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Les publications sur la Première Guerre mondiale se sont multipliées avec le centenaire de 1914-1918. Cette abondance relève de genres particuliers – dont les études mémorielles et plus généralement l’histoire culturelle, fort à la mode, ainsi que les Mémoires, souvenirs et journaux de participants peu connus. Les trois livres sous revue en relèvent d’une manière ou d’une autre. D’autres genres paraissent plus ou moins délaissés, par exemple les biographies de généraux ou de politiciens, et encore plus l’événement compris sous la forme de bataille.

Ce peu de goût pour les genres traditionnels n’est ni récent ni particulier aux enquêtes sur 1914-1918 et s’explique en partie par les transformations qu’a connues l’historiographie en général, transformations qui ont frappé l’histoire militaire depuis les années 1960. L’on n’a qu’à penser aux travaux d’André Corvisier en France, de John Keegan en Grande-Bretagne et de Desmond Morton au Canada anglais, et de ceux qu’ils ont inspirés ici, tels Jean-Yves Gravel, Serge Bernier, Jean Pariseau, Jean-Pierre Gagnon, Bill Rawling et Béatrice Richard[1] pour s’en tenir à des auteurs canadiens publiant en français. Et on sait que la notion de lieux de mémoire de Nora a fait florès[2]. Toutefois, ce renouvellement n’explique qu’en partie le flot d’écrits plus personnels depuis les années 1980 dans le monde, les années 1990 au Québec[3]. Les Carnets de Couture en sont une énième incarnation et l’étude d’Andrès n’est possible que parce que des textes du genre ont paru. Le Veyssière est plus un pur produit historien, et n’aborde donc pas la naissance d’une mémoire sur Vimy chez les anciens combattants ; il faut pourtant rappeler que ceux-ci érigent des monuments dès l’été 1917. Ils furent donc les premiers à entretenir la mémoire (Figure 1), bien avant les décisions des années 1920 sur l’érection d’un grand monument canadien de 1914-1918 en France, projet qui deviendra le monument de Vimy.

La parution de ces trois livres se produit sur fond de publications de souvenirs de participants. De ce fait, la manière dont a été représentée 14-18, en ignorant à peu près complètement les acteurs (soldats et familles), a pu changer, un peu comme avec Frédéric Rousseau, qui s’interroge sur le patriotisme français[4], un problème ancien, mais en utilisant systématiquement et presque exclusivement un corpus de lettres, Mémoires et souvenirs. Dans cette perspective, je vais d’abord évaluer les trois livres, puis en tirer certaines conclusions pour la suite de la recherche sur 1914-1918 au Québec.

Figure 1

Mémorial improvisé devant la crête de Vimy, été 1917

Mémorial improvisé devant la crête de Vimy, été 1917
Bibliothèque et Archives Canada, a003578

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Bernard Andrès explique en début de livre qu’il n’y a rien de risible dans l’objet rire, car le problème est non pas de rire de la guerre, mais le rire en temps de guerre, celui-ci ayant une fonction qui intéresse le chercheur, à commencer par le moral de la troupe[5]. Par extension, il contribue à résoudre la difficulté considérable de savoir, compte tenu des conditions particulièrement difficiles d’une guerre des tranchées qui se prolonge, comment ces hommes ont tenu[6]. Aux réponses traditionnelles du patriotisme et de la foi, l’explication sociale ou culturelle ajoute la camaraderie et bien d’autres choses[7], dont l’humour en tranchées.

Le sujet demeure peu étudié au Québec. S’il est traité par Andrès sous une facture sérieuse, l’essai présente une grande faiblesse dans la quête des sources. Le corpus principal ne compte que six (ou huit) témoins, qui ne ratissent pas large puisque quatre (cinq) sont du 22e Bataillon (Henri Chassé, Claudius Corneloup, Arthur J. Lapointe et les collaborateurs A. et W. Audette), qu’un s’est enrôlé dans la Légion étrangère (Paul Caron) et qu’Oval et Rastus, pseudonymes de l’illustrateur Moïse Martin et de l’archiviste Joseph Lavoie, ont servi dans les unités de santé. Or, seulement 10 % des Canadiens français sont avec le 22e Bataillon, surreprésenté ici comme dans presque toute l’historiographie québécoise de la Grande Guerre[8] ; en fait, ceux qui servent dans d’autres unités sont plus nombreux, pas seulement dans des unités sanitaires ou d’intendance, mais avec des unités de combat autres que le 22e Bataillon. Remarquons aussi que Lapointe, peu cité, n’est pas vraiment en situation humoristique[9].

Il faut comprendre que la fabrication de l’humour pour diffusion immédiate demandait temps et moyens – papier et crayons n’étaient pas toujours faciles à employer pour un soldat exposé aux éléments, et des moyens de reproduction mécaniques, qui certes existaient près du front, mais dont l’accès pouvait être difficile en dehors du personnel d’état-major. Évidemment, derrière le front et après la dernière campagne de 1918, ces moyens sont devenus plus accessibles. Par voie de conséquence, l’humour de tranchées publié durant la guerre est souvent l’humour de guerriers quelque peu embusqués[10]. Et en effet, les auteurs retenus par Andrès sont plutôt des planqués. Ce n’est donc pas seulement l’autocensure ou la censure qui limitent l’étendue de ce qu’ils disent ou montrent car, contrairement au titre, ils ne sont pas des « poilus canadiens-français », c’est-à-dire de simples soldats subissant les affres du front, les brimades des supérieurs et l’incompréhension de l’arrière. Du reste, je ne suis pas convaincu par l’explication d’Andrès des pages 3-4 sur l’usage commun à la France et au Québec de « poilus ». De plus, l’humour servi ici concerne de manière écrasante les officiers[11].

Si les anecdotes du corpus remontent généralement au temps de la guerre, les publications sont postérieures – cinq sont de 1919 et 1920 ; ce qui fait que les chroniques de Caron sont la seule source à peu près contemporaine des faits[12]. Il aurait fallu plus de lettres et d’autres sources manuscrites (Figure 2) pour jauger l’humour de la troupe au moment des faits. Du reste, plutôt arbitrairement, Andrès écarte le récit de Noël Chassé[13], parce que celui-ci est correspondant de presse, et celui de Thomas-Louis Tremblay, le commandant du 22e Bataillon, parce que ce journal n’est paru qu’en 2006[14]. On peut évidemment douter de l’humour d’un Tremblay ou de l’intérêt d’un Chassé, mais tout ça semble peu rigoureux. Et Andrès ne cherche pas dans les archives, non publiées il va sans dire[15]. Plutôt, il répète souvent qu’il utilise de l’humour publié[16], de sorte que ne demeurent utilisables que les articles de la presse d’époque et les passages que l’on peut extraire de souvenirs parus après les événements.

