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Repenser le Québec comme « espace colonial » : relecture ou découverte tardive ?

À l’heure où le monde universitaire est secoué par le débat sur la liberté académique, l’ouvrage de Nancy Christie n’est pas sans faire écho à l’oeuvre de Pierre Vallières dont il ne fait plus bon prononcer le titre… Dès les premières pages de ce livre qui veut proposer rien de moins qu’une réinterprétation de l’histoire du Québec post-Conquête (p. vii), l’auteure annonce son ambition de réintégrer le Québec du Régime anglais dans le cadre plus large de l’empire et du colonialisme britannique. « Rethinking Quebec as a colonial space », écrit-elle en p. 11. Ce recadrage passerait par la nécessité de reconnaître l’infériorité, disons « systémique », des conquis canadiens au cours de la période 1760-1837. Selon Christie, « the French Canadian majority fully comprehended their subaltern status as a conquered people possessing fewer rights than the archetypal freeborn Englishman, despite the fact they had formally been defined as British subjects » (p. 12). Plus loin à la même page, citant un témoin s’exprimant en 1800, elle écrit : « French Canadians were “nearly as black as a mulatto” ». Christie propose donc d’intégrer ces Canadiens à la nouvelle histoire impériale et de montrer que le Québec était aussi « a society founded upon notions of ethnic, class, and gender inequality » (p. 11). Pour ce faire, elle vise à étudier le plus minutieusement possible les diverses couches du discours politique pour en cerner l’expression en divers espaces, d’abord à travers les journaux, lesquels expriment essentiellement les positions britanniques jusqu’en 1806. L’analyse est également fondée sur un corpus de plusieurs milliers de dépositions en cour sur une période de sept décennies, dans une approche d’analyse de discours, pour en révéler les « politiques de la vie quotidienne » et réfutant l’approche « conventionnelle » de l’histoire du droit. Combinées à de nombreuses autres sources complémentaires, dont des correspondances, des pétitions ou les annonces de fuites d’esclaves dans les journaux, les sources de cette étude permettent à l’auteure d’explorer l’interrelation entre les discours et la pratique de l’impérialisme britannique à travers les multiples relations de pouvoir coloniales qui s’exercent à l’endroit des conquis.

L’ouvrage de plus de 400 pages se divise en 6 chapitres selon un plan mi-chronologique mi-thématique. Certains sont chronologiques au sens où l’on y analyse longuement les conséquences d’événements précis de la période sur la relation entre conquérants et conquis. Ainsi, le chapitre premier aborde ce que l’on considère généralement comme le premier test de la loyauté des conquis : la Révolution américaine. Or, loin d’insister sur le rôle bien connu joué par l’aristocratie seigneuriale et l’Église catholique en vue de soutenir les autorités britanniques, Christie relève de multiples exemples de la « déloyauté » des Canadiens et, surtout, de la perception généralisée chez les Britanniques, à commencer par le gouverneur Haldimand, des habitants et des Premières Nations comme « rebel sympathizers ». Si certains exemples sont neufs, on sait depuis longtemps que le peuple des campagnes, moins de 15 ans après la bataille des Plaines d’Abraham, demeure peu sympathique à la Grande-Bretagne. Le seigneur Taschereau l’a appris à ses dépens en Beauce, comme le rappelait Brian Young dans Patrician Families and the Making of Quebec. Ajoutons que la vision traditionnelle des Canadiens en tant que guerriers féroces et toujours prêts à partir au combat a été considérablement nuancée par l’ouvrage posthume de Louise Dechêne et que les Canadiens de 1775 sont certainement aussi peu enclins à reprendre les armes contre les Américains qu’ils ne le seront en 1812 ou qu’ils l’étaient au tournant du XVIIe siècle, indépendamment du roi requérant leur loyauté. Néanmoins, il faut reconnaître que l’on insiste rarement, comme le fait Christie, sur le « racisme » et les exactions commises par les troupes britanniques (et par les troupes auxiliaires allemandes) à l’endroit des Canadiens durant cette période. L’ouvrage enfonce peut-être certaines portes déjà ouvertes, mais les exemples, nombreux et tirés d’archives diverses, ne sont pas toujours connus.

Au deuxième chapitre, l’Acte de Québec constitue le point de départ plutôt que le point focal de l’auteure qui souhaite montrer l’envers de la médaille de ce qui a été considéré comme la Magna Carta des Canadiens. En fondant son analyse sur trois journaux, dont The Quebec Herald, elle montre plutôt la forte résistance à cette « constitution » de la part, notamment, de la classe marchande britannique. Les discours sur la citoyenneté et la nécessité de réformer cette loi qui prive les sujets britanniques du plus fondamental des droits (celui d’être représentés par une assemblée élue) sont traités en parallèle avec la perception bien ancrée de l’incapacité des Canadiens à se poser en véritables sujets dans un éventuel parlement, notamment en raison du régime seigneurial qui continue, à leurs yeux, de les asservir.

À partir du chapitre trois, la structure bifurque vers des dimensions thématiques. Le troisième chapitre traite des codes de la masculinité tels que renforcés ou contestés « au quotidien », du moins à travers ce que révèlent les archives de la justice criminelle. L’auteure y soutient, exemples à l’appui, que les tensions entre francophones et anglophones constituent une part « substantielle et croissante » des violences masculines entre 1763 et 1837. Au chapitre quatre, ce sont les politiques commerciales mercantilistes britanniques qui retiennent l’attention de Christie, en particulier les formes de résistance à celles-ci, par les femmes notamment (francophones, autochtones ou afro-descendantes), lesquelles résistances révéleraient selon l’auteure la subversion contre l’idéal des entrepreneurs britanniques, anglophones, blancs et masculins. Elle y soutient également que les archives judiciaires contribuent à revoir la vision ouelletienne de la mentalité traditionnelle d’autoconsommation des habitants canadiens, ce que les praticiens de l’histoire rurale ne sont pas déjà sans savoir.

Le cinquième chapitre soutient l’importance du pouvoir patriarcal comme principe fondamental de la domination britannique. Ce patriarcat, qui ne se limiterait pas aux rapports hommes-femmes, s’étendrait à une oppression à l’égard des classes inférieures, incluant au premier chef les Canadiens, les domestiques et bien sûr les esclaves. Enfin, le sixième et dernier chapitre se consacre aux rapports ethniques dans les débats politiques du tournant du XIXe siècle. L’antagonisme croissant, opposant la volonté accrue de « défranciser » la province et l’affirmation identitaire des Canadiens, qui culmine avec les rébellions de 1837-1838, achève la démonstration de Christie.

