, notamment, le renouveau des études groulxistes[22]. Cette sensibilité, à la suite de laquelle j’inscris une part des travaux de Charles-Philippe Courtois, portait l’ambition d’une synthèse plus riche et plus complète de la tradition et de la modernité au Québec, contre la lecture modernisante unilatérale qui avait longtemps prévalu en histoire. Cette ambition devait, entre autres, se traduire par la réintroduction du cadre de référence canadien-français et de la variable catholique dans sa trame historique. Or, le double parti pris « québéciste » et « politique » sur la figure de Groulx que je décèle dans ce livre m’amène à me demander s’il ne traduirait pas, en bout de piste, quelque chose d’un inaboutissement de cette ambition, d’une difficulté à penser dialogiquement l’ordre du religieux et du national, du spirituel et du charnel, voire du Canada français traditionnel et du Québec moderne. Quinze ans après sa première mise en forme épistémologique, que reste-t-il de la « nouvelle sensibilité » et de son projet d’une lecture empathique du passé québécois ?

François-Olivier Dorais
Département des sciences humaines et sociales,
Université du Québec à Chicoutimi

Le récit biographique, pour dépasser les idées reçues sur Groulx

Je tiens à remercier les organisateurs de cette table ronde, spécialement Éric Bédard. Je vais essayer de répondre brièvement aux principales remarques critiques présentées.

La première tient à la faible place faite aux débats historiographiques. Critique intéressante, qui fait ressortir les mérites du récit biographique. Je souscris au célèbre appel de Marc Bloch : « Robespierristes, anti-robespierristes, nous vous crions grâce, dites-nous simplement, quel fut Robespierre[23]. » L’arbre peut cacher la forêt ; le plus souvent c’est l’inverse. Derrière la forêt « luxuriante[24] » d’études et de débats, peut-on encore apercevoir nettement le « chêne » Groulx ?

Une synthèse, qui présentait des défis bien connus, apporte peut-être la meilleure réponse à plusieurs des débats historiographiques. Pour Groulx, les liens entre ses différentes sphères d’action étaient importants. Souvent, en ne faisant pas le lien entre celles-ci, les analyses de certaines de ses oeuvres s’en sont trouvées affaiblies. C’est le cas, à mon sens, de plusieurs études sur L’Appel de la race, par exemple. Le portrait d’ensemble de sa carrière fait ressortir les liens entre ce roman, l’étude historique de Groulx sur la Confédération et l’ouvrage politique qu’il dirigeait alors, centré sur la « souveraineté du Québec », Notre avenir politique[25].

Si l’historiographie n’est pas discutée extensivement, c’est donc parce que tel n’était pas mon objectif, qui consistait plutôt à proposer un récit fouillé présentant autant que possible la vie de Groulx dans son ensemble. C’est ce qui manquait davantage et le bon point de départ pour reprendre la discussion. J’avais bien sûr pris connaissance de la majorité des études, même de celles que mentionne Goyette. Surtout, mon travail fut possible grâce à tout un travail d’érudition que j’ai salué, notamment la production autour de la Fondation Lionel-Groulx s’étendant sur des décennies. Il y aurait en effet place pour discuter encore davantage des sources d’inspiration historiographique de Groulx lui-même, comme Goyette aurait aimé le voir. En revanche, discuter aussi des mauvaises études sur Groulx eût été une véritable perte de temps – celles qui l’ont caricaturé comme embourbé dans des contradictions au point de perdre toute cohérence, ou encore caractérisé fondamentalement par le racisme, l’intolérance ou l’antisémitisme. Aussi je m’explique mal les regrets exprimés par Goyette à propos du livre de Gérard Bouchard : les apories de cette analyse qui fait ce qu’on ne doit pas faire en histoire intellectuelle, comme isoler des bouts de phrase de leurs contextes intra-textuels ou extra-textuels font qu’il vaut mieux reprendre l’enquête à neuf[26].Julien Goyette et François-Olivier Dorais notent que, dans les débats sur Groulx, la température a baissé ; cependant, on peut dire qu’une caricature assez négative de Groulx reste en position dominante dans les représentations collectives, legs des débats des années 1990, et ce, malgré les réfutations savantes.