La seule des six sources principales d’Andrès vraiment issue d’un simple soldat en tranchées consiste par conséquent en les chroniques journalistiques rassemblées par Béatrice Richard sur la Grande Guerre de Paul Caron, un journaliste proche du cercle restreint du Devoir d’Henri Bourassa. Malgré la valeur de ce livre, reste que Caron n’a pas fait sa guerre dans le Corps expéditionnaire canadien (CEC), mais chez les légionnaires français. On peut penser qu’Andrès a inclus ce livre justement parce qu’il était conscient des limites de son corpus.

Un autre proche du Devoir, devenu renégat parce qu’il s’est porté volontaire, Olivar Asselin, aurait fourni de la substance à Andrès si celui-ci avait été moins dogmatique. Voici ce qu’Asselin écrit dans une lettre à un ami le 3 avril 1917, après un premier passage salissant en tranchées :

Nous, les officiers, nous pouvons, moyennant deux francs, nous baigner à six dans un estaminet du voisinage, la moitié du corps à la fois dans un fond de tonne qu’une main féminine a rempli d’eau tiède. L’eau sale, vidée dans la cour, regagne le puits à toute jambe, pour servir de nouveau quelques heures après. […] Le spectacle d’une demi-douzaine de mâles de vingt-cinq à quarante ans assis chacun dans sa cuve, les jambes par-dessus bord, est assez réjouissant ; je regrette que l’interdiction de la photographie ne me permette pas de le prendre sur le vif pour en faire la réclame d’un nouveau savon. Mais il faudrait aussi le décor : au mur les portraits de famille, dans un coin le bar, derrière lequel une douzaine de bouteilles de faux champagne ; sur un côté de la pièce, une banquette pour les clients ; naturellement, pas de tapis. Je me suis rencontré là avec un officier canadien-anglais qui, comme moi, saisissait l’humour de la situation. Nous avons failli crever de rire dans la cuve, ce qui, assurément, n’eût pas nettoyé l’eau[17].

Figure 2

Caricature non publiée

Caricature non publiée

Une caricature non publiée n’apparaissant pas dans Andrès : l’illustrateur Moïse Martin se met en scène à la sortie d’un estaminet français (coll. particulière). La légende dit « Hic ! Le Devoir Hic Hoc ! On n’connaît que ça ! Hic ! On est police ou on n’l’est pas ! » Sur le brassard, « RP » est pour « Regimental Police ». Elle était formée d’hommes de l’unité désignés de temps à autre pour maintenir l’ordre et faire respecter les règlements, notamment ceux concernant les heures d’ouverture des estaminets et l’ivresse. Dans un contexte de front, un sergent désigné pour être policier et pris en état d’ivresse risquait la cour martiale et la dégradation. Mais Martin est loin du front.

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La méthode, l’historiographie, les comparaisons avec des auteurs étrangers et la critique de source font plus du tiers du livre. Une moitié consiste en échantillons d’humour de l’arrière-front, visant principalement les embusqués en uniforme, en particulier le personnel hospitalier, de même que certains officiers qui se font rares au front. Presque toute cette critique humoristique des figures de l’embusqué est tirée de publications de 1919 et 1920. Pis, elle est le plus souvent, comme l’indique un titre de chapitre, un « règlement de comptes » aux dépens des supérieurs. Les seules pages où notre auteur rapporte un peu d’humour de « poilus » sont les pages 62-63, 66-72 et 75-77, une douzaine de pages, y compris le témoignage du légionnaire Paul Caron, qui compte pour environ cinq de ces douze pages.

On peut se demander si l’humour publié est l’humour des poilus. Je ne le pense pas. On voit dans Asselin une distance irréductible entre officier et soldat. Au contraire, la distance est abolie dans deux des livres parus dans la vague de récits personnels dont je parlais plus tôt ; on peut s’y convaincre que l’humour recensé par Andrès est loin du compte.

Dans sa bibliographie n’apparaissent ni le récit autobiographique d’Honoré-Édouard Légaré ni le journal illustré de Georges-Ulric Francoeur. Légaré est un pince-sans-rire, dont je ne citerai qu’une anecdote. En route pour le front belge, son détachement s’arrête dans un lieu-dit « Rouge-Croix » sur la frontière franco-belge. Selon Légaré, il y a beaucoup de poires dans cette région de France. Et le vin est excellent, surtout celui de Madeleine. Et notre homme d’engager la conversation, pendant laquelle Légaré fait l’éloge de la poire locale et du vin que Madeleine sert. La conversation se termine ainsi : « “En voulez-vous, Monsieur ? – Avec plaisir, je n’osais vous le demander.” Alors elle s’approche… et mangeons des poirrrres[18]. »

Le journal de Francoeur est d’une autre tonalité, avec un humour plus serein. L’intérêt de ce document remarquable réside dans les illustrations qui accompagnent le texte. Hors les dessins documentaires, j’en note dix-sept relevant du genre humoristique, dont un bain à la cuve comme celui décrit par Asselin, et surtout une étrange vue d’une messe en plein air au moment où l’aumônier consacre l’hostie le dos tourné à l’assistance, et où celle-ci peut voir le servant de messe tenir le surplis du prêtre en place, sans doute à cause du vent, en plaçant sa main juste sous le postérieur de l’officiant[19]. Les petits livres de Francoeur et Légaré contiennent plus d’exemples d’humour de « poilus canadiens-français » que la totalité du corpus d’Andrès.