Au final, l’ouvrage, qui refuse la trame narrative ou le récit classique de la période, se pose comme un assemblage quelque peu artificiel dont la lecture en est peu limpide. Le livre ne se destine assurément pas au « grand public », mais sa forme, notamment le peu de subdivisions des chapitres, le rend fort peu compréhensible pour quiconque n’a pas une connaissance approfondie de la période. Cependant, la démonstration est solide et appuyée sur un corpus très substantiel. Cette démonstration conteste le récit « orthodoxe » libéral (p. 384). « Post-Conquest Quebec can usefully be seen as a colonial site on the same continuum as Bengal or Trinidad », conclut Nancy Christie (p. 388).

L’ouvrage insiste sur la volonté d’anglicisation de la province tout au long de la période ainsi que sur la xénophobie à l’égard des conquis. Loin de moi l’idée de remettre en cause la pertinence de la comparaison entre les conquis canadiens et d’autres peuples dominés, entre autres eu égard à une identité britannique largement construite autour d’un anti- catholicisme doublé d’un anti-gallicanisme. Cependant, la prémisse de l’argumentaire défendu par Nancy Christie repose sur des fondements historiographiques discutables. En effet, elle soutient que les historiens ont insisté sur la nature « humanitaire et tolérante » du Régime britannique à l’endroit de la culture canadienne (p. 13). Elle s’inscrit en faux contre cette interprétation, issue de la thèse du « bonententisme » qu’elle voit poursuivie par la perspective de l’adaptation mutuelle soutenue notamment dans les travaux de Donald Fyson qui se trouve, on le comprend rapidement, dans la ligne de mire de l’auteure.

Que cette interprétation soit discutée, remise en cause, voire totalement contredite s’avère une contribution absolument pertinente au débat. Le problème de la posture historiographique de ce livre réside plutôt dans le fait qu’il rejoint, pour l’essentiel, bien que doté d’un cadre conceptuel adapté au goût du jour, l’interprétation des historiens néo-nationalistes à l’égard de la Conquête et des Conquis sans même y faire allusion ! C’est comme si l’auteure « découvrait » les colonisés de Pierre Vallières, avec soixante années de retard. C’est là un constat étonnant de la lecture de cette oeuvre qui a de grandes ambitions. L’historiographie émanant de l’« École de Montréal » et de la lecture groulxienne de l’histoire du Canada ne fait peut-être plus « école » au sein de la communauté, mais le récit historique de la Conquête, et plus encore dans le monde non universitaire, ne demeure-t-il pas fondamentalement empreint de ces débats ?

Certes, on a davantage lu Fernand Ouellet que Michel Brunet hors Québec, mais la « découverte » de l’idée d’infériorité des Canadiens, au moment où l’on souligne le 50e anniversaire de la crise d’Octobre, relève de l’euphémisme du point de vue de l’historiographie du Québec. Il faut attendre la note 28 du premier chapitre pour voir une timide allusion aux « French Canadian interpretations that are critical of the Conquest » et la mention de Frégault et de Brunet… D’ailleurs, la colossale bibliographie de plus de 600 titres contient moins de 40 titres en français (soit environ 6 %) ; dont un seul article issu de la présente revue, ce qui n’est pas un angle mort, mais plutôt un aveuglement relatif aux travaux francophones sur l’histoire du Québec et montre l’impérieuse nécessité de conclure à la persistance des deux solitudes historiographiques. La « découverte » de la domination britannique du Québec colonial sera assurément plus grande d’un côté que de l’autre de ce fossé.

Benoît Grenier
Université de Sherbrooke

Le Bas-Canada, 1760-1837 : entre racisme atavique et beaux atours

A Northern Bastille est un ouvrage éclectique, stimulant et frustrant, tout à la fois. Des démonstrations implacables – au sujet de la xénophobie de la minorité britannique au tournant du XIXe siècle, notamment – y fraient avec des raccourcis intellectuels gênants, comme en ce qui a trait à la condition des classes populaires. J’en recommande sans contredit la lecture, ne serait-ce que pour stimuler les débats au sein de la communauté des chercheurs.

Nancy Christie a pour principale ambition de montrer en quoi le Bas-Canada, de la Conquête aux Rébellions, a constitué un projet ou site particulier de domination coloniale et de gouvernance autoritaire, à de multiples échelles et en des terrains très divers (p. 11). Si les thèmes abordés sont inhabituellement variés pour une monographie (discours politiques, violence interpersonnelle, commerce, etc.), quatre objectifs spécifiques semblent avoir guidé la réalisation de l’ouvrage.

Premièrement, l’auteure cherche à inscrire les débats politiques locaux et l’attitude de la minorité britannique au sein de la circulation des idées dans le monde atlantique à l’époque des révolutions, principalement en regard de l’idéologie whig, du cadre impérial et des tensions politiques induites par la révolte des Treize Colonies. Cette partie de la démonstration m’a paru probante. Le contexte local et le contexte international, en l’occurrence la présence de Canadiens jugés inférieurs, déloyaux et abrutis ainsi que le défi posé par la Révolution américaine, ont conduit à d’intenses réflexions sur la britannicité (britishness) et à des réaffirmations proprement intransigeantes de celle-ci, par l’entremise de tropes genrés et racialisés qui en ont fait une véritable machine discursive à exclusion et à tensions sociales (p. 7, 58, 66).

Christie scrute en particulier l’itinéraire idéologique des « colonial radical Whig[s] » (p. 147). Ce groupe était très présent dans les débats publics, sans représenter tous les membres de la minorité britannique ; il s’opposait notamment à l’establishment militaire. Ses adeptes faisaient étalage de leurs craintes paranoïaques de tyrannie et de leur volonté d’obtenir une chambre d’assemblée. Tous ces discours se sont immédiatement doublés de manifestations de racisme contre les Canadiens (p. 33, 93-94, 115-116). Si le report de l’octroi d’une assemblée pouvait engendrer des craintes de despotisme, tout geste en faveur des nouveaux sujets constituait une menace semblable dans l’esprit de ces individus (p. 46, 145-146).

En second lieu et en corollaire, A Northern Bastille propose une nouvelle lecture des rapports ethnopolitiques bas-canadiens et des causes des soulèvements de 1837-1838. Christie anéantit la thèse d’une « adaptation mutuelle » après 1760, point de vue superficiel qui n’a jamais signifié grand-chose. À partir de lettres d’opinion publiées dans les journaux anglophones, elle étaye amplement le fait que, aux yeux des petites élites britanniques locales, les Canadiens étaient par essence incapables d’accéder à la qualité de sujets britanniques et que les vertus civiques nécessaires pour faire usage de l’assemblée octroyée en 1791 étaient hors de leur portée. Ces voix britanniques ont promu ad nauseam la méfiance, la violence verbale et l’assimilation. Ce racisme fut l’une des causes des Rébellions (p. 12-13). Le nationalisme canadien, qui empruntait au départ le discours des libertés britanniques, a été suscité par ces discours d’exclusion d’une rare virulence (p. 9, 14). Les proto-Patriotes et Le Canadien devinrent, eux, les véritables porteurs d’un civisme humaniste et républicain dans la colonie (p. 358-359).

