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L’eau courante chez soi et les toilettes à eau font partie des innovations majeures qu’ont connues en Occident les ménages ouvriers urbains pendant la seconde moitié du XIXe siècle et la première moitié du XXe. De nombreux aqueducs, généralement privés, avaient auparavant desservi les familles plus à l’aise, certaines disposant même de water closets. Dans ce long processus d’accession à l’eau courante et aux W.-C., les ouvrages de synthèse montrent des parcours différents et de grandes disparités d’un pays, d’une ville ou d’un milieu à l’autre[1]. Les données chiffrées comparables restent par ailleurs éparses et disparates[2].

À Montréal comme dans de nombreuses autres grandes villes d’Europe de l’Ouest et d’Amérique du Nord, l’histoire de la mise en place de l’aqueduc et celle du réseau d’égouts ont été bien documentées[3]. Toutefois, la disponibilité de l’eau courante dans les logements montréalais semble se situer entre deux extrêmes contradictoires ; l’aqueduc aurait rendu l’eau courante disponible partout dès le début des années 1860, mais une large partie des ménages n’aurait pas eu de robinet à la maison à la fin du siècle, une erreur d’interprétation s’étant glissée dans l’historiographie à ce sujet, comme nous le verrons. Quant aux toilettes à eau, la chronologie de l’accès aux W.-C. restait nébuleuse, tandis qu’on abordait cette question de façon indirecte par le biais des fosses d’aisancess encore en place à la fin du XIXe siècle[4].

Cet article veut répondre à une double question à la fois simple et complexe : à partir de quand les ménages ouvriers montréalais disposent-ils de l’eau courante et de toilettes à eau[5] ?

Les rapports annuels de l’Aqueduc pour les années 1862 à 1898 ont été mis à profit, de même que ceux du Bureau de santé (1875 à 1919)[6]. Les rôles d’évaluation locative couvrant les années 1862 à 1871 ont également été utilisés ainsi que les règlements municipaux et d’autres documents d’archives. Cette étude apporte un éclairage nouveau sur la transformation des conditions de vie urbaines et les disparités sociales, et ce, dans les milieux ouvriers comme entre ces derniers et les plus aisés.

L’eau courante chez soi

Quand la Cité de Montréal acquiert en 1845 le réseau privé d’aqueduc, la majorité des Montréalais ont recours aux porteurs d’eau. Comme ces derniers, l’Aqueduc puise l’eau dans le fleuve Saint-Laurent au pied de la ville. En 1851, le gouvernement de la Province du Canada donne son aval à la construction d’un nouveau système à prestation universelle et à contributions obligatoires[7]. Tous auront l’eau courante et tous la paieront, locataires et propriétaires, ce qui rendra possible la coûteuse captation d’une eau de meilleure qualité en amont des rapides de Lachine. Les plans sont rendus publics en novembre 1852[8]. Les nouvelles installations entrent en fonction à l’automne 1856 ; on ferme le livre des dépenses de construction en janvier suivant[9].

En décembre 1857, la Municipalité souligne dans un règlement que l’on « approvisionne actuellement la plus grande partie de la Cité », mais qu’il reste encore à poser des tuyaux de distribution sous certaines rues et des tuyaux de service jusqu’aux bâtiments[10]. Les propriétaires installent pour leur part la plomberie et les équipements intérieurs. La Cité établit les tarifs, résidentiels et autres, en fonction de la valeur locative annuelle de chaque unité desservie. On considérera généralement le prix de l’eau comme une taxe[11].

À la fin de l’année 1862, l’Aqueduc compte 10 484 tuyaux de service branchés aux immeubles, ce qui permet d’approvisionner 14 771 occupants, dont 12 446 « maisons d’habitation » et 2325 magasins, bureaux, hôtels et fabriques. Un propriétaire peut desservir plus d’un occupant à partir d’un tuyau de service fourni par l’organisme public ; le ratio moyen est de 1,4 occupant par tuyau. Ce fait peut toutefois poser un problème particulier pour la perception des comptes, ce qui entraînera certaines méprises jusque dans l’historiographie.

Distribution intérieure privée et contrôle public

En 1872, dans un amendement de la charte municipale, la Province précise, en ce qui concerne les immeubles comprenant plus d’un logement[12] :

Quand une maison […] sera occupée par deux ou plus de locataires […], la corporation pourra exiger du propriétaire […] qu’il fournisse un tuyau de distribution distinct et séparé, à chaque tel locataire […], de telle sorte que la corporation puisse avoir en tout temps le contrôle de l’approvisionnement d’eau fournie à chaque tel locataire […].

Deux buts sont poursuivis. D’abord, à l’évidence, que chaque ménage ait l’eau courante. Ensuite, il faut que ce soit fait de telle sorte que les employés de l’Aqueduc puissent interrompre le service en cas de non-paiement du compte, et ce, indépendamment des autres logements. La configuration de la tuyauterie est en cause ainsi que la nécessaire présence de robinets d’arrêt (stopcocks) en vue de l’interruption sélective du service. Un robinet d’arrêt permet d’interrompre le flux sur le parcours d’un tuyau alors que le robinet d’usage courant (tap) contrôle l’extrémité.

En 1874 et 1875, l’Aqueduc ajoute des tuyaux de service à des immeubles déjà branchés, vu « l’importance de contrôler l’approvisionnement d’eau à chaque famille en cas de non-paiement de la taxe[13] ». Il met fin à cette pratique après deux ans, alors que la corporation municipale envisage, sans succès, de transférer tous les comptes d’eau aux propriétaires. En 1882, le surintendant considère que l’Aqueduc devrait se remettre à l’ajout de tuyaux de service dans les cas problématiques[14]. Le surintendant J. A. O. Laforest reprend le flambeau en 1897[15] :

Il existe à Montréal environ 20 000 logements par groupe de 3 ou 4 dans chaque maison et quelquefois plus, qui n’ont qu’un seul tuyau de service d’eau pour toute la maison.