Andrès évoque aussi le témoignage du Français Jacques Vaché[20], un embusqué car interprète puis vaguemestre. Mais avant de faire le truchement pour les Britanniques, il avait été fantassin. Ses lettres sont pleines d’humour noir – Vaché est l’un des fondateurs du surréalisme – et elles sont accompagnées de caricatures mais, contrairement aux auteurs du corpus d’Andrès, Vaché représente souvent et drôlement des scènes de front, notamment les bombardements, les zeppelins et les mouches indésirables. Francoeur fait la même chose, mais il a moins de talent et est moins célèbre. On peut donc ignorer le pouilleux Québécois et citer l’éminent Français…

L’humour de guerre se trouve en fait de manière plus représentative dans des écrits non publiés à l’époque. En effet, cet humour ne risque-t-il pas de se trouver dans des publications mal répertoriées (dont les si bien nommés journaux de tranchées[21]) ou dans les archives, qui regorgent de scènes comiques et de dessins humoristiques ? J’en donne un exemple pour qu’on ne m’accuse pas de prêcher l’impossible :

Ma patrouille Dickabusch rapporte que quelques hommes du 22e Bataillon fourrageant des approvisionnements ont été pris en flagrant délit de vol de patates dans un champ près du village [Reminghelot, Belgique]. Ils étaient fort occupés à emplir des sacs de sable avec le savoureux tubercule lorsque mes hommes sont arrivés sur la scène ; ils semblaient être indignés d’être interrompus. Des feuillets d’inculpation ont été rédigés et expédiés à qui de droit contre ces hommes[22].

Ce journal du policier militaire est en anglais, mais ici il concerne des francophones. La langue du témoin n’est pas la langue de l’humour, qui d’ailleurs n’est pas seulement discursif – le récit du chef de la police est drôle du fait qu’il souligne le regard indigné des coupables. Les regards des uns et des autres transcendent les langues, le français des 22e, l’anglais des policiers militaires et le flamand du fermier, d’où le fait que c’est un gendarme belge néerlandophone qui menait la patrouille. Le policier, le major A. P. Jarvis, a tenu un journal de juin 1915 à mai 1917, et il ne se passe pas un mois sans qu’il rapporte des anecdotes savoureuses, dont plusieurs protagonistes sont de turbulents membres du 22e Bataillon canadien-français[23]. L’humour des « poilus canadiens-français » ne se lit donc pas uniquement dans des sources publiées en français[24], comme semble le penser Andrès.

Il en découle l’un de deux problèmes avec le livre : on ne nous offre pas beaucoup l’humour de ceux qui croupissaient dans des tranchées boueuses sous les obus et qui se firent dévorer par les poux. Tout cela est gênant dans un livre dont le titre fait référence aux « poilus » et dont un chapitre s’intitule « La guerre des autres, vue d’en bas ». C’est plutôt une guerre vue de l’arrière. Les auteurs, bons petits-bourgeois du corpus, font de la critique sociale, des rapports de classe et des habitus bourgeois. D’ailleurs, à beaucoup d’égards, l’humour de ces témoins porte sur des thèmes qui sont ceux du temps de paix dans le civil.

C’est tout à fait comme avec le « brave » soldat Chvéïk de Jaroslav Hašek, embusqué par bêtise, la sienne et celle de tout ce qui est austro-hongrois. Ce célébrissime auteur d’humour militaire au temps de la Grande Guerre est invoqué deux fois par Andrès[25]. Et en effet, les pages qu’Andrès consacre à Joseph Charlebois sont empreintes du ton hašeckien[26], dessinateur connu de la presse francophone de cette époque, un auteur qui, malgré qu’il n’apparaisse pas dans la liste du corpus, a droit à neuf pages avec six grandes illustrations. Le thème de Charlebois est la conscription. Le travail de ce dessinateur est célébré parce que, dixit Andrès, « le sort des petites gens émeut Charlebois quand il met en scène la ménagère et la maraîchère ou le vieux cultivateur privé de ses fils pour la récolte[27] ». Mais le poilu ? On a de bonnes raisons de penser que les soldats du front ne partageaient pas l’opinion de Charlebois sur la conscription, qu’au contraire ils jugeaient que leurs misères étaient aggravées par l’absence des renforts qu’une conscription plus précoce avec moins d’exemptés aurait peut-être adoucies.

Mais invoquer la conscription est une obligation dans un texte québécois sur 1914-1918, même s’il n’y a rien de drôle là-dedans. Arrive le second problème : l’usage politique du corpus. En effet, au terme d’une analyse qui ne manque pas de style – dans les références aux travaux étrangers par exemple –, vient la thèse : « Ce qui me semble relever d’une constante identitaire au Québec, c’est, en temps de guerre comme en temps de paix, le sens de la dérision et de l’autodérision, de la Nouvelle-France à nos jours[28]. » C’est trivial. Hašek, qui met en scène les Slaves infériorisés dans l’Empire austro-hongrois, donne à penser que l’affirmation ne s’applique pas qu’à la minorité canadienne-française dans l’Empire britannique. Le biais d’Andrès est renforcé par l’indigence de sources et par le fait que les témoins retenus sont liés à la presse nationaliste de l’époque, y compris le légionnaire Caron.

L’idée de départ de contribuer à comprendre comment les « poilus canadiens-français » ont tenu ne peut recevoir de réponse avec le corpus étriqué étudié par Andrès, même si cette idée est sans doute vraie. Mal informé, l’auteur termine son livre en queue de poisson politique. Dommage, car Andrès a du talent – style, concentration sur l’objet, sens analytique – mais un talent qui tourne à vide, faute de capacité à réunir suffisamment de sources pertinentes.

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En termes de sources, Andrès ne touche que la pointe d’un iceberg, et sans doute pas le bon glaçon. On tire plus juste dans les carnets d’Alphonse Couture, l’un des derniers-nés de la vague de publications que j’évoquais en début d’article. On avait déjà eu l’occasion de lire des extraits du journal d’Alphonse Couture[29]. La publication intégrale est néanmoins un heureux événement : elle ajoute à notre connaissance « d’en bas » du premier conflit mondial, d’autant que Couture approche plus le front que les auteurs retenus par Andrès.

Cependant, le journal est donné ici dans une édition qui, en quelque sorte, a les défauts opposés du livre précédent : manque de concentration sur l’objet et sens analytique noyé dans un commentaire surabondant, tout cela avec un dédain pour des détails attendus, comme les états de service et la date de décès du protagoniste.