Fait à noter, l’auteure écrit en introduction vouloir rompre avec les narrations structurées par la nationalité, afin de leur substituer une perspective postcoloniale (p. 8-9). Par un involontaire retournement intellectuel, une des plus grandes réussites de A Northern Bastille consiste justement à montrer combien les rapports nationaux – à titre d’appartenances construites comme exclusives ou construites en réaction à des exclusions – imprégnaient l’ensemble du corps politique bas-canadien. Mieux, ce livre donne la pleine mesure de cet objet d’étude qu’est le national à une époque où des chercheurs font profession de foi de l’éviter, vu sa charge négative. Les appartenances nationales vécues et imaginées pesaient très, très lourd dans les sociétés du passé, que cela plaise ou non. Surtout, il faudrait expliquer en quoi le « colonial » ou l’« impérial » s’imposeraient d’emblée comme catégories d’analyse.

Troisième objectif poursuivi : montrer ce qui a fait la trame du Bas-Canada de cette époque en termes d’exercice du pouvoir, cela sur un très large spectre, du quotidien des familles patriarcales à l’enjeu de la représentation politique en passant par les pratiques culturelles des apparences. Rapports de pouvoir et identités sociales étaient en mouvance, selon Christie, et devaient être « performés » et réaffirmés par les dominants, tout en étant parfois contestés et subvertis par les dominés. Les normes et représentations associées à la masculinité traversaient plusieurs des champs examinés. Cette même masculinité a de facto constitué un pôle discursif de domination coloniale (p. 2, 133-134).

Enfin, le dernier objectif que nous avons relevé consiste à faire état des transformations des pratiques de consommation après la Conquête et de mettre en lumière leur signification pour les individus et groupes sociaux. Autre mission accomplie : de fait, le commerce a pris son envol ; les produits d’importations étaient connus des masses et circulaient dans les campagnes ; la volonté de posséder de beaux atours était répandue. Le chapitre 4, s’il détonne avec les autres thèmes clés de l’ouvrage, offre cependant de beaux apports à l’histoire économique du dernier tiers du XVIIIe siècle, notamment en ce qui a trait au rôle du crédit et des chaînes de crédit en contexte de rareté du numéraire et quant au rôle crucial de la probité et de la réputation en affaires (p. 244 et suivantes).

Voilà, en résumé, les grandes avenues explorées dans A Northern Bastille. L’ensemble a malgré tout des airs de recueil de textes et se trouve assez mal ficelé par des références au colonialisme, au patriarcat et aux identités, concept flou s’il en est un. L’auteure soutient en introduction que tous les chapitres sont révélateurs du « British imperial project » autoritaire (p. 26-27). J’en doute. Mentionnons seulement deux exemples.

Le chapitre 3 est bel et bien en décalage avec l’objet principal de cette monographie. La violence faite aux femmes n’avait à peu près rien de spécifique au Bas-Canada du temps (ex. p. 160-161). Seules les violences des militaires à l’encontre des populations canadiennes peuvent être reliées à la domination de ces sujets de second rang. Or, cette question n’occupe qu’un très court passage de ce chapitre (p. 184-185). Au demeurant, les violences étudiées, prises dans leur ensemble, étaient conditionnées par le maintien des catégories et hiérarchies de genre, d’âge et de rang social. Selon Christie, cela démontre « the continued fluidity and instability of social categories in this period » (p. 196). Bien au contraire : si les gens jugeaient bon d’en venir aux mains au sujet de ces différentes hiérarchies, c’est bien parce qu’elles avaient énormément de poids et fort peu de « fluidité ».

Deuxièmement, il y a sans contredit des changements dans le monde de la consommation après la Conquête (ex. p. 223-224). Mais la démonstration ne fait qu’effleurer, ici et là, la question cruciale que devrait aborder un livre consacré pour l’essentiel à la domination britannique du Bas-Canada, celle de la marginalisation des marchands francophones (ex. p. 238). Des analyses surprenantes n’arrivent pas à bien marier consommation et domination coloniale, comme le cas de ce journalier qui, en mal de nouveaux vêtements, aurait été désireux de se présenter comme un « independent British subject » (p. 215).

Le principal défaut de A Northern Bastille consiste toutefois dans le recours au concept d’identité. L’ouvrage a le mérite – bien involontaire – de montrer à quel point cette notion voisine l’inutilité heuristique. Sa mise en oeuvre va de pair avec une survalorisation débridée de l’agency des acteurs et une négligence crasse des inégalités sociales. D’après Christie, les masses populaires canadiennes n’étaient pas miséreuses, car même en ces milieux, les individus cherchaient à se bien vêtir, à paraître à la mode, etc. Je cherche encore la logique. La pauvreté n’était pas une barrière à la consommation (p. 211), dit-on, ce qui a tout de l’oxymoron. Pour ce qui est des pauvres travailleurs, « the transformative nature of consumption created new self-identities along with the element of choice and new kinds of knowledge to permit them to embrace the dividends of material progress » (p. 219). De surcroît, la consommation de biens britanniques importés et la soif de ces biens auraient contribué à la commercialisation du Québec rural « and substantially expanded economic opportunities and wealth, rather than leading to peasant immiseration » (p. 208). Le crédit et la consommation ont permis à ces mêmes paysans de devenir des participants actifs du marché, « as consumers, middlemen, entrepreneurial traders, and lenders » (p. 207-208).

Or, on ne lit jamais la moindre donnée sur les niveaux de vie à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, ni aucune description des hiérarchies sociales un tant soit peu systématique. Sans preuve aucune, sans nuance, Christie soutient que les habitants disposaient de surplus monétaires (« extra cash ») – dans quelle proportion ? Telle est la question ! – et que la pauvreté des campagnes est un stéréotype (p. 212). Dans le même sens, « consumer expectations had been so altered over the course of several decades that luxuries had now become the new necessaries of genteel deportment for even the humble apprentice and servant. They could now enjoy the element of choice in order to refashion their identities by donning attractive and colorful attire in the latest sartorial splendor » (p. 218).

Ainsi, la colonie était peuplée de consommateurs en moyens et obsédés par la mode ; l’ambiance avait tout du Beach Club d’Ancien Régime. Une longue série de vols (nous soulignons) relatés par l’auteure et commis par des membres des classes inférieures et des indigents auraient été motivés par l’achat de nouveaux vêtements « in the latest style and fashion » (p. 216). Le lecteur aura peut-être la puce à l’oreille. Si des habitants volaient autant – et les vols étaient manifestement fréquents – on peut supposer que les « dividends of material progress » ne rejaillissaient pas également sur toutes les têtes. Ou serait-ce, plus prosaïquement, que bon nombre ne trouvaient pas à se vêtir convenablement ?