Outre divers inconvénients, cet état de chose prive la cité d’une partie du revenu qu’elle devrait recevoir par la taxe d’eau. En effet, dans la plupart des cas où existe cette disposition d’un tuyau [de service] commun à plusieurs logements, les locataires s’entendent et se cotisent ensemble afin de faire payer la taxe imposée à un seul d’entre eux ; et cela fait, notre service n’étant plus en droit de fermer l’eau puisque le tuyau de service dessert aussi bien celui qui a payé que les autres, ceux-ci frustrent le trésor de la cité et se dispensent de payer la taxe d’eau.

[…] il serait nécessaire d’établir, pour les maisons qui sont dans le cas précité, des services et des robinets d’arrêt distincts [stopcocks dans la version anglaise] pour chaque logement.

Un tuyau de service correspond à une « entrée d’eau », comme on dit couramment, à partir de laquelle un ou plusieurs logements peuvent être desservis. Chaque branchement public ajouté obligera le propriétaire à compléter une installation distincte.

Parmi les quelque 20 000 logements jugés problématiques en 1897, l’Aqueduc cible finalement les cas d’immeubles comprenant plusieurs logements où des comptes sont en souffrance sans qu’on puisse interrompre le service à quiconque puisqu’au moins un compte est payé. L’Aqueduc ajoute ainsi quelque 2300 tuyaux de service à 579 propriétés[16]. On n’intervient nullement sur les 17 700 autres logements potentiellement problématiques ; les locataires y auraient l’eau courante et les comptes seraient payés en majorité.

Parmi les 579 propriétaires visés, certains terminent immédiatement le travail ; d’autres résistent. En 1900, il reste environ 200 cas non réglés. Un dossier administratif constitué en 1900 ne va pas jusqu’à la résolution de ces cas-problèmes. Il nous informe encore moins sur ce qu’il advient des milliers de logements dont la plomberie reste déficiente. Des correctifs seront sans doute apportés au fil des ans lors de divers travaux. Les comptes impayés liés à ce problème font en attendant partie de l’ensemble des comptes en souffrance.

On peut penser que certains logements n’aient vraiment pas l’eau courante parmi les cas en suspens, car le surintendant Laforest écrit en 1900 dans une note de service destinée au trésorier de la Cité : « There are some hundreds of cases where pipes are not in use [parmi ceux ajoutés en 1897-1898], where the City cannot collect the water [taxes] and where the tenants themselves suffer, not having a proper supply of water[17]. » Il peut s’agir d’une réelle absence d’eau courante ou d’une formulation volontairement ambiguë dans le cadre d’un duel administratif entre le surintendant et le trésorier ; selon le premier, le trésorier devrait agir plus fermement avec les propriétaires récalcitrants. Chose certaine, c’est la difficulté pour l’Aqueduc d’interrompre le service de façon ciblée qui a provoqué cette saga.

L’historienne Bettina Bradbury a écrit erronément, en s’appuyant sur le texte de 1897 cité plus haut, que même si la ville fournissait l’eau à la plupart des maisons, il n’y avait souvent qu’un robinet (tap) pour desservir tous les logements d’une même maison. Selon l’auteure, ce robinet pouvait être à l’extérieur – impossible en hiver – ou dans certaines cuisines où les voisins devraient s’approvisionner. Cette situation des robinets partagés aurait touché plus de la moitié des logements montréalais en 1897[18]. L’historienne établit un lien trop direct entre le tuyau de service commun, qui dessert souvent plus d’un occupant, et le robinet individuel d’usage courant (tap) ; on peut comprendre la méprise. On retrouve cette erreur d’interprétation dans plusieurs autres publications[19].

La progression de la disponibilité de l’eau courante

Dans l’introduction de son rapport annuel pour l’année 1862 – le premier d’une série qui fournira des données détaillées sur la livraison de l’eau aux particuliers jusqu’en 1898 –, le surintendant de l’Aqueduc affirme que « la population maintenant approvisionnée d’eau de l’Aqueduc est d’environ 90 000 âmes[20] ». Comme le recensement de 1861 dénombrait une population de 90 323 personnes à Montréal, on serait près du compte. À la fin de 1863, selon le surintendant, l’Aqueduc est en mesure de desservir 100 000 personnes[21]. Une réalité différente ressort des données détaillées. Fin 1862, l’Aqueduc fournit de l’eau à 12 446 « maisons d’habitation », 12 446 « familles » étant approvisionnées – les nombres se recoupant, il s’agit de ménages ou de logements, mais non d’immeubles.

Les listes nominatives du recensement de 1861 qui couvrent Montréal présentent quant à elles une « famille » par page, ce qui sert à cerner des ménages, simples ou complexes. On en dénombre 17 570 au printemps 1861, soit 5124 ménages de plus que l’Aqueduc n’en dessert fin 1862. Il est probable que tous les tuyaux de distribution soient en place sous les rues à cette date, d’où la prétention d’approvisionner de 90 000 à 100 000 personnes dès 1862-1863. Cependant, les tuyaux de service destinés aux immeubles n’auraient pas encore tous été installés et les propriétaires n’auraient pas complété les systèmes de distribution. En somme, fin 1862, l’Aqueduc et les propriétaires desserviraient conjointement environ 71 % des ménages (dénombrés en 1861).

Dans les recensements de 1871 et 1881, une famille correspond par définition aux personnes « nourries à la même cuisine ». Il peut arriver cependant que des recenseurs scindent les ménages dans lesquels des familles nucléaires distinctes cohabitent[22]. Cette tendance confondante sera encore plus forte en 1891[23]. Les « familles » dénombrées peuvent donc comprendre des noyaux familiaux en surnombre par rapport aux ménages.

De 1862 à 1871, on passerait de 71 % des ménages desservis, ou moins, à 89 %, ou plus. Puis il faudra encore 20 ans, de 1871 à 1891, pour que l’on atteigne 95 % (ou plus).

Le rythme rapide de la mise en place des installations individuelles au cours des années 1860 confirme a posteriori le retard de l’Aqueduc en 1862 quant à l’objectif de couverture complète. De 1862 à 1871, le nombre de logements desservis par l’Aqueduc augmente de 52 %, tandis que de 1861 à 1871, la population globale de la ville augmente de 19 %. Un tel décalage positif existe encore au cours des années 1870, mais est beaucoup moindre. Les rythmes de croissance de la population et des logements desservis sont similaires ensuite.