Né en 1895, Alphonse Couture est décédé en 1960[30]. On le suit dans tout son parcours, de la décision de s’enrôler en octobre 1914 à son retour à la vie civile en juin 1919 à Vonda (Saskatchewan), où sa mère a entretemps déménagé. Après l’entraînement à Valcartier et le voyage en France via les camps britanniques, il est fantassin au front du 15 septembre 1915 au 1er janvier 1916, dans le 22e Bataillon, alors que celui-ci se familiarise avec la guerre de tranchées, puis devient sapeur (6th Field Company, Canadian Engineers, dans la même division que le 22e Bataillon) jusqu’à la fin de la guerre[31], alternant entre des emplois de terrassement, de manoeuvre et d’aide-cuisinier. Du fait de ces affectations dans l’arrière-front immédiat, Couture a beaucoup à nous dire sur des aspects primordiaux de l’effort de guerre, en l’occurrence la logistique, mais aussi sur la vie derrière le front, et pas seulement la vie de soldat.

En plus d’être un bavard incorrigible, le rédacteur des notes ne se rend pas compte que Couture n’est pas toujours un témoin fiable. Nulle part ce n’est plus évident que dans le chapitre sur Vimy le « 9 avril 1917 ». Djebabla-Brun y note certaines inconsistances dans le récit de Couture[32], mais il ne semble pas remarquer le plus important : le diariste abandonne dans ce chapitre les annotations succinctes propres au journal pour se lancer dans un récit général de la bataille, qu’un seul homme n’a évidemment pu vivre. Plus grave, si le commentateur s’était donné la peine de consulter le dossier du soldat, il aurait constaté que Couture n’était pas à Vimy le 9 avril, mais en route et qu’il n’a rejoint son unité que le jour suivant… Il décrit donc la bataille en paraphrasant des documents qu’il a collectés après les faits.

Il faut également douter du récit de la période qui précède celui sur Vimy. Après une joyeuse permission à Paris en janvier 1917, qu’il raconte en détail (le diariste est précis lorsqu’il a le temps de noter[33]), Couture est forcé à un séjour à l’hôpital au Havre, par une indisposition du genre influenza, laisse-t-il entendre. En fait, des plaisirs de Paris, il a ramené la gonorrhée[34], ce qu’il n’allait pas avouer à ses enfants et petits-enfants, premier public du journal. Par ailleurs, on ne trouve aucune trace au dossier d’une exposition au gaz moutarde qui aurait requis un traitement médical même sommaire, exposition dont Couture s’est plaint à ses petits-enfants[35]. Les fiches d’affectation et de blessures/maladies, ainsi que le certificat médical de démobilisation, ne portent qu’une maladie en cinq années de service : la gonorrhée de l’hiver 1917. Or, les expositions aux gaz de combat étaient notées sur les formulaires. L’exposition au gaz semble bien un « embellissement » postérieur aux faits.

Les récits sur Courcelette, le 15 septembre 1916, et l’avant-Courcelette, sont eux aussi une fabrication a posteriori, car Couture y met en vedette le 22e Bataillon, dont il ne faisait plus partie. La généreuse annotation reconstituant l’histoire générale du CEC et celle du 22e Bataillon (avec comme source Jean-Pierre Gagnon) laisse donc perplexe ; un lecteur qui n’y regarde pas pourrait penser qu’il a affaire à un héros omniprésent, alors que Couture ne s’est pas beaucoup battu, puisqu’il a surtout servi dans le génie. Quant au bref mais dramatique chapitre sur deux fusillés du 22e Bataillon en juillet 1917, il semble être la paraphrase d’un compte rendu journalistique d’époque, pas le récit d’un témoin oculaire.

Ce n’est pas seulement sur les drames de cette guerre que par maladresse l’annotation induit en erreur. Pour les détails également. Ainsi par exemple de la note 15 à la page 23. Djebabla-Brun explique que la solde était de 1 $/jour et que les enfants de soldats pouvaient recevoir une allocation de séparation en provenance du Fonds patriotique canadien[36], ce qui est vrai. Mais à cette époque, Couture n’était pas marié et n’avait pas d’enfant. Ces parents étaient cependant vivants. Or, les allocations évoquées par le commentateur n’étaient pas versées automatiquement aux autres dépendants, comme les pères, mères, frères ou soeurs de soldats. Ainsi, la plupart des mères ou pères ou autres personnes désignées par les soldats recevaient non une allocation du Fonds patriotique, mais une délégation d’une partie de la solde, versée mensuellement. Couture fait exception, en ce sens qu’il a été relativement peu généreux si on le compare à d’autres soldats : alors qu’il a fait une longue guerre, il n’a versé à sa mère que 20 $ par mois de mai à juillet 1915, 40 $ en janvier 1916 et 50 $ en juin 1917, ces deux dernières fois des paiements rétroactifs. Il gagnait, comme les autres simples soldats, non 1 $, mais 1,10 $/jour, car tous recevaient en sus de la solde une prime de vie chère de 10 ¢/jour. Cette prime, comme les sommes versées à la mère, paraissent dans les feuillets comptables placés au dossier. On peut facilement comparer les versements de Couture avec ceux d’autres soldats en ouvrant au hasard des dossiers en ligne sur le site de Bibliothèque et Archives Canada.

Il faut donc prendre ce journal pour ce qu’il peut donner, à savoir les remarques sur la mobilisation, l’entraînement, les voyages, les permissions, la démobilisation et la langue canadienne-française, mais pas pour les récits de combats qu’on y trouve, récits venus d’ailleurs, des combats auxquels Couture n’a participé que de loin, s’il y a participé. Toute la glose sur cette histoire-bataille tire dans le vide ; et dans l’abondance, la critique des sources s’est égarée.

Du reste, même le mensonge présente de l’intérêt. Car Couture fabrique aussi une mémoire de héros à destination familiale :

Je termine donc et je suis sincère en disant tout ce qui se raconte dans ce journal est l’exacte vérité et écrit au jour le jour et transcrit sur clavigraphe d’après mes calepins propres, sans que moi ni personne d’autre n’y ajoute quoi que ce soit. Je l’écris pour que plus tard, si je veux me rappeler les faits ou places, dates, etc., je sache où aller pour vérifier. Mais encore une fois, c’est sans fanfaronneries ni orgueil, mais tout simplement. Et si comme j’espère je me marie un jour, qui n’est pas très éloigné, je le laisserai à mes enfants[37].

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Plutôt consciemment, Alphonse Couture participait à la construction de la mémoire canadienne de la Première Guerre mondiale[38], dont celle de Vimy, qu’il a travaillée à partir d’un matériau emprunté, comme on l’a vu. Laurent Veyssière fait l’histoire générale de cette fabrication, en insistant sur les commémorations récentes.