Dans A Northern Bastille, une agency proche du délire côtoie cette entité aussi étrange que douteuse qu’est le marché qui affranchit. Une couturière, domestique et probablement esclave, « used commodities to alter her subordinate status, thus transforming herself from a hapless victim into a seamstress who doubly participated in the production of wealth, both through her consuming interests and by making fashionable clothing » (p. 218-219). Des soldats qui ont vendu bien illégalement des uniformes à de pauvres travailleurs sont de ce fait passés de « passive servant[s] of the state into […] enterprising [men] of business » (p. 226).

Ces passages m’ont paru choquants et font malheureusement de l’ombre à un travail en d’autres temps magistral lorsque sont abordés, par exemple, la violence tant physique que symbolique du patriarcat (ex. p. 161) ou le caractère ultra-répressif de la législation sur les maîtres et serviteurs (ex. p. 270-271). Ainsi, par un autre retournement intellectuel (après celui concernant le fait national), l’auteure se trouve à chanter les louanges du libre jeu des rapports sociaux et de la création de la richesse. Christie se dit pourtant soucieuse en introduction de faire contrepoids aux narrations libérales (p. 8). Dommage qu’elle y parvienne, çà et là, par une narration aux accents néolibéraux.

Le résultat final est plus qu’étrange. Dans le Bas-Canada de 1800 cohabitaient une xénophobie odieuse et virulente, lourde de conséquences, ainsi qu’un marché bienveillant permettant à tout un chacun d’exprimer sa personnalité et de « gagner plus ». A Northern Bastille a en cela bien capturé l’éthos d’un assez large spectre de la production historienne contemporaine apparemment progressiste, très « post » et qui se dit théoriquement raffinée, mais qui a de manière particulièrement gênante fait l’impasse sur les leçons les plus élémentaires du matérialisme historique.

Thierry Nootens
Université du Québec à Trois-Rivières
Centre interuniversitaire d’études québécoises

Un Québec méconnaissable et un récit peu convaincant

Le livre de Nancy Christie traite de la gouvernance britannique durant la période entre la Conquête et les Rébellions, affirmant que pour la plupart des colons de langue anglaise, la masculinité et l’identité britannique étaient des marqueurs de différence entre eux et les autres, en particulier la population canadienne, les peuples autochtones et les gens d’origine africaine. L’assimilation des Canadiens étant l’objectif ultime des Britanniques, ces marqueurs de différence étaient à la fois mis en oeuvre et contestés au niveau des politiques formelles autant qu’informelles ( p. 2-6). L’auteure traite des efforts qui ont été déployés afin de réduire la citoyenneté politique des Canadiens qu’on ne considérait pas assez civilisés pour accéder à la liberté britannique ; de la résistance canadienne à la gouvernance britannique, mais pas à la consommation de la marchandise anglaise ; ainsi que de l’honneur masculin et du patriarcat comme expressions de la hiérarchie et de l’autorité masculine dans la vie quotidienne. L’ouvrage démontre aussi l’importance d’intégrer le Québec dans le monde atlantique. L’auteure utilise un attirail impressionnant de sources historiques dont des journaux, des archives juridiques, des archives familiales et coloniales ainsi que des documents privés de George III. Elle a lu et maîtrise aussi une quantité tout aussi impressionnante de nouvelle littérature coloniale sur l’Empire britannique, et met en relief les contributions de chercheurs tels que J. G. A. Pocock.

J’étais impatiente de lire un livre que j’avais imaginé très prometteur. Dans l’ensemble, il s’agit d’une lecture ambitieuse et dense, mais parfois difficile à suivre car l’auteure saute d’un lieu géographique à un autre sans avertissement ; il y a trop de longues phrases confuses et décousues ainsi qu’un manque de définitions claires. Par exemple, le républicanisme classique, un thème central du livre, est décrit dans une note de bas de page. À mon grand désarroi, elle accorde peu d’attention à l’historiographie des historiens québécois, sauf pour les accuser de ne pas avoir pris en considération les perceptions méprisantes des colonisateurs envers les Canadiens, ni leur agressif programme colonial ou leur stratégie manifeste d’assimilation. Christie émet souvent une critique plutôt grossière des historiens ayant étudié la même période qu’elle. J’aurais aimé savoir plus précisément de quels historiens elle parle, et à quel niveau leurs interprétations se sont révélées pertinentes, ou au contraire insuffisantes pour son étude. Peu d’historiens sont épargnés de l’ire de Christie.

La manière dont elle interprète les publications de certains des historiens qu’elle cite est aussi troublante. Elle prend pour cible Donald Fyson en particulier, en dépit de la rigueur de ses recherches, de sa maîtrise parfaite du domaine de l’histoire juridique et du grand respect qu’il s’est acquis par sa générosité et son professionnalisme. Au début du livre, par exemple, Christie affirme qu’« alors que Papineau avait très bien compris la différence de pouvoir entre les groupes ethniques, les historiens ont utilisé des arguments démographiques jusqu’à l’absurdité pour dire que les Anglais étaient un groupe minoritaire analogue aux peuples autochtones et aux femmes, faisant donc fi de la question cruciale du pouvoir » (p. 12). Elle cite le chapitre de Fyson sur « Les groupes minoritaires et la loi », mais fait une mauvaise lecture de son étude. Selon lui, les Britanniques étaient divisés en différentes ethnies, classes et religions et, pour ces raisons, ne peuvent être traités comme un groupe monolithique. Il est sans contredit conscient de la notion de pouvoir, nous rappelant que la classe populaire britannique ainsi que les Irlandais catholiques, en particulier, se retrouvaient en nombre disproportionné devant les tribunaux ou en prison. Comme l’ont démontré Dan Horner et d’autres dans leurs études sur les Irlandais du Bas-Canada, il est difficile d’imaginer que la classe populaire des Irlandais catholiques s’identifiait aux idées et aux pratiques coloniales britanniques et qu’elle voyait les Canadiens comme les « autres », vu l’occupation de l’Irlande par les Britanniques et les préjudices auxquels les Irlandais devaient eux-mêmes faire face. De plus, les historiens qui étudient le Québec forment un groupe diversifié qui comprend des anglophones tels que Bruce Curtis, Robert Sweeny, Bettina Bradbury, Jack Little, Allan Greer, Brian Young et Donald Fyson, qui utilisent des méthodologies différentes et apportent d’importantes contributions à l’histoire du Québec.