Tableau 1

Estimations de la proportion des ménages ayant l’eau courante, 1862-1891

Estimations de la proportion des ménages ayant l’eau courante, 1862-1891

Notes : La mention [ou moins] dans le cas des logements desservis par l’Aqueduc en 1862 indique que le nombre peut comprendre des unités vacantes ; 1,7 % des unités le seront en 1869. Au sujet des mentions [ou +], elles indiquent que des familles nucléaires en situation de cohabitation peuvent augmenter faussement le nombre de ménages. En 1891, Montréal comprend aussi les quartiers Hochelaga, Saint-Jean-Baptiste et Saint-Gabriel, annexés respectivement en 1883, 1886 et 1887.

Sources : Aqueduc de Montréal, Rapport annuel du surintendant…, années choisies ; Recensements du Canada, données publiées agrégées

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Des occupants branchés peuvent par ailleurs perdre temporairement la disponibilité de l’eau courante en cas de non-paiement du compte, ce qui donne lieu à l’époque à d’intenses débats publics et administratifs[24]. Le Bureau de santé arrive tout au plus à éviter les débranchements dans certains cas de misère flagrante[25]. En revanche, nous l’avons noté, il serait souvent techniquement impossible d’interrompre le service chez des locataires en défaut de paiement.

Les eaux usées domestiques et les égouts publics

L’eau courante accroît la production d’eaux usées domestiques. Or, à Montréal comme ailleurs en Amérique du Nord, la mise en place du réseau d’égouts est plus lente que celle de l’aqueduc et, pour un temps, plus rudimentaire[26]. Quarante-trois kilomètres de conduites sont en place en 1856, dont 6,5 km en bois. Les ruisseaux anciens tiennent lieu d’égouts collecteurs, certaines sections étant canalisées, d’autres encore ouvertes. Faute d’égout sous certaines rues, ou faute de branchement des immeubles, plusieurs auront même pendant longtemps un robinet dans la cuisine sans évier avec renvoi[27]. Des efforts importants sont néanmoins déployés afin que les égouts répondent aux nouveaux besoins.

De 1862 à 1867, un nouveau système de six collecteurs est mis en place, certaines composantes existantes étant réaménagées. Les égouts secondaires relèvent encore des initiatives des propriétaires payeurs de taxes foncières et de la Municipalité qui répond à leurs requêtes. En 1862, fait nouveau, la Cité se donne le droit d’imposer la construction de nouvelles sections et de facturer les propriétaires ensuite.

Un grand plan de travail simplement daté de 1856 montre les composantes du réseau déjà en place à cette date ainsi que les ajouts réalisés jusque vers 1872[28]. Toute la ville déjà construite semble alors desservie. La présence d’un égout sous la rue ne signifie toutefois pas que toutes les maisons soient branchées. Un lien à l’égout ne garantit pas non plus qu’il soit adéquat. Les éviers ne sont par exemple pas toujours équipés de siphon, cette section de tuyau en U qui retient de l’eau et bloque les odeurs d’égout ; en 1874, 29 % des éviers inspectés n’en ont pas[29]. Des conduites de renvoi en bois sont utilisées jusqu’à ce qu’on les interdise en 1872[30].

Les vieilles sections du système public posent aussi des problèmes. En 1875, sept kilomètres d’égouts secondaires sont toujours en bois. De 1876 à 1878, le collecteur Craig doit être reconstruit et ses pentes modifiées, ce qui oblige à refaire certains égouts secondaires.

Le réseau en place vers 1880 présente certainement encore des défauts, mais il peut sans doute, pour l’essentiel, permettre d’évacuer toutes les eaux domestiques usées. De grandes quantités d’eau chargée de déchets humains en provenance de water closets poserait toutefois sans doute problème, dans plusieurs quartiers à tout le moins, à cause de conduites trop petites, insuffisamment inclinées ou sujettes aux fuites, surtout quand elles sont en bois.

Les water closets du Montréal aisé

Les water closets commercialisables sont apparus en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. On en connaît des exemples à Montréal dans les années 1820, dans le secteur de l’ancienne place du Marché et de Pointe-à-Callière[31]. À Londres, une amélioration technique importante est réalisée en vue de l’exposition universelle de 1851, où les water closets font sensation ; 827 000 personnes paient un penny pour en faire usage[32]. Les water closets restent néanmoins longtemps des appareils coûteux, enchâssés dans de gros meubles en bois (figure 1). Non sans défauts techniques, ils exigent de l’entretien. Bref, un équipement de luxe.

On tarde également dans leur cas à comprendre la nécessité du siphon, ce qui peut causer des odeurs nauséabondes dans les meilleures maisons avant que ce soit corrigé[33]. Mais les brevets pleuvent en Angleterre et les pratiques de plomberie s’améliorent.

À la fin de l’année 1862, selon le rapport annuel de l’Aqueduc, on compte 1321 W.-C. à Montréal, alors qu’on fournit de l’eau à 14 771 occupants, résidentiels et autres. Impossible de savoir comment sont répartis les water closets entre les logements, magasins, bureaux, etc., ni combien d’appareils sont en surplus chez des usagers qui en possèdent plus d’un.

L’information sur les water closets est essentiellement colligée par l’Aqueduc à des fins comptables, car dès 1859, on fait payer l’eau que l’on estime utilisée pour chaque W.-C., en plus du tarif de base[34]. À compter de 1862, une colonne des feuilles de route d’évaluation foncière et locative est réservée aux W.-C[35]. Son emploi devient cependant sporadique en 1871 dans Saint-Laurent et Sainte-Marie, et l’année suivante dans la plupart des autres quartiers. Cette colonne disparaît en 1873, tandis que reste en vigueur la taxe de l’eau supplémentaire pour les W.-C. Il existe nécessairement un autre outil de recension, disparu.

Les données de 1870 pour Saint-Laurent et Sainte-Marie et de 1871 pour les autres quartiers révèlent la présence de 2966 toilettes à eau à Montréal[36]. Elles sont réparties chez 2490 ménages et autres groupes-occupants, ce qui correspond à un ratio moyen de 1,19 W.-C. par lieu où l’on en trouve (logements, bureaux, magasins, etc.). Si on applique le même ratio aux données de l’Aqueduc, les 3346 W.-C. en place selon l’organisme à la fin de 1871 seraient répartis entre 2811 clients[37]. Comme l’Aqueduc fournit alors de l’eau à 22 960 abonnés, 12 % d’entre eux disposeraient de water closets à la fin de 1871.