De quel mythe s’agit-il ? La dernière grande énonciation du mythe est celle du journaliste et écrivain Pierre Berton, qui termine un livre de 1986 sur ce propos : « Dans ces pages, j’ai essayé de poursuivre le type canadien en tant qu’il diffère de l’américain et du britannique, et j’ai essayé de faire la chronique pas à pas de ce pays vers le statut de nation. Vimy est clairement un jalon sur cette route[39]. » Ces mots auraient presque pu être écrits par un scribe travaillant pour lord Beaverbrook, peut-être le plus grand propagandiste canadien de la Grande Guerre. Laurent Veyssière précise, dans une longue conclusion, qui est la vraie partie analytique du petit ouvrage, comment le mythe s’articule :

1. Vimy serait une victoire acquise exclusivement par les troupes canadiennes, avec un commandement canadien, selon certains ; 2. Les troupes canadiennes auraient vaincu là où les armées françaises et britanniques avaient échoué auparavant ; 3. Vimy serait un tournant stratégique dans la conduite de la guerre et une victoire qui aurait permis aux Alliés de reprendre le dessus sur l’armée allemande alors que les Français échouaient au même moment au Chemin des Dames[40].

L’on y reconnaît des topos que les médias continuent à nous servir chaque anniversaire en avril. Comme tout poisson d’avril, tout y est faux ou presque. 

Un : l’opération contre la crête était l’une des opérations de la bataille générale à l’est d’Arras. Le Corps canadien avait pour mission de prendre le point fortifié qu’était cette crête, mais immédiatement à gauche et à droite, des divisions et des corps d’armée britanniques se battaient, menant d’autres opérations pour dégager Arras. À Vimy même, une brigade britannique fut même insérée entre deux divisions canadiennes. L’artillerie de campagne et moyenne canadienne était appuyée par l’artillerie moyenne et lourde britannique. L’aviation était britannique. Quant au commandant du Corps canadien, c’était un général britannique (Byng).

Deux : les Britanniques n’ont pas vraiment donné l’assaut durant leur séjour devant Vimy en 1916, mais les Français s’y sont attaqués trois fois en 1914 et 1915. Ils ont repris aux Allemands les hauteurs avoisinantes, ainsi que la plaine devant la crête (tout près, la nécropole de Notre-Dame de Lorette regroupe à elle seule 45 000 morts français, alors que moins de 4000 Canadiens périrent pour Vimy). Ils sont même arrivés deux fois au sommet, mais n’ont pu s’y maintenir. Toutefois, sans le terrain repris en 1915, l’opération canadienne d’avril 1917 aurait été impossible.

Trois : au grand jamais Vimy n’a été une victoire stratégique. Au printemps 1917, les points stratégiques, ce sont les fronts russe (débandade de l’Armée russe minée par la révolution) et italien (désastre de Caporetto) ainsi que la guerre sous-marine à outrance autour des îles Britanniques. Sur le Front Ouest, les Allemands tiennent ferme partout – les Canadiens ont à peine avancé d’un kilomètre de l’autre côté de la crête et les progrès ailleurs sont tout aussi insignifiants. Et 1917, c’est également l’année du désastre de Passchendaele, un désastre pour les Britanniques comme le fut le Chemin des Dames pour les Français (moins les mutineries). Finalement, les Alliés ne reprennent l’initiative sur le Front Ouest qu’en juillet 1918, lorsque les Français lancent l’offensive qui mène à l’armistice du 11 novembre. Ces faits sont bien connus des historiens, et les historiens canadiens récents les reconnaissent d’emblée. Si le mythe a la vie dure, ce ne sont donc pas des raisons militaires, ou historiennes, qui l’expliquent.

Veyssière donne dans son premier chapitre encore plus de ces faits, mais l’objet et l’explication se trouvent ailleurs, dans ce qui suit rapidement la prise de la hauteur, car la propagande canadienne se met au travail dès avril 1917[41]. Viennent ensuite deux chapitres forts informatifs, même pour le lecteur québécois, l’un sur l’érection du mémorial dans les années 1920 et 1930, l’autre sur l’inauguration en 1936. Il rappelle que la sélection du site de Vimy, parmi huit sites envisagés, ne fit pas instantanément consensus. Ainsi, avant de s’y rallier, le général Currie était d’avis que Vimy n’était pas la bataille canadienne la plus importante de la guerre et il pensait qu’il fallait plutôt retenir le site de l’une des grandes batailles de 1918. On sait également que la crête de Vimy fut choisie pour des raisons esthétiques – un grand et haut monument s’y lotirait merveilleusement bien. Vimy avait pour cette raison la faveur du premier ministre Mackenzie King[42].

Veyssière décrit l’inauguration instant par instant, technique qu’il reprend jusqu’à la fin du livre. Comme il n’utilise que des sources secondaires, plus on avance, plus on tombe dans le récit journalistique, notamment dans les deux derniers chapitres portant sur les cérémonies tenues sous les gouvernements de Stephen Harper et de Justin Trudeau. Le lecteur se rend néanmoins compte qu’avec le temps, l’accent des cérémonies change : il était sur les anciens combattants[43] et sur les sacrifices des familles, il porte aujourd’hui sur des réalités qui ont parfois peu à voir avec les premières manifestations. Voici comment Veyssière fait la louange de la manière Trudeau, « à l’américaine » (pourquoi pas « à la canadienne » ?), de générer l’enthousiasme parmi les masses réunies par le ministère des Anciens Combattants pour être l’auditoire captif des cérémonies de souvenir militaire :

Si les précédents premiers ministres misaient sur un discours fédérateur au moins pour les Canadiens anglophones, Trudeau a une vision globale qui inclut les [A]utochtones (pour lesquels il a engagé un certain nombre de décisions politiques) et les anciens Canadiens français dont une partie sont devenus des Québécois. La cérémonie-spectacle mérite qu’on s’y intéresse, tant elle rompt complètement avec tout ce qui s’est fait préalablement. Si la cérémonie de Verdun, qui elle aussi était en rupture avec la tradition, est considérée aujourd’hui comme une forme d’échec et celle de Thiepval comme un succès, mais en restant somme toute classique (des chants, des morceaux de musique et des textes lus par des artistes mondialement connus, un ancien footballeur professionnel, des soldats et les plus hauts dignitaires présents), cette production à l’américaine a soulevé un grand enthousiasme parmi les spectateurs et n’a causé aucune polémique. Cela montre également les enjeux politiques nationaux de ces commémorations : les premières flèches contre la cérémonie franco-allemande de Verdun venaient de l’extrême-droite… Ce spectacle avec des artistes bien connus des Canadiens s’adresse tout particulièrement à la jeunesse et montre à quel point les cérémonies doivent s’adapter à l’époque et à ceux que l’on souhaite y voir participer. À certains moments, la foule de Vimy, remplie de ferveur et de fierté, ressemblait à celle d’un stade ou d’un concert[44].