Christie n’a ni incorporé adéquatement les recherches d’historiens québécois dans son étude ni reconnu que, pour la plupart des chercheurs de cette période, le colonialisme britannique au Québec n’a pas été perçu comme un moment unique incarné par la Conquête, mais comme un long processus complexe auquel on a parfois résisté avec des conséquences fatales et qui continue d’avoir des répercussions jusqu’à aujourd’hui. On sent plutôt, dans son propos, une réprimande envers les historiens à travers la critique acerbe qu’elle leur réserve, les accusant de ne pas avoir pris en considération le programme colonial britannique et ses implications destructrices pour la population canadienne, d’avoir osé suggéré qu’il ait existé un certain degré d’accommodement de la part des autorités coloniales dû au déséquilibre démographique entre les colonisateurs et les colonisés, d’avoir affirmé qu’il n’existait pas que des différences entre les deux régimes mais aussi beaucoup plus de similitudes et pour avoir étudié les mariages basés sur la classe sociale entre des Canadiens et des Canadiennes avec de nouveaux arrivants britanniques. Je perçois, dans ce livre, une trop forte dépendance aux études provenant d’ailleurs, alors que l’auteure aurait pu appuyer ses arguments sur l’historiographie d’ici. Je crois aussi qu’elle dépend trop des propos de l’élite des autorités coloniales, ou des éditeurs de journaux et de ceux qui ont écrit des lettres aux éditeurs de journaux de langue anglaise. Qui étaient ces expéditeurs qui écrivaient sous des noms fictifs ? Nous savons déjà que ce qui est prescrit dans le discours, bien qu’important, peut signifier quelque chose de très différent dans la pratique et dans la vie de tous les jours.

Je voudrais mentionner certains problèmes que j’ai notés par rapport à la méthodologie utilisée par Christie dans son traitement des archives judiciaires. Bien que cette étude soit basée sur 20 000 dépositions, il n’y a aucune indication quant à leur représentativité, à leur répartition par rapport au sexe, aux types de plaintes ou d’accusations, ni sur l’identité de l’initiateur de ces accusations. A-t-elle examiné toutes les dépositions existantes au cours des années qu’elle a indiquées ? Ce n’est pas clair. Combien de cas de diffamation envers des femmes a-t-elle trouvés et comment a-t-elle établi qu’il n’y en avait qu’un seul contre une femme pour commérage ? Si elle n’a pas consulté toutes les dépositions, comment peut-elle conclure à l’existence d’un seul cas ? Quelle fut l’approche de Christie envers ces sources dont elle est l’intermédiaire ? Quels critères a-t-elle utilisés pour choisir des tribunaux en particulier, les années, et pourquoi a-t-elle interrompu sa recherche en 1830 alors que son étude continue jusqu’en 1837 ? Ironiquement, elle ne peut contourner toutes ces questions en disant que Donald Fyson a déjà étudié les données démographiques des plaignants et des défendeurs.

Cela me mène au point central de ma critique et à la façon dont Christie traite les différents rôles joués par les femmes au cours de cette période critique, et en particulier dans la vie quotidienne, bien qu’elle ait utilisé la loi comme moyen d’explorer les notions de masculinité et ses implications pour les femmes. Elle traite donc de leurs droits ou de leur absence de droits, de leur agentivité et de leurs rôles dans l’économie du ménage, spécialement en tant que consommatrices. Nonobstant l’affirmation selon laquelle « le Québec était une société basée sur les notions d’inégalités ethnique, de classe et de genre » (p. 11), ce qui est vrai pour toutes les sociétés, je me demande ce qu’il y avait de différent dans ces inégalités en Nouvelle-France et en Amérique du Nord britannique ? De quelle manière la masculinité était-elle différente ? Comment les femmes négociaient-elles leurs rôles dans l’économie du ménage sous ces deux régimes ? Leurs contributions étaient-elles différentes ? Quelles protections étaient offertes aux femmes par la loi ? Comment manoeuvraient-elles face aux obstacles juridiques et quelle était leur connaissance de la loi ? Et finalement, quel impact a eu la transition vers l’industrialisation sur le travail des femmes et sur les relations entre les sexes au-delà de celui du colonialisme ? Sinon, étaient-elles intégrées ? Est-il possible que les habitants du Bas-Canada aient protesté contre les définitions émergentes de la respectabilité au sein de la classe moyenne ainsi que contre la réglementation croissante de leurs comportements et de leurs activités dans l’espace public en raison de l’avènement du capitalisme ?

Le fait de situer les femmes dans leur vie quotidienne nécessite de s’attarder aux voisinages mixtes et denses, et aux conditions de vie dans des résidences surpeuplées où les femmes et leurs familles vivaient et travaillaient. Les femmes ont joué un rôle essentiel dans l’économie domestique en employant différentes stratégies pour transformer des salaires en biens de subsistance, ce qui requérait de longues et épuisantes heures de travail. Elles travaillaient avec leur mari, leurs fils et leurs filles dans un commerce à domicile, ou exploitaient leur propre savoir-faire en produisant, pour d’autres, des biens comme des chapeaux et des vêtements. Les épouses étaient aussi responsables de loger, de nourrir, d’habiller et de superviser les comportements d’apprentis. Ainsi, leur position centrale dans la maison, spécialement en tant que consommatrices, leur donnait un certain pouvoir. Comment les femmes exerçaient-elles cette autorité ? Comme les ressources financières, pour la plupart des femmes, étaient limitées, comment faisaient les ménages de la classe populaire pour se procurer la soie, le coton fin, les tissus de laine, le ruban et les doublures dont les marchands faisaient la publicité dans les journaux ? Bien que Christie affirme que ces produits n’étaient pas hors de portée même des familles à faible revenu, les nouveaux produits associés aux vêtements à la mode étaient inabordables pour la plupart des ménages. L’existence d’un marché des vêtements usagés, toutefois, signifie que des femmes allaient jusqu’à voler des vêtements sur des cordes à linge derrière chez elles pour les vendre ensuite en faisant du porte-à-porte. D’autres utilisaient des stratégies de subsistance illicites dont le travail du sexe (à temps plein ou à temps partiel), les petits larcins et la vente d’alcool sans permis.

Nous savons aussi, d’après des études locales (Roberts, Heron et Poutanen), que le travail des femmes était essentiel au succès des débits de boisson licites où logeaient les tenancières et leurs familles. Des sources historiques telles que des actes notariés montrent que les femmes achetaient des articles à crédit et qu’elles louaient des édifices pour leur commerce ; elles payaient aussi des frais annuels pour des permis de taverne. Les tavernes étaient des lieux de rencontre centraux pour les communautés locales, où les voisins et leurs familles se retrouvaient pour socialiser, célébrer, potiner, manger et boire. Le stéréotype de la taverne comme un lieu d’ivresse, de bravade et de compétition masculine tel que décrit par Christie ignore cette réalité. Un certain nombre de recherches sur Montréal (Bradbury, Harvey, Poutanen) révèlent que les femmes devaient manoeuvrer dans des relations compliquées avec leur mari, ce qui parfois impliquait une consommation excessive d’alcool et de la violence. Christie a raison de souligner que les maris disposaient d’une grande marge de manoeuvre pour corriger leur femme. Comme le démontrent les recherches de Ian Pilarczyk et Donald Fyson, certaines des femmes qui ont porté plainte en réponse à la violence de leur mari ont en effet obtenu un sursis après que ces derniers eurent été incarcérés. Pour d’autres, il se peut qu’elles aient craint des représailles si elles avaient cherché une solution judiciaire, ou qu’elles n’aient pas voulu que le mari soit emprisonné, celui-ci étant la principale source de revenu du ménage.