La géographie sociale des toilettes à eau

Les données des feuilles de route de 1870-1871 permettent d’établir un portrait géo-social. Les clivages connus ressortent d’emblée[38]. On trouve par exemple 22 W.-C. dans Sainte-Marie (ouvrier) et 1288 dans Saint-Antoine (largement bourgeois).

Figure 1

Water closet dans un meuble de bois.

Source : Smithsonian Libraries, Catalogue G illustrating The Plumbing and Sanitary Department of The J.L. Mott Iron Works, New York, 1888, p. 4, détail

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Tableau 2

Nombres d’adresses où l’on trouve des W.-C. à Montréal en 1870-1871, par secteurs géo-sociaux

Nombres d’adresses où l’on trouve des W.-C. à Montréal en 1870-1871, par secteurs géo-sociaux

1. Quartiers Est, Centre et Ouest, et côté ouest de la rue McGill (Sainte-Anne) ;

2. Quartier Saint-Antoine, de la rue Saint-Antoine (côté sud inclus) jusqu’à la montagne ; quartier Saint-Laurent, de la rue Bleury (deux côtés) jusqu’au quartier Saint-Antoine ; et futur Milton Park ;

3. Est du quartier Saint-Louis et ouest du quartier Saint-Jacques : rue Saint-Denis, des deux côtés, et bouts de rue adjacents à hautes valeurs locatives ; jusqu’au nord de la rue Sherbrooke ;

4. Bouts de rue distinctifs dans Saint-Laurent, et côté ouest de la rue Saint-Laurent commerciale ;

5. Bouts de rue distinctifs dans Saint-Louis, et côté est de la rue Saint-Laurent commerciale ;

6. Bouts de rue distinctifs dans le bas Saint-Antoine ; rue commerciale Saint-Joseph (Notre-Dame) incluant le côté sud (dans Sainte-Anne), et squares commerciaux ;

7. Quartier Sainte-Anne sauf côté ouest de la rue McGill et côté sud de Saint-Joseph ;

8. Les deux quartiers sauf les bouts de rue de l’axe bourgeois Saint-Denis dans l’ouest de Saint-Jacques.

Source : AVM, Rôles de valeur locative : feuilles de route, VM002-04-013 et 014

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Les limites géographiques des quartiers ne suivent pas forcément les lignes de différenciation socio-économiques les plus significatives, tandis qu’il existe une nette adéquation, par bouts de rue, entre la présence de W.-C. et de hautes valeurs locatives. On trouve aussi des concentrations notables sur les rues commerciales et d’affaires. Le tableau 2 présente différents secteurs de la ville en relation avec le nombre d’adresses où on note la présence de toilettes à eau[39].

Figure 2

Le modèle Beaufort de Frederick Humpherson.

Source : Ernest Hart, dir., The Sanitary Record, a Monthly Journal of Public Health and the Progress of Sanitary Science, 7, New Series (juillet 1885), p. 35

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L’importance des lieux d’affaires ressort avec 561 adresses où l’on trouve des W.-C. au centre de la ville (Vieux-Montréal actuel). Toutefois, la haute-ville bourgeoise anglophone dépasse largement les autres secteurs avec plus de 1323 utilisateurs. L’axe bourgeois de la rue Saint-Denis se démarque également, mais loin derrière, avec 264. La quasi-absence de W.-C. dans les grands secteurs ouvriers du sud-ouest et du nord-est constitue sans doute l’aspect le plus marquant de ce portrait, surtout que les rares toilettes à eau s’y trouvent dans des immeubles institutionnels, des fabriques, des immeubles commerciaux et quelques résidences cossues.

Le Bureau de santé publie en 1886 des données sur les W.-C., quartier par quartier, à des fins de comparaison avec les fosses d’aisances. Les toilettes à eau sont alors apparues en milieu populaire, mais les quartiers Sainte-Anne et Sainte-Marie, même avec leurs rues commerciales, sont encore lourdement sous-représentés avec 5,8 % des W.-C. de la ville, immeubles commerciaux compris, par rapport à 28,4 % de la population estimée par la Municipalité. En somme, les ménages ouvriers auraient commencé à accéder aux W.-C. entre 1871 et 1886, mais bien peu.

La conversion aux toilettes à eau en milieu populaire

Les améliorations techniques s’accélèrent à compter de 1870 et, en quinze ans environ, on arrive à produire en Angleterre des appareils autoportants en céramique avec siphon intégré, proches de ceux que nous connaissons aujourd’hui, exception faite du réservoir accroché en hauteur. Le modèle Beaufort de Frederick Humpherson, lancé en 1885, serait le meilleur exemple des toilettes à eau autoportantes en porcelaine, techniquement au point, compactes et, surtout, abordables (figure 2)[40].

Figure 3

Publicités pour des appareils sanitaires anglais, Montréal et Londres, 1885 et 1886.

Note. Le plombier John Date annonce à Montréal des appareils anglais de Jenning’s, Twyford et autres. Le modèle Unitas de Twyford a été lancé en 1883 et perfectionné en 1884. Les cuvettes de type wash-out, comme l’Unitas, seront supplantées par les wash-down comme le Beaufort de Humpherson (1885).

Sources : The Daily Witness, Montréal, 23 octobre 1885, p. 3. (BAnQ, Ressources en ligne) ; British Medical Journal Advertiser, Londres, 9 janvier 1886, p. 25 (Google Books, via Wikimedia Commons)

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De nombreux autres appareils sont mis en marché en Angleterre. Les nouveaux modèles arrivent rapidement à Montréal (figure 3).

Le Bureau de santé à l’oeuvre

Le Bureau de santé de Montréal voit ses pouvoirs et responsabilités précisés en 1877[41]. Il doit notamment approuver tout nouvel « égout, privé, fosse ou cabinet d’aisances, évier, tuyaux de vidanges ou autres tuyaux ». Il doit plus généralement s’assurer que rien ne soit préjudiciable à la santé ; il peut ordonner des correctifs[42]. Il s’agirait au fond d’un pouvoir discrétionnaire en l’absence de règlement de plomberie.