D’où la conclusion : « la mémoire canadienne se devait avant tout d’être héroïque et patriotique pour servir de ciment politique et social à un nouveau projet de société, indépendamment de la métropole britannique[45] ». Ce faisant, il donne un moment l’impression de reprendre le mythe à son compte : « La révélation ou l’émergence d’une identité nationale sur les champs de bataille de France et de Belgique comporte certainement une part de réalité pour les combattants[46]. » Même s’il n’est pas cité par Veyssière, Alphonse Couture sert sa démonstration (mais il faudrait creuser cette représentation d’en bas pour s’en assurer). On pourrait aussi dire que la fraternité du champ de bataille disparaît avec la mort des acteurs, que le projet politique doit être reformulé de temps à autre.

Veyssière est ambigu dans ses conclusions : on ne sait trop s’il loue les cérémonies-spectacles ou s’il les critique, ou encore s’il déplore que l’espoir naïf de fabriquer de l’unité nationale avec un mythe militaire puisse finir par un ratage[47]. Il semble toutefois plutôt pessimiste quant aux effets de la récupération multiculturelle engagée avec les Autochtones et les immigrants, en rappelant l’échec du souvenir de Vimy chez les Québécois. Je ne pense pas qu’il ait raison sur les causes de l’échec, car l’échec de la mythification militaire de Vimy au Québec tient à des causes complexes, dont l’inanité des politiques de recrutement des francophones durant la Première Guerre mondiale avant et après la conscription, le problème de la langue de commandement et de travail dans les forces armées et le conflit séculaire entre Québec et Ottawa ne sont pas les moindres. La conclusion générale de Veyssière est que le gouvernement canadien a toujours instrumentalisé la bataille de Vimy pour cause d’unité nationale[48]. Vrai mais pas étonnant.

Comparée à des réexamens récents, la critique de Veyssière paraît fade, car même des historiens canadiens-anglais bousculent le mythe, et sans se laisser épater par le spectacle des commémorations récentes[49].

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Cependant, les représentations sont-elles si intéressantes que cela ? Cette approche n’est-elle pas au fond un dada d’historien moins important que l’interprétation générale que l’on peut donner du conflit en termes nationaux, c’est-à-dire pour tous les membres d’une société donnée ? Le national n’est pas ce qui fait l’unité nationale, mais ce qui donne une vision globale dans une société politique donnée. Pour cela, il faudrait nécessairement que les récits d’en bas dominent, non seulement par esprit de justice, mais parce que scientifiquement c’est plus rigoureux. Comme l’écrivait un vétéran de l’Armée rouge, constatant l’imbécilité stylistique des monuments aux morts « modernes » et l’indifférence de la population, surtout celle des jeunes, aux cérémonies commémoratives, s’il faut bien investir un peu dans le matériel commémoratif, l’essentiel est ailleurs, dans l’éveil de la mémoire et le respect des morts. Or, « la meilleure commémoration, c’est de dire la vérité sur la guerre », sur la guerre des humbles veut-il dire[50]. Car les récits d’en bas changent tout, comme l’ont révélé depuis longtemps un Ardant du Picq (dans ses études sur la confrontation face à face sur le champ de bataille, il montre l’impossibilité des charges de cavalerie sur des fantassins disciplinés, il ramène le courage à quelque chose de rare, etc.), un Keegan (The face of battle, même inspiration qu’Ardant du Picq), un Nora (les lieux de mémoire ne sont pas qu’élitistes mais populaires, v.g. la participation aux cérémonies commémorant les morts des grandes guerres dans d’autres géographies).

Plus que dans les genres limités cultivés par Veyssière et Andrès, je voudrais proposer ici qu’il est temps d’écrire une histoire générale de 1914-1919 d’en bas, à partir de récits canadiens-français[51], qui sont devenus nombreux et accessibles. Car la représentation et la mémoire que suggèrent les études sous revue m’apparaissent suspectes. Je pense que l’on a meilleure mémoire qu’on a voulu l’admettre et que les représentations ne sont pas limitées à celles de la clique du Devoir ou de certains membres de « nos élites ». La profusion de souvenirs, Mémoires et recueils de lettres parus depuis quelques décennies tend à le prouver.

On a dit que les guerres de la Révolution et de l’Empire napoléonien furent les premières guerres décrites en détail par des humbles – on en connaît un chef-d’oeuvre, les Carnets du capitaine Coignet, mais il en existe des centaines et des milliers parus depuis cette époque. Idem chez les soldats britanniques. Aux États-Unis, c’est la guerre de Sécession qui a joué ce rôle. La perspective d’en bas est maintenant réalisable pour le Québec de 1914-1918.

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Les représentations façonnées avec la propagande, les caricatures d’après-conflit ou dans le travail postérieur sur ses propres carnets ne donnent pas une image fidèle de ce qui était senti. Si ces représentations émanent d’un groupe peu caractéristique, il est hasardeux d’en conclure quoi que ce soit, car en abusant des représentations socialement distantes, on traite la masse en illettrés, en ignares, et au bout du compte, on dévalue l’expérience. Or, l’apparition de dizaines et de dizaines de pièces autobiographiques de gens humbles, publiées ou acquises par des musées et des dépôts d’archives, l’accès facile aux dossiers numérisés du personnel militaire de 1914-1919, et d’autres archives accessibles depuis longtemps à Ottawa et dans les villes où se trouve un musée régimentaire, font que les témoignages sont maintenant suffisamment nombreux pour se passer d’intermédiaires ; on peut aller droit aux représentations vécues par les acteurs plutôt qu’aux représentations imaginées par les élites de toutes les époques, caricaturistes et historiens compris. Il est donc facile de dépasser le sous-genre qu’est l’histoire des représentations, qui m’apparaît souvent être une solution de paresseux aux problèmes historiques.