Ces éléments associés à la vie quotidienne nous fournissent différentes explications possibles quant à la raison pour laquelle les gens ont décidé de se tourner vers les tribunaux pour obtenir justice et nous invite à prendre quelques précautions avant de conclure que cela reflète les relations ethniques, à moins qu’il y ait des preuves supportant une telle affirmation. Cela est particulièrement pertinent dans le cas de Marie-Isabelle Deloge et de sa fille, qui ont attaqué Margaret McKinnon et son fils à coups de bâton et de jets de pierres alors qu’ils marchaient sur le chemin de la Côte-Saint-Paul (p. 185). Christie présume qu’il s’agissait d’un exemple de conflit ethnique sans pour autant offrir de preuve pour appuyer son affirmation et sans citer sa source. L’incident soulève une série d’autres questions qui pourraient faire ressortir différentes intentions : que réclamait la partie lésée dans la déposition et pourquoi s’est-elle tournée vers le système pénal de justice pour porter plainte ? Se tourner vers le système de justice pénal était une stratégie parmi d’autres dans l’arsenal communautaire utilisé pour s’attaquer aux comportements réfractaires. C’était une forme de police locale dans les quartiers où les femmes servaient de régulatrices morales. Les plaignants étaient moins intéressés par un verdict de culpabilité que par la recherche d’une justice au niveau local. Ainsi, déposer une plainte devant un juge servait à faire pression sur les voisins rétifs afin qu’ils se comportent de façon appropriée.

Malheureusement, l’auteure arrive à d’autres conclusions sans preuves à l’appui. Où est la preuve de l’affirmation suivante : « Il était bien connu que le fait de pratiquer le sexe illicite pouvait anéantir la réputation d’un homme, tout comme celle d’une femme, et le fait d’éviter de s’exposer publiquement menait souvent les hommes à une violence extrême… » (p. 179) ? Qu’est-ce que Christie entend par « sexe illicite » ? Cela s’applique-t-il uniquement à des situations impliquant une grossesse indésirable quand le code civil permettait d’autres mesures pour faire face à ce problème ? Ou le fait d’avoir des relations sexuelles hors mariage, de fréquenter des maisons closes ou de solliciter des prostituées dans la rue ? De plus, de quoi était constituée l’impropriété sexuelle ou la réputation sexuelle d’un homme et d’où était issu l’idéal de contrôle sexuel masculin de l’époque ? Il est clair, d’après mes recherches, qu’à Montréal, les hommes de tous âges, classes sociales et origines ethniques visitaient des bordels sans aucune conséquence sur leur réputation. Les élites voyaient la prostitution comme un « mal nécessaire » afin de protéger les femmes respectables d’une attention sexuelle non désirée de la part d’un homme.

En conclusion, je ne reconnais pas le Québec dans les pages de The Formal & Informal Politics ni de références à des recherches ayant nuancé l’histoire complexe de cette période. Le fait de ne pas reconnaître la contribution des historiens québécois tient de l’orgueil. Enfin, en dépit de la position audacieuse de l’auteure qui cherche à sortir des normes historiques, le livre de Christie n’est finalement pas très convaincant.

Mary Anne Poutanen
Université Concordia
Traduit par Patricia Raynault-Desgagné

Réponse de l’auteure aux critiques de l’ouvrage The Formal & Informal Politics of British Rule in Post-Conquest Quebec

Je suis très reconnaissante de l’occasion qui m’est offerte de discuter de la recherche et des conclusions de mon nouveau livre avec mes collègues historiens du Québec du XVIIIe siècle. Je voudrais tout spécialement féliciter les professeurs Nootens et Grenier pour avoir su résumer mes propos d’une manière aussi perspicace et en faisant preuve de compréhension et de sensibilité. Le professeur Grenier, en particulier, a su rendre de manière concise mais juste l’interconnexion qui existe entre les récits qui composent le corps de cet ouvrage, et saisir la complexité du projet.

Le professeur Nootens a écrit que mon livre était magistral, notamment pour avoir introduit le concept de colonialisme et avoir identifié l’identité britannique comme étant un des éléments clés de l’histoire des inégalités sociales, économiques, sexuelles et ethniques, à la suite de la Conquête. Il a notamment souligné la révision en profondeur de la thèse de « l’adaptation réciproque » qui compose la substance des interprétations anglophones de la Conquête des deux côtés de l’Atlantique. Il a toutefois fortement réfuté mes conclusions au sujet des schémas de consommation. Je suis plutôt mystifiée par son affirmation selon laquelle ce chapitre serait en contradiction avec le thème général du colonialisme, puisque j’ai expliqué de façon très claire qu’un aspect crucial du projet impérial britannique consistait en l’assimilation à travers la consommation de biens manufacturés anglais (p. 201-202). En passant à côté de cet élément théorique important, Nootens a ainsi mal interprété ma conclusion dans laquelle j’identifie cet aspect comme étant la plus grande réussite parmi les tentatives de transformation culturelle des Canadiens en sujets britanniques, par les Britanniques, et l’a confondue avec une ode au capitalisme. Rien ne pourrait être plus éloigné de mes propres tendances politiques ni du sujet dont il est question ici.

Grenier, au contraire, a très bien compris mon argumentaire. De plus, il a aussi apprécié la façon subtile dont différents groupes, notamment les francophones, les Autochtones, les Afro-Américains et, surtout, les femmes, ont résisté à, ou transformé les signifiants de la société de consommation que les élites dirigeantes britanniques désiraient imposer. Pour donner un exemple parmi tant d’autres de la façon dont les projets impériaux britanniques pouvaient être sabotés, Louis-Joseph Papineau a fait campagne pour une augmentation « du rhum et du calicot » bon marché pendant le prologue de la rébellion de 1837 mais, tout comme les émeutiers lors d’un des plus grands charivaris tenus au Québec, il reprit la notion de désir pour des biens de consommations pour critiquer les politiques économiques en vigueur du gouvernement colonial[1]. Je veux aussi ajouter que le simple fait de dire que le crédit pouvait créer des opportunités pour plusieurs ne signifie pas pour autant qu’on fasse l’éloge du capitalisme ou que je ne sois pas consciente que le crédit ait aussi le potentiel de plonger les imprudents dans un désastre financier[2].