Si certains me reprochent de présenter cette biographie selon un point de vue proche de celui de Groulx, ce choix découle de l’objectif, tenter de permettre de comprendre la carrière de Groulx. Or bien souvent, ranger le chanoine dans une catégorie désuète ou infréquentable est un conditionnement pavlovien, presque une façon de montrer patte blanche pour pouvoir parler de lui.

Marie-Pier Luneau me reproche ainsi une approche qui occasionnerait des défaillances d’analyse au sujet des Rapaillages (1916) et des Chemins de l’avenir (1964). Pour ce dernier, elle me reproche de ne pas assez mettre en exergue son caractère « réactionnaire » face au changement de moeurs et de valeurs. En quoi serait-on plus avancé pour comprendre les Canadiens français comme lui ? N’est-ce pas là une façon de « neutraliser » toute « discussion féconde », précisément ? Pareil étiquetage n’apporte aucune valeur heuristique ajoutée, ne nous aide pas à comprendre grand-chose, hormis la perception de cet ouvrage chez un certain public (que j’ai, justement, signalée). De façon typique, certains commentateurs résument ce livre en citant toujours le même extrait, belle façon de le mettre à l’index ou de le jeter aux oubliettes[27]. Après tout, un changement civilisationnel s’opérait sous ses yeux – c’est le constat que fit Raymond Aron pour mai 1968. Un chrétien pouvait-il se réjouir de la déchristianisation ? D’une autre génération et sensibilité, Guy Frégault disait de cette évolution qu’« on ne l’envisage pas sans de troublantes interrogations[28] ». À cet égard, notre époque peut être davantage en phase avec des catholiques de gauche d’alors, qui embrassaient ce changement ; mais force est de reconnaître que, comme catholiques, leurs positions étaient moins cohérentes que les réactions de Groulx.

Quant à la question des Rapaillages qui n’aurait pas été « une voix originale » dans les années 1910, Luneau pèche par anachronisme : le régionalisme était encore un courant tout jeune – Pierre Hébert parle de la valeur de « prototype » des Rapaillages qui a « enfanté » une pléthore d’oeuvres[29].

Luneau se demande si l’usage des écrits de Groulx comme source n’est pas problématique, citant deux exemples. Pour la campagne électorale enfantine avant son départ au collège racontée dans « Comment j’ai quitté la politique », malgré ce qu’il en dit lui-même, cette expérience me semble révélatrice de sa passion politique, qui l’habitera toute sa vie et qui le travaillera en tant que prêtre. Ce conte révèle donc plutôt la force de l’attraction de la politique sur Groulx qui sera bien quelque chose comme un homme politique, pour paraphraser sa mère : un leader national. Quant au triomphe en Sorbonne, la narration de Groulx doit toujours être interrogée certes, mais je note que dans ses Mémoires, Groulx compile des sources qui le confirment sans être toujours flatteuses[30]. Mais tournons-nous vers un article qu’il n’a pas cité : la une du Devoir cite la dépêche du commissaire canadien à Paris, Philippe Roy : « Grand succès. Conférencier très remarquable et vivement apprécié[31]. »

Bref, si cette biographie manque sa cible selon Luneau, ce serait une cible définie en fonction de ses propres préférences idéologiques. Dans Le mythe du berger, Luneau commence son enquête par ce commentaire sur l’oeuvre de Groulx : « ses livres d’histoire […] sont empreints de partialité, voire de mauvaise foi[32] ». L’affirmation pourra sembler plus que partiale, gratuite. C’est exactement le type de préjugé qu’il faut délaisser si on cherche à comprendre Groulx en son temps.

Cela dit, Luneau a raison de dire qu’il faut se méfier de la raison rétrospective du mémorialiste et, spécifiquement, chez Groulx, d’une réticence à admettre des contradictions. J’ai par exemple signalé les limites de sa réussite par rapport à sa propre prétention à rejeter l’antisémitisme, ou encore, de ne pas avoir rétropédalé sur la souveraineté après 1937, dès le lendemain de son discours au Congrès de la langue française. Délaisser la posture du jugement, lui préférer l’explication, à ne pas confondre avec justification, telle fut ma démarche.