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L’expérience d’abord. Une fois obtenue une bonne histoire d’en bas, on pourra procéder à un réexamen de certaines questions, dont celles abordées par Andrès et Veyssière[52]. L’étude de la mémoire et des représentations, aussi limités par essence que soient ces genres, repartira d’un bon pied[53]. D’autres types d’études également. Ainsi, j’y ai fait allusion, Frédéric Rousseau revient sur le patriotisme des poilus français, qui n’aurait été que l’un des éléments expliquant le consentement de la masse des soldats et de leurs familles à la poursuite de la guerre.

Dans le cas canadien-français ou québécois, ce n’est pas le patriotisme qui devrait être remis en question, mais plutôt le problème de l’enrôlement dans le CEC, et donc la sempiternelle question de la conscription. Or, la conscription n’est pas qu’un événement politique ; c’est plus encore, littéralement, une mobilisation de masse. En ce sens, Serge Bernier et Jean Pariseau, Patrick Bouvier, Béatrice Richard et d’autres ont tenté de donner un souffle nouveau à ce questionnement[54], mais ils n’avaient pas accès à un corpus significatif de sources parlant le « poilu » canadien-français sur une base représentative comme chez Rousseau.

Si on n’explose pas d’irritation en lisant les notes, il y a dans cette perspective plus à tirer du Couture que du Veyssière et de l’Andrès. Ainsi, il y aurait beaucoup à dire sur la première entrée du journal de Couture : « 15 octobre 1914 – Descends à Québec pour m’enrôler dans l’armée, après avoir obtenu le consentement de ma mère après bien des supplications[55]. » Et plus généralement du rôle des familles, des mères et des femmes encore et surtout, et leurs stratégies, oui stratégies, pour protéger maris, fils, pères, frères[56].

On a vu que l’on peut poser la question de Veyssière, la fabrication de la mémoire, à de simples soldats. Celle d’Andrès, savoir comment ils ont tenu, reçoit également une réponse chez Couture : les permissions. Or les permissions restent un sujet peu étudié[57]. Le cas canadien est plus compliqué que les cas français ou britannique, car les Canadiens ne purent rentrer chez eux qu’en 1919. Pour ceux qui s’étaient enrôlés en 1914 ou 1915, c’est donc quatre-cinq ans loin des proches, tranche de vie considérable quand on est dans la vingtaine. Du reste, l’absence de permissions au pays pèse lourdement, on l’imagine, sur les familles. Ainsi, dans cette lettre du 2 août 1918 signée « Dame Veuve J.V. Gauthier » domiciliée à Rich Valley, Alberta :

Je viens supplier votre bonté pour obtenir que mon fils Pte F.H. Gauthier 28025 13ème Bataillon 4ème Co. 3ème Bde. 48ème Highlanders, qui est au front depuis plus de trois ans, il est parti avec le premier contingent canadien, voilà bientôt quatre ans qu’il s’est engagé et il a jamais eu un congé pour revenir en Canada. J’espère que vous écouterez ma prière pour obtenir un congé, Soyez assuré de toute la reconnaissance d’une mère qui désire revoir son fils[58].

Ce type de sources offre de meilleures réponses qu’un corpus servant à régler des comptes.

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Ces livres sont faiblards côté sources. Or l’expérience, l’humour et même la genèse de la mémoire se trouvent avant tout en archives, en sources primaires. En dépit de cela, ces trois livres soulèvent deux interrogations. La première est méthodologique : l’histoire des humbles existe et se trouve dans des archives que nos auteurs ne connaissent pas ou n’utilisent pas. La seconde, c’est le choix d’une thématique, influencé par les modes intellectuelles. Nos auteurs ne s’intéressent au fond pas aux « poilus », ni Veyssière dont ce n’est pas l’objet (mais ça aurait pu l’être), ni Andrès qui n’a pas su trouver de sources, ni Djebabla-Brun dans son édition de Couture. Or il faudra bien un jour raconter l’histoire de ces 60 000 ou 70 000 Canadiens français et de leur famille, un projet plus vital que de gloser sur l’humour ou la mémoire. Il me semble que l’on a mis une charrue de fer étincelante devant un boeuf épuisé, sale et puant qui avance dans un terrain boueux et collant. Elle n’ira pas loin. Le fait même d’être étincelant est preuve d’inutilité. Pour renouveler l’histoire, il faut d’abord tailler dans le sale et non pas multiplier les études sur des problèmes conceptualisés, élitistes, souvent de faux problèmes.

Répliques à la note critique d’Yves Tremblay

J’entends la critique de la « surabondance » d’information. Mais, par cette publication, ce qui semble avoir échappé de prime abord à M. Tremblay est que l’objectif premier était de rendre le récit de M. Couture accessible au grand public en donnant l’ensemble des clefs de compréhension du contexte dans lequel s’inscrivent les divers éléments mis de l’avant par le soldat. Certes, les faits rapportés peuvent paraître aller de soi pour un historien militaire chevronné comme M. Tremblay, mais ce n’est cependant pas le cas pour monsieur et madame Tout-le-Monde.

Par cette publication, il s’agissait en effet pour moi de rendre accessible ce carnet de guerre pour amener le public à aborder des éléments de la vie du combattant propre à M. Couture : sortir de sa tour d’ivoire amène bien souvent des critiques de la part de collègues, mais d’expérience, je peux dire que le résultat de la diffusion du savoir historique y gagne. Que M. Tremblay veuille bien être un peu plus honnête en abordant la publication non pour ce qu’il aurait voulu qu’elle soit (libre à lui de nous proposer une étude sur des aspects de la vie des combattants à partir de thématiques définies), mais bien pour ce qu’elle est : la publication d’un carnet de guerre, au même titre que d’autres publications du genre que l’on peut retrouver au Québec, au Canada ou en Europe.

Cette publication des carnets de M. Couture est d’abord et avant tout un moyen de rendre accessible une source, aussi imparfaite soit-elle, pour, par la suite, pouvoir mener à une deuxième étape d’exploitation de récits en vue d’études historiques rattachées aux combattants et à leur quotidien. Seulement, cela passe d’abord par le fait de sortir de l’ombre ces écrits. De plus, que M. Tremblay me l’accorde, nulle part dans l’introduction je n’ai émis une telle prétention de faire des carnets de M. Couture un prétexte à une étude exhaustive des aspects du quotidien en guerre des soldats canadiens (ce qui serait d’ailleurs peu pertinent à partir d’un seul récit). Au contraire, il est bien spécifié que le but de cette publication est de rendre accessible une source primaire jusque-là non publiée dans son intégralité. Tant qu’à vouloir résumer une étude, il est toujours bon de demeurer honnête est de l’aborder dans ce qu’elle prétend faire et non ce que l’on voudrait qu’elle fasse.