Après des années difficiles marquées par les urgences liées à de grandes épidémies et même par une remise en cause de son rôle, le Bureau connaît une relance en 1881 ; le Dr Louis Laberge en prend la direction – il y sera jusqu’en 1912. Robert Gagnon écrit : « Dans la pratique, il suffit […] que le Bureau de santé juge, pour des raisons de santé publique, qu’un égout est nécessaire pour que les Comités des chemins et des finances autorisent sa construction », sans passer par l’entremise du Conseil municipal, ce qui est confirmé par le service du contentieux en 1885. En 1883, pour la première fois à Montréal, les pouvoirs publics imposent le remplacement d’un égout jugé inadéquat, rue Duke. En 1884 seulement, on installe presque autant de nouvelles conduites d’égout à Montréal que de 1878 à 1883[43]. Le Bureau agit.

En 1885, le Bureau de santé émet publiquement l’opinion que le Conseil municipal devrait supprimer la taxe de l’eau sur les W.-C., afin d’en encourager l’installation dans toute la ville[44]. Nous pouvons supposer que de 1881 à 1885, il intervenait de façon accélérée sur le réseau d’égouts pour rendre possible ce virage.

En mai 1887, la Municipalité adopte effectivement un règlement indiquant qu’il ne sera plus « fait de charge sur les water closets dans les maisons d’habitation ou logements » dont la valeur locative annuelle est de 150 $ ou moins, ce qui libère 97 % des logements de cette taxe d’eau particulière[45].

À compter de 1887 également, le Bureau de santé empêche par surcroît la mise en place de toute nouvelle fosse d’aisances pour peu qu’un égout public soit disponible, ce qui revient à rendre obligatoires les toilettes à eau pour toute construction ou rénovation ; c’est du moins ce que rappellera le Dr Laberge en 1900[46]. Pourtant, dans son rapport sur l’année 1887, il ne mentionne pas cette interdiction, alors qu’il souligne l’abolition de la taxe d’eau sur les W.-C. En réalité, la Municipalité n’interdira formellement les nouvelles fosses d’aisances qu’en 1894. Le Bureau s’appuierait sur ses pouvoirs discrétionnaires, fondés sur les impératifs de salubrité et de santé publique. En 1887, alors qu’il obtient l’abolition de la taxe particulière sur les W.-C., il élabore un règlement de plomberie et de drainage, projet qui contient un article interdisant toute nouvelle fosse d’aisances. Ce projet est publié in extenso dans le rapport annuel de 1888[47]. Il faudra toutefois attendre un amendement de la loi provinciale sur la santé publique, adopté en 1890, avant que ce projet de règlement sur la plomberie soit finalement adopté en 1894[48].

Le Bureau décrit entre-temps, dans son rapport couvrant l’année 1889, les efforts réalisés pour visiter toutes les maisons neuves de Montréal, que des demandes de permis aient été déposées ou non. Dans toute la ville, y compris dans Saint-Jean-Baptiste, Hochelaga et Saint-Gabriel récemment annexés, on construit cette année-là 522 maisons comprenant 755 logements, où l’on trouve 834 water closets – ce qui donne un ratio moyen de 1,10 W.-C. par logement. Seulement cinq fosses d’aisances sont creusées cette année-là « vu qu’il n’y a pas encore d’égout dans les rues où ces maisons ont été construites » ; elles doivent être « remplacées par des water-closets aussitôt que l’égout public serait construit[49] ». Tout suggère donc que le Bureau du Dr Laberge met en effet en vigueur avant 1889 – précisément en 1887 suivant son affirmation de 1900 – une forme d’interdiction des nouvelles fosses d’aisances[50].

Il reste alors le problème des rues ouvertes à la circulation et à la construction avant que les égouts y soient installés, les cinq fosses mentionnées en 1889 illustrant ce problème. La longueur cumulative de ces nouvelles rues non équipées inquiète le Bureau. En 1891, un règlement (no 191) permet au Conseil municipal d’ordonner la construction d’égout dans toute rue projetée avant même qu’elle soit ouverte à la circulation ; à la fin de l’année 1899, l’objectif paraît atteint[51].

Figure 4

Immeuble d’habitation construit en 1891-1892.

Source : Photographie G. Lauzon, 2012. À cette époque, l’immeuble situé à l’angle des rues Saint-Charles et Charlevoix, à Pointe-Saint-Charles (quartier Saint-Gabriel) aurait nécessairement eu des W.-C.

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En somme, l’arrivée au milieu des années 1880 des water closets britanniques en porcelaine, compacts, efficaces, à prix abordable, et la fin en 1887, sous l’impulsion du Bureau de santé, de la taxe de l’eau sur les W.-C., pour presque tous les logements, fournissent les conditions d’une conversion dans les milieux populaires, conditions renforcées par les interventions du Bureau pour interdire les nouvelles fosses d’aisances et pour améliorer le réseau d’égouts en vue d’un virage massif vers les W.-C.

Le grand virage

À la fin de l’année 1886, on trouve à Montréal 38 140 logements, commerces, bureaux et hôtels desservis par l’Aqueduc, occupés ou vacants[52]. Pour cerner la proportion générale des usagers de W.-C. à cette date, il faut d’abord estimer le nombre total de locaux, résidentiels ou autres, avec ou sans eau courante. Nous avons vu (tableau 1) que des ménages peuvent encore à cette date être privés d’eau courante (jusqu’à 9 % peut-être en 1881, jusqu’à 5 % en 1891). L’hypothèse pessimiste de 9 % des logements encore sans eau courante en 1886, appliquée également aux autres types de locaux, induit une fourchette de possibilités allant de 38 140 à 41 912 logements et autres lieux de vie courante existants à Montréal en 1886[53].