Avec Groulx, c’est un pan de l’histoire du Québec d’avant la Révolution tranquille qu’il faut revisiter. J’espère répondre ainsi à la question de Dorais sur la « nouvelle sensibilité », que je n’ai pas définie moi-même. Groulx m’apparaît comme un personnage charnière à bien des égards : sur les Patriotes, la critique de la Confédération, un nationalisme centré sur le Québec, la Conquête providentielle, le rôle de l’État, il me semble rompre avec la majorité des courants dominants, parmi l’Église, les libéraux ou les conservateurs et même sur certains points avec Bourassa. Sur cette rupture avec l’ancien maître (entre 1923 et 1942), les faits sont connus, mais les commentaires d’André Laurendeau, Guy Frégault ou Raymond Barbeau ont été oubliés[33]. La longue et inhabituelle section que Groulx consacre au prétendu « cas » Bourassa dans ses Mémoires témoigne de l’importance, mais aussi de sa difficulté à accepter cette rupture, une véritable blessure.

La « purée lisse » du « clérico-nationalisme », dont Goyette rappelle avec raison les apories, est une représentation qui remonte au moins aux premières années de Cité libre mais reste vivace. La diversité des idéologies nationalistes, conservatrices, libérales – dont certains courants très loyalistes – est floutée. Groulx est dépeint comme passéiste, réfractaire au changement, proche du duplessisme. On ne se donne pas beaucoup la peine de se demander ce que Groulx entendait par Notre maître passé – notamment le lien, primordial à ses yeux, entre Notre maître le passé et Notre avenir politique, car ce passé était porteur d’espoir et de traditions d’émancipation[34].

On en vient, en suivant ces stéréotypes, à en faire un défenseur de la « survivance », ce qui nous met bien en peine de comprendre pourquoi les intellectuels contestataires qui lancèrent Vivre ! en 1934 en firent une de leurs idoles[35]. Il faut voir combien son engagement pour que les Canadiens français s’efforcent de vivre et non plus de survivre (dont sa chronique « Pour qu’on vive » dans L’Action nationale était l’une des expressions) résonnait dans les années 1920-1930 et parlait à une certaine jeunesse.

N’oublions pas que Groulx défendait le concept de « tradition vivante[36] », dynamique, et qu’il ne se serait pas nécessairement qualifié de traditionaliste. Au contraire, c’est le reproche qu’il fit à Thomas Chapais : « Esprit traditionaliste… sa pensée reste courte, trop courte pour être fort originale[37]. » Et reproche que Groulx faisait aussi, pourrait-on dire, à Maurice Duplessis.

Bien des études de qualité, parce que focalisées sur un moment ou un aspect de l’oeuvre de Groulx et sans le bénéfice d’une vue d’ensemble, nous en livrent une compréhension faussée ou incomplète. Souvent, cette interprétation d’un « traditionalisme » de Groulx mène à une présentation de sa pensée comme encourageant l’apolitisme. De façon plus radicale et erronée chez André-J. Bélanger, qui ne regardait que l’actualité électorale de 1935-1936, en se trompant sur l’implication des acteurs de la Ligue d’Action nationale (il oubliait que plusieurs de ses dirigeants étaient des candidats vedettes de l’ALN[38]). De façon plus nuancée chez Michel Bock, qui plaça toutefois, dans une étude solide et éclairante néanmoins, l’intérêt de Groulx pour le nationalisme politique surtout dans le passé, à l’instar de Nos luttes constitutionnelles[39]. Or la question du nationalisme politique, centré sur Québec comme les partis en lesquels il fonde ses espoirs, est une motivation centrale de son oeuvre d’intellectuel engagé des années 1910 aux années 1940. Quand Laurendeau parle de ses proches qui « estimaient perdue pour une génération l’occasion d’accomplir la révolution que nous avions rêvée[40] », Groulx faisait partie de ceux qui en avaient peur.