Finalement, dans sa recension, M. Tremblay reconnaît lui-même cette publication pour ce qu’elle est et que j’ai voulu qu’elle soit : « Il faut donc prendre ce journal-ci pour ce qu’il peut donner, à savoir les remarques sur la mobilisation, l’entraînement, les voyages, les permissions, la démobilisation et la langue canadienne-française, mais pas pour les récits de combats qu’on y trouve, récits venus d’ailleurs, des combats auxquels Couture n’a participé que de loin, s’il y a participé. » C’est en effet là l’objectif de cette publication. Avant d’entraîner des collègues historiens sur une voie boueuse, s’assurer que c’était bien là leur itinéraire de départ, quel que soit le transport utilisé…

Mourad Djebabla, Ph. D.
Collège militaire du Canada de Saint-Jean-sur-Richelieu

Avis aux historiens de la littérature qui se risqueraient dans l’histoire militaire canadienne : terrain piégé ! Quelques précautions méthodologiques que vous preniez pour déminer la tranchée en arguant que vous ne faites ni de l’histoire militaire ni de l’histoire politique, et que tactique et stratégie ne sont pas votre tasse de tea, vous serez implacablement cloué au pilori par un redoutable historien du ministère de la Défense du Canada : Yves Tremblay est en embuscade !

Mon dernier livre paru aux PUL, L’humour des Poilus canadiens-français de la Grande Guerre l’a indisposé. Certes, il me reconnaît quelques mérites (« talent – style, concentration sur l’objet, sens analytique »). Mais, selon lui, je n’aurais choisi pour illustrer mon propos que des témoignages publiés au moment de la guerre, alors que d’autres, inédits, eussent mieux assis mon propos. De plus, mes témoins n’auraient pas été de « véritables » poilus, mais des gradés et, parfois, des « planqués » de l’arrière. Planqués, mes Lapointe, Chassé, Corneloup, Audette, ou Caron (mort au front, lui) ? Planqués, Lavoie et Martin, sous prétexte que ces infirmiers relevaient d’une unité médicale ? Quant au soldat Paul Caron, Tremblay l’éjecte d’un revers de badine sous prétexte que ce Canadien français s’était engagé, lui, sous le drapeau français, refusant de combattre sous l’uniforme anglais. Farouchement anti-britannique, le soldat Caron se considérait lui-même comme un poilu de base. Il côtoyait dans la Légion étrangère des soldats polonais ; il compatissait à leur sort, dans un parallèle entre ce pays sans nation et le Québec d’alors. En outre, les lettres de Caron, anciennement du Devoir, paraissaient alors dans ce même journal, bête noire de Tremblay qui ne rate aucune occasion de fustiger, ici comme ailleurs dans ses écrits, « la clique du Devoir ou de certains membres de “nos élites” ».

Il est clair que le nationalisme québécois irrite au plus haut point l’historien polémiste d’Ottawa. Or, mes deux infirmiers, Lavoie et Martin, dont j’étudie le pamphlet Une unité canadienne, ne cachaient pas leur sympathie pour la cause nationale ; ils dénonçaient le sort réservé aux Canadiens français dans l’armée canadienne. Tout en défendant l’honneur de leur unité et en ne s’en prenant qu’aux « mauvais officiers », leur irrévérence à l’égard de la hiérarchie militaire avait de quoi courroucer l’historien d’Ottawa. « Lanceurs d’alerte », avant le temps, sur la scène canadienne, mes trublions défendaient aussi dans les journaux français le patriotisme canadien-français mis à mal par des pacifistes de l’Hexagone. C’est ce que je montre au terme de mon travail dans une annexe que Tremblay qualifie de « queue de poisson politique ». Il digère mal, également, mes parallèles avec l’Europe centrale et l’écrivain satiriste tchèque Gustav Hašek. Quid de ma conclusion où j’appelle « à élargir la réflexion à l’ensemble des nations sans État qui, à l’instar du Québec et de l’Europe centrale, furent alors engagées dans la guerre des autres… sourire en coin » ?

Souriez, monsieur Tremblay : finie, la guerre des tranchées !

Bernard Andrès
Professeur émérite
Département d’études littéraires
Université du Québec à Montréal

Réponse d’Yves Tremblay à la réplique de Bernard Andrès

Je pourrais chicaner (de nouveau) l’interprétation nationaliste, car une science humaine n’a pas à être nationaliste (ou fédéraliste), mais objective. Ce n’est toutefois pas cela qui m’a titillé le plus dans L’humour des Poilus canadiens-français. Prenons mon supposé dégoût pour Le Devoir, qui n’est pas ma bête noire. Je l’ai utilisé dans d’autres travaux, soit pour référer à des faits avérés mais plus ou moins connus, de préférence à des journaux comme La Presse ou Le Soleil, soit parce que s’y tiennent plus souvent que dans les autres quotidiens québécois des débats intéressant les historiens.

Cela dit, en tirer de l’information qu’un auteur juge implicitement ou explicitement représentative ne va pas sans risque, surtout pour les périodes anciennes, parce que c’était un journal à faible tirage dont le nationalisme conservateur n’était pas sans péchés (contre les Juifs, les protestants, les « Anglais », les immigrants et les femmes notamment). Je pense qu’on en fait un usage rétrospectif abusif, ce parce que les intellectuels d’aujourd’hui le lisent de préférence à un autre. C’est un écueil que n’a pas su éviter Bernard Andrès. Et ce n’est pas l’usage de quelques autres sources, trop rares, qui y change grand-chose. Je persiste donc à croire que ce n’est pas avec les sources rassemblées pour ce livre que l’humour des « poilus » peut être étudié.

Au final, le problème en est donc surtout un de sources ; or, elles existent en plus grand nombre et de meilleure qualité que ce que monsieur Andrès a trouvé suffisant. J’en ai donné quelques exemples dans ma revue du livre. J’y renvoie le lecteur. Par conséquent, avec ce livre, l’auteur rate son objectif de nous faire connaître l’humour des « poilus » canadiens-français.