L’Aqueduc diffuse le décompte des water closets en ville jusqu’en 1886. À la fin de l’année, il en dénombre 10 378. Il existe sûrement en moyenne plus d’un W.-C. par lieu occupé, comme c’était le cas en 1871, mais il est probable qu’au fil des années, la proportion de ceux qui n’en ont qu’un seul augmente. Le ratio était en 1871 de 1,19 W.-C. par lieu équipé. Nous avons constaté en 1889 un ratio de 1,10 W.-C. par logement neuf.

En croisant les possibilités extrêmes des deux fourchettes – nombre total de logements et autres lieux (de 38 140 à 41 912) et nombre de lieux munis de W.-C. (de 8721 à 9435) [54] – on obtient un éventail se situant entre 20,8 % et 24,7 % des logements et autres locaux, munis de W.-C. en 1886.

Par soustraction, il y aurait entre 28 705 et 33 191 logements et autres lieux disposant de latrines pour les besoins des occupants. Le Bureau de santé réalise un inventaire des fosses d’aisances en cette même année 1886[55]. Il en compte 10 666[56]. Il y aurait donc en moyenne entre 2,69 et 3,11 ménages (et autres groupes-utilisateurs) par fosse d’aisances.

Les latrines sont constituées de petits bâtiments en bois au-dessus de fosses creusées. Ces constructions peuvent comprendre plusieurs compartiments contigus ayant chacun sa porte et son siège. Chaque locataire dispose ainsi généralement de son propre cabinet sur fosse[57], alors qu’une fosse peut servir à plusieurs cabinets (latrines, privies, back houses, bécosses). Les rapports du Bureau de santé nous apprennent qu’il existe même des latrines superposées, celles du haut étant nécessairement reliées à la fosse par une chute encloisonnée[58].

Figure 5

Latrines dans une cour de la rue Saint-Félix, dans le bas Saint-Antoine (Saint-Joseph).

Source : Section d’une vue photographiée en 1896, Wm. Notman & Son. Musée McCord, View-2939, détail

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En 1896, dans le bas Saint-Antoine, futur quartier Saint-Joseph, on trouve, selon l’enquête d’Herbert Ames (dont nous reparlerons), 1485 logements disposant de privies extérieurs[59]. Le Bureau de santé dénombre la même année 826 fosses d’aisances dans ce secteur, ce qui confirme la présence de fosses partagées. En tenant compte des logements vacants et d’un nombre plausible de commerces, il y aurait environ 2,15 logements (et autres types de locaux) par fosse, un ratio sous la fourchette de 2,69 à 3,11 calculée précédemment avec les données de 1886 ; ce qui est plausible, 10 ans plus tard.

À la fin des années 1880, le Bureau de santé travaille à faire disparaître les pires fosses existantes, les déficiences fournissant les occasions d’intervention. Il veut aussi réduire la dimension moyenne des fosses existantes et potentiellement le nombre d’usagers de chacune. Les latrines superposées sont aussi explicitement visées par le Bureau.

En 1895, le volume moyen des centaines de fosses curées à l’instigation du Bureau de santé est de 75 pi3 (2,1 m3) soit 67 % du volume moyen en 1891[60]. Si cette diminution de volume se transposait proportionnellement en réduction du nombre moyen d’utilisateurs par fosse, cela abaisserait la limite inférieure de la fourchette de possibilités quant au rapport latrines/fosse, fourchette ainsi élargie à 1,80-3,11[61]. Sont ainsi prises en compte la plus petite et la plus grande valeur considérées jusqu’ici. Réserver, comme on dit en cuisine.

À la fin de 1895, l’Aqueduc dessert 56 813 lieux occupés ou vacants, de tous types[62]. En considérant la hausse de la proportion des ménages qui, d’un recensement à l’autre, auraient l’eau courante (tableau 1), un taux de couverture de 97 % en 1895 constituerait une estimation raisonnable, voire conservatrice par rapport à un minimum de 95 % en 1891. Néanmoins, en supposant de façon pessimiste une stagnation à 95 % jusqu’à la fin de 1895, le nombre de lieux occupés ou vacants, avec ou sans eau courante, pourrait se situer dans une fourchette se situant entre 56 813 (la donnée de l’Aqueduc) et 59 803 (dont 5 % n’auraient pas l’eau courante).

Selon le Bureau de santé, il reste 5437 fosses d’aisancess à la fin de 1895[63]. Suivant la fourchette des possibilités de 1,80 à 3,11 latrines/fosse mise en réserve précédemment, les fosses desserviraient alors entre 9787 et 16 909 logements et autres locaux. On obtient ainsi une proportion d’utilisateurs de latrines se situant entre 16 % et 30 %. Réciproquement, les logements et autres locaux disposant de water closets se situeraient entre 70 % et 84 %.

De 1886 à 1895, on passe donc d’une nette minorité d’usagers de W.-C. à une majorité tout aussi nette. Un grand virage a lieu au cours des années 1887 à 1895. La majorité des ménages de la ville, et même la plupart des ménages ouvriers, disposent d’une toilette à eau en 1895[64].

État des lieux dans la City below the Hill

Dans la City below the Hill étudiée en 1896 par Herbert Ames, qui couvre la majeure partie du quartier ouvrier Sainte-Anne et le bas Saint-Antoine (qui deviendra le quartier Saint-Joseph), la moitié des ménages fait toujours usage de privies dans les cours. Ames divise sa zone d’étude en 30 secteurs, chacun regroupant plusieurs îlots contigus. D’un secteur à l’autre, la proportion des logements disposant de toilettes à eau varie de 18,6 % à 100 %, certains de ces secteurs, et certains seulement, pouvant être comparés aux zones de taudis ayant fait l’objet d’une enquête en 1893 dans quatre villes états-uniennes[65]. Quatre zones ont été dessinées et analysées pour les besoins de la présente étude (figure 6 et tableau 3).

Dans la bande nord-ouest, séparée du haut Saint-Antoine par les voies ferrées menant à la gare Windsor, 78,4 % des logements comprennent des toilettes à eau ; on y paie en moyenne 12,22 $ par mois pour 6,4 pièces. Le revenu hebdomadaire des ménages s’y établit à 12,63 $ par semaine, moyenne à laquelle contribuent les 23,7 % de well-to-do définis par Ames (20 $ et plus par semaine). Il s’agit néanmoins selon lui d’un milieu majoritairement ouvrier. On peut affirmer que la disponibilité de W.-C. fait partie des nouveaux standards de vie dans cette zone à la fois ouvrière et relativement à l’aise. Suivant les indicateurs donnés par Ames, les très bas revenus (8,8 % des ménages) et les revenus irréguliers (11,9 %) pourraient théoriquement « expliquer » la persistance de l’usage de latrines (21,6 % des ménages) dans la moitié des cas environ.