Ces deux conséquences sont d’ailleurs démontrées dans mon livre. Selon Nootens, le chapitre 3, qui analyse la violence entre individus, ne ferait pas non plus partie du thème du colonialisme. Ici, je cherchais à vérifier si les politiques raciales britanniques avaient engendré davantage de violence entre francophones et anglophones et, comme mes preuves le démontrent, il y avait en effet un niveau significatif de violence entre ces groupes. Ce chapitre met aussi en évidence la manière dont la violence quotidienne était utilisée par les gens ordinaires pour s’assurer du maintien des différents niveaux de la hiérarchie sociale, ce qui faisait en sorte de réaffirmer plusieurs des inégalités mais d’une manière non conforme aux concepts conventionnels de classes. Dire que je fais preuve d’une « négligence grossière des inégalités sociales » m’apparaît plutôt malhonnête, surtout du fait que Nootens a complètement ignoré le chapitre traitant des lois entre maîtres et serviteurs qui ne pouvait être interprété autrement que comme une analyse d’un enchevêtrement complexe d’inégalités sociales, ethniques et de genre. (En fait, les termes relatifs au concept d’inégalité apparaissent beaucoup plus souvent dans mon livre que ceux relatifs à l’identité ou à l’agentivité, contre lesquels Nootens s’est insurgé.)

Alors que le chapitre 3 démontre la façon dont les niveaux sociaux étaient régulés par la violence entre les individus, celui sur le droit des relations entre maîtres et serviteurs montre la manière dont l’appareil juridique de l’État colonial venait renforcer la hiérarchie sociale et la subordination. Les relations maîtres-serviteurs prennent tellement de place qu’elles constituent un élément important du discours politique que j’analyse dans le dernier chapitre, où l’on voit que Louis-Joseph Papineau était régulièrement dépeint comme un apprenti puéril ayant besoin de se faire remettre à sa place par ses supérieurs dans la hiérarchie sociale ! Ici, les inégalités sociales se voyaient activées de nouveau afin de réaffirmer la subordination ethnique des Canadiens et leur incapacité à affirmer leur citoyenneté politique, même après avoir acquis du pouvoir dans le parlement local (dixit Papineau).

Je suis très heureuse que la professeure Poutanen apprécie le fait que j’aie lu et que je maîtrise une quantité impressionnante de sources primaires et secondaires. Je dois toutefois préciser que j’ai bien pris en considération et cité en notes de bas de page tous les historiens mentionnés dans sa critique, bien que je doive admettre être souvent en désaccord avec eux, incluant Poutanen elle-même. Si le fait de provoquer des débats académiques constitue de « l’orgueil », eh bien soit ! N’est-ce pas là la nature même de l’histoire critique ? La professeure Poutanen se félicite, en particulier, du fait que j’aie « mis en relief » les contributions de chercheurs tels que J. G. A. Pocock. En disant cela, Poutanen semble ignorer qu’il n’y a probablement pas d’historien de la pensée politique du XVIIIe siècle plus éminent que John Pocock qui, au cours des soixante dernières années, a mérité l’estime d’un grand nombre de chercheurs de renommée internationale. S’il n’est entré que maintenant dans le champ de vision des historiens du Québec, cela laisse penser qu’il y a là un désengagement problématique envers d’importants courants de pensée.

Si je devais distiller les objections de Poutanen vis-à-vis de mon livre, elles se résumeraient à son incapacité déclarée à lire les nombreuses longues phrases du livre, et au fait que j’aie produit un récit définitivement révisionniste qui ne met pas l’accent sur l’industrialisation. Je réponds en disant que je n’avais aucunement l’intention de classer The Formal & Informal Politics dans la catégorie des livres scolaires ou d’histoire populaire. En fait, un ouvrage publié par la plus importante presse universitaire du monde anglophone est clairement destiné à un auditoire de chercheurs spécialisés qui apprécient les recherches et les réflexions rigoureuses. Il est évident, d’après les commentaires de Poutanen, qu’elle préfère l’approche des « accommodements » et qu’elle ramène sur le tapis, pour étayer cette position, le vieux discours selon lequel il y avait un haut niveau de mariages mixtes entre les Français et les Anglais. À ma connaissance, il n’y a aucune preuve scientifique venant appuyer cette affirmation, et comme Michael Gauvreau et moi-même l’avons déjà dit ailleurs, la plupart des mariages interethniques étaient contractés entre des hommes anglophones et des femmes francophones, le pouvoir patriarcal venant ainsi renforcer le racisme ethnique[3]. Il est surprenant que Poutanen soit revenue sur cette vieille hypothèse même après la sortie de l’importante étude de Sherry Olson portant sur le Montréal industriel qui, en utilisant différentes preuves, a également soutenu qu’en général les communautés francophone et anglophone vivaient isolées l’une de l’autre au cours du XIXe siècle[4].

La majeure partie de la critique de Poutanen porte sur le fait que, selon elle, j’aurais mal interprété les arguments de Donald Fyson et d’autres. On cherche ostensiblement ici à éviter de s’attaquer au fardeau de la preuve et aux arguments mis de l’avant dans The Formal & Informal Politics, une stratégie qui m’apparaît assez faible à côté des descriptions convaincantes, détaillées et perspicaces de Grenier et Nootens. La critique de Poutanen s’appuie sur quelques points problématiques mineurs en lien avec la preuve. Concernant les 20 000 dossiers juridiques consultés, la méthodologie utilisée à ce propos est bien expliquée (p. 25-26), eh oui, je les ai tous lus. Poutanen s’oppose aussi à la façon dont j’ai traité les différents rôles féminins et aurait voulu que je passe plus de temps sur les stratégies employées par les femmes. Quelle étonnante déclaration, alors que mon livre a traité en profondeur et avec une abondance de preuves de cas de femmes qui étaient servantes, commerçantes, tavernières et agentes commerciales de leur mari[5] ; je traite de la façon dont les femmes étaient battues et violées, et mets en évidence les femmes qui ont porté plainte devant la cour. J’ai même découvert une prostituée autoproclamée, mais c’est peut-être là le hic ! Comme l’explique le professeur Grenier, j’ai utilisé les dossiers juridiques pour enquêter sur la vie de femmes francophones, anglophones, autochtones et esclaves ; combien d’autres types de cas différents aurais-je dû offrir pour satisfaire la professeure Poutanen ? Étrangement, Poutanen m’accuse de ne pas mettre de l’avant l’agentivité des femmes, alors que Nootens soutient que je m’appuie beaucoup trop sur ce concept. Je ressens de la satisfaction à lire ces réactions en parallèle puisque j’espère que cela indique qu’au final j’ai fait une analyse équilibrée.