Pour les rapports entre le catholicisme et le national (qui englobe le politique), pour Groulx bien sûr le lien entre les deux était essentiel et le principe catholique, primordial ; cependant entre les principes et la pratique, il se retrouve ici aussi dans une position charnière. Ce qui achoppe ou clive au Canada, ce n’est pas l’identité catholique mais le fait français – au même moment en Irlande, avec l’indépendance, c’est le contraire[41]. J’ai montré au sujet de L’Appel de la race comment la situation canadienne l’amène à mettre l’accent sur le rejet du français malgré une reconnaissance des droits des catholiques. C’est une tendance que Bourassa reproche très tôt au groupe de L’Action française[42]. Cette rupture que Groulx ne souhaite pas est encouragée par les choix de Rome qu’il déplore et qui, après les écoles des minorités francophones, se confirme avec la séparation des actions catholique et nationale.

Au total, Groulx aura plus écrit sur la nation, dans divers registres, que sur la foi et on ne peut marginaliser la place de L’Action française et de L’Action nationale dans sa carrière – d’ailleurs lui-même consacre un quart de ses Mémoires à la première. Dans son célèbre discours de 1937 au Congrès de la langue française, Groulx place la religion au-dessus de son propos : « J’entends, du reste, me placer sur le terrain strictement humain et national », pour parler de notre « petit peuple », de la « formule inspiratrice de sa vie », soit « se dégager de l’étreinte du conquérant » et « vise[r] jusqu’au gouvernement, jusqu’à la plénitude de la puissance politique »[43]. Déclarations très représentatives de la praxis de Groulx – un « homme d’action[44] », rappelait Frégault[45].

De même, plusieurs études présentant la position de Groulx comme fermement « non-séparatiste » voient leurs interprétations faussées par une focalisation exclusive sur un moment de sa carrière, comme 1937[46]. Cela leur fait passer à côté de l’inscription dans la durée de la critique de la Confédération chez Groulx, du fait que, s’il hésite, ce n’est pas par adhésion à un idéal pancanadien, à la différence de Bourassa. Il faut revoir son attachement à l’idéal souverainiste dans la longue durée, déjà avoué dans Une croisade d’adolescents en 1912, réaffirmé franchement dans Chemins de l’avenir en 1964, lancé dans un appel programmatique en 1922 avec Notre avenir politique qui n’est pas un moment isolé, mais dont les conclusions sont réaffirmées chaque année dans L’Action française y compris dans les articles-bilans de ses dix années d’action en 1927. Bref, ce que Goyette désigne avec ironie comme une « petite musique », je préférerais le qualifier d’interprétation historique fondée sur l’étude patiente des sources produites pendant toute une vie, qu’il faudrait chercher à discuter sur le même terrain.

Le rapport de Groulx à la souveraineté mérite un texte en soi. Mais pour répondre aux questions de Dorais, non, la diaspora n’a jamais constitué un obstacle conceptuel à celle-ci ; au contraire, elle était déjà séparée par des frontières internationales et il espéra la voir appuyer le projet comme la diaspora irlandaise l’avait fait pour la mère patrie. La mise sur pied d’un « Secrétariat aux affaires du Canada français d’outre-frontières » en 1960 incarnait bien ses aspirations : un Québec s’affirmant comme État-nation devait pouvoir aider mieux la diaspora. De même, si son catholicisme le limitait en ce domaine, ce n’était pas en matière de préférence, mais quant à ce qu’il pensait qu’un prêtre pouvait dire en respectant l’orthodoxie catholique ou faire au Canada en respectant l’Église. Éternel professeur, il espéra toujours agir comme inspirateur.

Il y a quarante ans, Fernand Dumont disait rêver de consacrer un livre à Groulx et nous mettait en garde contre tous les plis d’une certaine analyse académique qui ne saurait que « le faire mourir à nouveau[47] ». Je constate sans surprise que d’aucuns préféreraient encore que j’eusse essayé de le remiser, avec des boules à mite, dans un tiroir de la morgue, voire de l’empailler pour une galerie des déplorables de jadis. J’ai plutôt voulu ramener à la vie un être humain, un intellectuel à la carrière « extraordinaire[48] ».

Charles-Philippe Courtois
Collège militaire royal de Saint-Jean