À moins d’un kilomètre de là, dans une partie de Pointe-Saint-Charles, seulement 28 % des logements sont équipés de toilettes à eau, alors qu’on paie en moyenne un loyer de 6,59 $ pour 4,4 pièces. Le revenu hebdomadaire moyen des ménages est de 11,46 $, soit 91 % de celui de la bande nord-ouest, mais les revenus irréguliers y sont deux fois plus fréquents (24,9 %), ce qui n’expliquerait que partiellement l’écart concernant les toilettes à eau. Le mode d’occupation des logements de quatre pièces (une cuisine-séjour, une chambre pour les parents, une pour les filles et une autre pour les garçons), bien connu jusque-là, semble par ailleurs toujours y prévaloir largement[66].

Dans Griffintown, où le bâti est un peu plus ancien, le pourcentage de W.-C. s’avère un peu plus faible qu’à Pointe-Sainte-Charles, tandis que les indicateurs de pauvreté sont beaucoup plus élevés, tout comme le taux de mortalité.

Figure 6

La City below the Hill, 1896, divisée en zones pour la présente étude.

Sources : Herbert B. Ames, The City below the Hill, 1897 ; plan des rues : Montreal, Rand McNally & Co., 1903

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Enfin, les onze secteurs dans l’axe de la rue Notre-Dame sont plus hétérogènes. S’y côtoient notamment des immeubles tout récents – sur la rue Notre-Dame élargie – et des intérieurs d’îlot à haute densité où les maisons d’arrière-cour sont nombreuses (figure 5).

À la lumière de ces quatre zones ouvrières très différentes, et surtout des deux premières, il ressort que la conversion aux W.-C. serait ralentie soit par la persistance de standards de vie modestes, soit par la pauvreté. Alors que le taux d’inoccupation des logements est élevé (8,6 %), de nombreux ménages choisiraient de s’en tenir à des logements ordinaires sans W.-C. Les ménages pauvres n’auraient pas la marge de manoeuvre permettant de choisir.

Le taux général de mortalité se situe à 14,4 décès pour 1000 personnes dans la zone de Pointe-Saint-Charles, un taux moins élevé que dans la bande nord-ouest plus à l’aise ; étonnamment. Quand on considère les dix secteurs ayant la plus basse proportion de latrines et les dix à haute proportion, les taux moyens de mortalité sont presque les mêmes (20,2 ‰ contre 21,1 ‰, en faveur des latrines, le groupe médian se situant à 25,6 ‰). En ce milieu, cette année-là, la variable W.-C.-latrines n’aurait pas d’incidence sur la mortalité.

Tableau 3

Résultats de l’enquête de Herbert Ames (1896) répartis en quatre zones

Résultats de l’enquête de Herbert Ames (1896) répartis en quatre zones

Notes : Les catégories well-to-do, industrial class et poors, établies par Ames, correspondent aux ménages ayant aux extrêmes des revenus de 20 $/semaine et plus ou 5 $ et moins ; entre les deux, l’industrial class.

Source : Herbert B. Ames, The City below the Hill, 1897 ; moyennes pondérées calculées pour chaque zone

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Herbert Ames redécoupe à même ses districts quatre zones où le taux de mortalité atteint 34‰ (moyenne pondérée) ; un cinquième de la population de sa City y habite[67]. Il y trouve 1,09 personne par pièce, une proportion de maisons de cour de 13 % et un pourcentage de privies de 63 %, par rapport à 50 % dans la City en général. Ames établit le lien entre ces facteurs de risque et le haut taux de mortalité, sans réutiliser ses indicateurs de pauvreté dans cette analyse. Cet exercice lui servira à promouvoir l’éradication de cette « insanitary abomination » qu’est le « out-of-door-pit-in-the-ground privy ».

La conversion ralentie

De 1887 à 1895 inclusivement, on comble en moyenne 581 fosses d’aisances par année, avec un sommet de 875 en 1895[68]. Le nombre chute à 236 en 1896, puis à 183 en 1897, et il reste relativement bas pendant trois autres années. En moyenne, de 1896 à 1900, on élimine 251 fosses par an[69], ce qui correspond à 43 % de la moyenne annuelle de 1887-1895.

De nombreux logements existants se prêtent sans doute mal à l’installation de toilettes intérieures. De plus, les propriétaires qui ont bâti des maisons avant 1887 avec des latrines jugées correctes doivent hésiter à faire la dépense de la conversion et à augmenter les loyers en conséquence. Du point de vue des locataires, des logements modestes non convertis restent forcément moins chers. Ce peut être un choix de s’en tenir à ceux toujours disponibles.

Ne pas manger à sa faim ou devoir s’en tenir à de la nourriture de qualité douteuse, à commencer par le lait, constitue certainement par ailleurs un seuil fondamental de misère, perçu comme tels par ceux qui en souffrent, quel que soit le siècle[70]. Des parents opteraient-ils en 1896 pour un logement muni d’un W.-C. en se privant de bonne nourriture ? Il est difficile de savoir combien de familles peuvent être astreintes à un tel dilemme. Ce pourrait être au moins le cas des quelque 12 % des ménages se situant sous le seuil de pauvreté établi par Ames.