Le principal défaut de mon analyse, selon Poutanen et Nootens, est probablement d’avoir accordé, dans mon spectre théorique, beaucoup d’importance à l’utilisation d’une notion plus large du politique, ce qui rompt sans contredit avec le récit traditionnel sur la modernisation d’un Québec en processus d’industrialisation et ses fondements théoriques conventionnels, soit le matérialisme historique.

Enfin, nous arrivons à la question du sexe illicite. Je n’ai, selon Poutanen, donné aucune définition précise du sexe illicite. Je ne l’ai pas fait, en effet, car en tant qu’historienne juridique influencée par l’anthropologie culturelle, je suis d’avis, comme plusieurs autres d’ailleurs, que les idées à propos de ce qui constitue l’impropriété sexuelle étaient définies par les plaideurs eux-mêmes, qu’elles sont donc variables et ne correspondaient pas nécessairement aux idées de déviance sexuelle telles que définies par l’Église ou par l’élite coloniale dirigeante. Nul besoin ici de répéter la célèbre mise en accusation de Foucault sur la recherche des origines[6] pour répondre à la question de Poutanen à propos de l’origine du contrôle sexuel par les hommes. Il est évident que Poutanen s’oppose à ma discussion sur les activités sexuelles illégales et le fait qu’elles puissent potentiellement miner la réputation économique et professionnelle d’un homme parce que cela remet en question l’idée d’un double standard sexuel que l’on retrouve dans ses propres recherches sur la prostitution. Où est la preuve, demande-t-elle, que le fait de « s’engager dans du sexe illicite pouvait anéantir la réputation d’un homme de la même manière que pour une femme » ?

Si, comme le maintient Poutanen, les hommes au Québec n’étaient pas pénalisés par le fait d’avoir des activités sexuelles illicites, alors que faire de cas comme celui du notaire Augustin Chatellier qui, en 1796, a poursuivi en cour ses voisins qui l’avaient accusé d’avoir engendré un enfant illégitime et d’être un « fourreur ». Tel que mentionné dans sa déposition, il ne faisait appel à un recours légal qu’à contrecoeur afin de retrouver sa « moralité et sa réputation » qui avaient été entachées après que ses avances sexuelles agressives envers de jeunes femmes eurent été révélées publiquement. Ceux qui ont sali la réputation des hommes devant les tribunaux en les accusant de sodomie ou de bestialité savaient très bien à quel point la convenance des comportements sexuels faisait partie intégrante de la masculinité et de la réputation d’un homme dans la communauté. Il y a tout un tas de cas d’hommes provenant de différents milieux socioéconomiques ou ethniques qui, comme le lieutenant Fogo de l’Artillerie royale, auraient préféré plaider coupable à de graves accusations de tentative de viol plutôt que d’avoir à subir l’humiliation de comparaître lors d’une audience publique.

J’ai beaucoup apprécié la critique très positive et nuancée de mon livre par le professeur Grenier, mais je voudrais revenir sur son commentaire selon lequel je n’ai pas accordé assez de poids aux écrits et aux interprétations d’historiens québécois, surtout ceux écrivant en français. Tout d’abord, je tiens à mentionner que j’ai fait référence aux travaux de Guy Frégault et de Michel Brunet : premièrement dans l’introduction, puis dans le premier chapitre et dans ma discussion à propos des marchands canadiens, bien que je doive admettre que mes recherches ont démontré que quand certains marchands de langue française sont partis à la suite de la Conquête, un grand nombre de nouveaux marchands francophones étaient présents, prêts à les remplacer. À aucun moment je n’affirme avoir « découvert » une toute nouvelle interprétation, bien que je doive dire que les travaux plus récents servent mieux mon cadre théorique que ceux datant de 60 ou même de 100 ans.

Si nous retournons la question de Grenier à l’envers et que je n’eusse pas écrit ce livre, quelle historiographie resterait-il ? Désire-t-on vraiment que les étudiants s’appuient sur les travaux de Groulx et de Brunet ? Je voudrais aussi mentionner ici que ni Frégault ni Brunet, dont les intérêts reposaient dans l’explication du problème du retard économique du Québec et de l’émergence du nationalisme canadien-français, ne considéraient le colonialisme comme un cadre théorique, ni ne voyaient le problème à travers une optique politique ou en tant que caractéristique de l’identité britannique. Ils n’ont pas non plus fait de recherche sur le projet impérial britannique ou ses ramifications, ni fait profiter leurs oeuvres de la richesse des sources primaires que sont les journaux, les archives judiciaires, les documents gouvernementaux et les documents privés. Concernant mes lectures en profondeur d’un large éventail d’historiographies, je dois dire qu’il s’agit tout d’abord d’une étude sur la gouvernance britannique ; il m’incombait donc de m’immerger complètement dans une historiographie désormais très vaste portant sur l’Empire britannique, sur la pensée politique britannique et sur les développements de l’État britannique. Ce n’est pas tant que j’ai ignoré l’historiographie québécoise, c’est plutôt que l’historiographie portant sur le monde atlantique britannique a explosé au cours des dernières décennies. Ainsi, plusieurs des thèmes que j’ai abordés n’ont pas fait l’objet de recherches par des historiens québécois ; j’ai donc dû étendre mes lectures à l’histoire de l’Amérique coloniale, de la Grande-Bretagne et de la France, afin de donner du sens à la grande quantité de sources primaires que j’avais devant moi.

Enfin, je voudrais exprimer ma gratitude pour la plus belle des récompenses auxquelles j’aurais pu m’attendre, et qui m’a été offerte par la professeure Poutanen qui a écrit  : « je ne reconnais pas le Québec dans les pages » de ce livre. Si tel est le cas, eh bien j’ai atteint mon but ; j’ai élaboré une toute nouvelle interprétation et présenté un récit innovateur qui remet en question et révise les conventions historiques des 60 dernières années. J’ai en effet fait l’expérience à maintes reprises, par le passé, de la résistance des historiens canadiens aux nouvelles interprétations, et j’en ressens le même genre de consternation qui a poussé le professeur Douglas McCalla à déplorer la lenteur des changements des paradigmes historiques au Canada, où il est devenu courant d’évoquer inconsciemment les noms d’historiens ayant écrit presque un siècle plus tôt[7]. L’ouverture d’esprit dont ont fait preuve Nootens et spécialement Grenier à la lecture de mon livre me fait espérer qu’un large auditoire de chercheurs québécois, canadiens et internationaux s’intéressant aux interconnexions entre le droit, la politique et l’empire, apprécieront cet effort de lancer une conversation scientifique qui cherche explicitement à placer le Québec de l’après-Conquête dans l’étude plus large du colonialisme britannique.

Nancy Christie
University of Western Ontario
Traduit par Patricia Raynault-Desgagné