À la fin de l’année 1900, il subsiste encore 4181 fosses d’aisances sur le territoire de la ville de 1887. Au printemps 1901, on recense 49 891 ménages sur le même territoire[71]. Lors de la dernière publication des données détaillées de l’Aqueduc au sujet de ses abonnés, en 1898, les logements représentaient 83 % des comptes d’eau (les autres étant les commerces, bureaux et hôtels). Si la même proportion s’applique quant à l’usage des latrines, et si on reprend la fourchette quant au nombre moyen d’usagers par fosse utilisée pour l’année 1895, il y aurait en 1901 entre 12 % et 22 % des ménages utilisant encore des latrines. Il est toutefois possible que le ratio latrine/fosse ait encore baissé ; à l’opposé, les latrines non résidentielles ont peut-être diminué plus rapidement en nombre que les résidentielles. Ces incertitudes élargissent la fourchette des possibilités, qu’il faut peut-être arrondir à 10 %-25 % des ménages. Il est par ailleurs probable que de plus en plus d’usagers de latrines soient pauvres, suivant les critères du temps. Le phénomène des W.-C. était encore nouveau en 1895 en milieu populaire. Il l’est moins en 1901. Ceux qui n’ont pas la possibilité d’y accéder le ressentent probablement de plus en plus comme un manque.

L’éradication finale par la conversion obligatoire

Au printemps 1900, suivant une proposition de l’échevin Herbert Ames, la Commission d’hygiène étudie un projet d’amendement du règlement de plomberie, projet qui inclut l’obligation d’éliminer toute fosse d’aisances existante pour peu qu’un égout public soit accessible[72]. Le règlement, adopté le 12 juin 1901, comprend une date limite : le 1er mai 1902. Des permis de prolongement de douze mois pourront toutefois être accordés sur demande, à diverses conditions[73].

À la fin de l’année 1900, il reste 4181 fosses d’aisances sur le territoire de la ville tel que défini au début de la période étudiée (1887), soit encore 77  % de ce qu’on y trouvait fin 1895[74]. En 1901, la cadence d’élimination augmente et en 1902 on atteint un sommet inégalé de près de 2000 fosses comblées en un an. Suivent deux années encore très actives. À la fin de 1904, il reste 910 fosses, soit 17  % du nombre de 1895.

Des toilettes à eau seraient donc vraisemblablement installées dans les logements de ménages très démunis au cours des années 1901 à 1904, alors que l’inventaire des fosses d’aisances passe de 77 % à 17 % de celles en place à la fin de 1895. Tous apprécient sans doute cette amélioration des conditions de vie, mais il faut probablement assumer aussi une augmentation de loyer.

Fin 1915, il reste 58 fosses sur le même territoire après l’élimination d’environ 80 fosses par année en moyenne depuis 1904. L’éradication est quasi complète. Il reste par ailleurs des latrines dans les quartiers récemment annexés, de sorte que Montréal compte encore 1764 fosses d’aisances à la fin de 1915. Il en restera 1027 à la fin de 1918. Puis silence à ce sujet dans le rapport du Bureau de santé pour l’année 1919.

Les baignoires et lavabos, et donc les salles de bains à trois appareils, apparaissent par ailleurs au début du XXe siècle dans les logements ouvriers neufs, mais c’est là un autre sujet ; tout comme la filtration de l’eau, en vue de laquelle une usine est en construction en 1915.

Conclusion

L’eau courante pour tous devient réalité à Montréal au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. La progression de ce service se situe entre deux extrêmes proposés à ce jour dans l’historiographie, c’est-à-dire la présence de l’eau courante dans toute la ville vers 1860 et une prétendue absence de robinets dans une large proportion des cuisines à la fin du siècle. Il y a plutôt un retard touchant environ 30 % des ménages en 1862, suivi d’un rattrapage qui réduit ce manque à quelque 12 % en 1871. On comble ensuite l’écart, mais en plus de 20 ans, cette lenteur suggérant une grande pauvreté chez les derniers desservis. À la toute fin du siècle, il y a des robinets partout, ou presque.

Les toilettes à eau révèlent des lignes de démarcation chronologiques et géo-sociales plus nettes. Jusqu’en 1886, les W.-C. se généralisent dans un Montréal aisé, concentré dans le centre des affaires (actuel Vieux-Montréal), dans la haute-ville de l’ouest et dans l’axe de la rue Saint-Denis. Dans tout Montréal, entre 20 % et 25 % des logements – et bureaux, magasins, etc. – en sont équipés en 1886.

De 1887 à 1895, on en installe massivement dans les logements des ménages ouvriers, ce qui permet d’atteindre entre 70 % et 84 % de tous les lieux occupés en ville. Ce virage spectaculaire provient de l’abolition en 1887 de la « taxe » de l’eau sur les W.-C. pour presque tous les logements, alors même que deviennent disponibles des appareils plus efficaces et abordables. Il provient aussi des interventions ciblées du Bureau de santé pour empêcher, à compter de 1887, la mise en place de nouvelles fosses d’aisances, avant même l’interdiction par règlement en 1894, ainsi que des efforts du Bureau pour faire disparaître les fosses existantes comme, précédemment, pour améliorer le système d’égouts.

De 1896 à 1900, la conversion aux W.-C. se poursuit au ralenti, ce qui semble refléter une persistance de standards de vie modestes dans certains quartiers, impliquant sans doute encore certains choix, et, pour d’autres, une pauvreté qui ne laisserait pas de tels choix.

Un règlement adopté en juin 1901 rend obligatoire l’élimination des fosses d’aisances encore en place, suivant certaines balises, de sorte que la grande majorité de ces dernières fosses disparaissent entre 1901 et 1904, avec un sommet en 1902. Ce pourrait être le moment où les ménages ouvriers pauvres commencent à disposer de toilettes à eau, tout en devant assumer les hausses de loyer que cela peut entraîner – la pauvreté ne disparaît pas. En 1916 et au cours des années suivantes, on travaille enfin à éliminer les fosses restantes dans les quartiers annexés.

Ainsi établie, la chronologie de l’accès à l’eau courante et aux W.-C. à Montréal appelle des comparaisons avec d’autres villes occidentales, ce qui requiert la recherche et l’examen systématiques de monographies comparables. Il y a lieu également de poursuivre l’exploration des relations entre, d’une part, l’accès à l’eau courante puisée en amont de Montréal puis la conversion aux water closets et, d’autre part, la volonté du Bureau de santé de réduire la prévalence de certaines maladies et la mortalité ; un sujet difficile. Enfin, les toilettes à eau dans les immeubles neufs et l’absence de latrines dans les cours contribuent certainement, avec les ruelles un peu antérieures, à modifier le mode d’implantation des maisons et à transformer les plans-types des logements, particulièrement à compter de 1887.