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La quasi-absence de publications d’envergure en histoire économique ne peut échapper à l’observateur de l’historiographie québécoise contemporaine. Sauf erreur, seul Robert Sweeny a récemment livré une étude approfondie de la production et de l’appropriation du capital dans le contexte du Montréal préindustriel (Why Did We Choose to Industrialize ? Montreal, 1819-1849 [2015]).

Avec Courtiers et entrepreneurs, Marc Vallières contribue de manière franche aux connaissances sur l’histoire de la monétarisation de la vie sociale au Québec, sous l’angle spécifique d’une forme complexe de capital, celle des valeurs mobilières. C’est là, en quelque sorte, le prolongement naturel d’une monographie intitulée Le Québec emprunte : syndicats financiers et finances gouvernementales, 1867-1987 (2015). Vallières examine le développement du courtage des valeurs mobilières et les pratiques des acteurs de ce marché, en l’occurrence les courtiers, les maisons (firmes) de courtage et les syndicats financiers. Le courtage recouvre en fait deux activités principales : le financement d’entreprises et d’institutions par l’émission d’actions et d’obligations, d’une part, et les transactions sur ces mêmes produits, d’autre part. Si le sous-titre indique 1867 comme point de départ, l’histoire des valeurs mobilières au Québec est en fait plus ancienne. L’année 1987, elle, convient mieux à titre de fil d’arrivée, car elle voit le début d’une série très rapide d’absorptions de maisons de courtage par les grandes banques canadiennes. L’ensemble de la démonstration prend appui sur un travail colossal de mise en forme de données, labeur lui-même basé sur une recherche documentaire considérable (périodiques financiers, publications boursières, répertoires biographiques, etc.).

L’analyse quantitative et la prosopographie sont à l’honneur. Plusieurs reconstitutions de parcours d’individus et de firmes, notamment, nous transportent sur le terrain de la microsociologie de la finance et permettent de mieux saisir les stratégies à l’oeuvre, l’importance des réseaux et la pérennité toute relative des positions dominantes dans ce secteur. Des personnages connus, tels les Forget, en côtoient d’autres qui nous l’étaient moins, comme Jean-Louis Lévesque, véritable baron de la finance de l’après-guerre au Québec. Surtout, les trajectoires analysées mettent en lumière les conditions qui présidaient à l’exercice du pouvoir dans le monde de la finance, au premier chef la combinaison du commerce des valeurs mobilières avec la direction et le contrôle d’entreprises d’autres secteurs (industries, assurances).

La matière est exposée de manière chronologique, en quatre volumineux chapitres. Le premier retrace la naissance du marché du courtage au Québec à partir du milieu du XIXe siècle. L’impulsion est donnée par la diffusion des entreprises à responsabilité limitée, mais le gouvernement et les municipalités ne sont pas en reste. La Bourse de Montréal voit le jour en 1874, afin de faciliter les transactions sur les valeurs en circulation. Les courtiers ne font pas alors du commerce des actions et obligations une pratique exclusive ; plusieurs d’entre eux brassent également des affaires dans les assurances. En outre, les firmes actives à la fin du XIXe siècle ont souvent un caractère familial, caractéristique qui perdurera longtemps au siècle suivant. Le second chapitre, « Le courtage financier en marche vers la maturité, 1900-1930 », – un peu maladroitement intitulé, eu égard au krach boursier de 1929 –, rend bien compte de l’effervescence qui marque la seconde moitié des années 1920. La Bourse de Montréal a encore tout du club privé : elle ne compte que 80 membres en 1930.

Le chapitre suivant, portant sur la période 1930-1960, fait état de la stagnation persistante du marché des valeurs mobilières jusqu’au coeur de la Seconde Guerre mondiale. Le cataclysme de la Crise, notons-le, n’engendre au Québec qu’une réaction timorée d’encadrement de la Bourse. La reprise est très forte de 1946 à 1960. Les émissions se multiplient, notamment du côté des valeurs émises par des institutions publiques provinciales, pour ne pas dire très locales (municipalités, commissions scolaires et institutions religieuses). Le quatrième et dernier chapitre (1960-1987), enfin, montre le rôle essentiel joué par le courtage financier durant la Révolution tranquille, sous l’impulsion de l’État et de ses créatures, notamment Hydro-Québec, un très fort émetteur d’obligations. L’idée que le secteur des valeurs mobilières doit être inféodé au développement de l’économie québécoise est clairement à l’ordre du jour au début des années 1970. Le marché boursier de Montréal brillera ensuite quelque temps avec de nouveaux produits comme le régime d’épargne-actions et les actions accréditives.

Vallières accorde une attention soutenue, au fil de ces chapitres, à la place des courtiers francophones. Cela avec un léger surcroît d’enthousiasme, pourrait-on dire : chaque époque, ou presque, voit émerger et se développer sous sa plume une élite « indigène » dans un monde financier très largement anglophone. Cependant, des données brutes, pour ne pas dire brutales, viennent nuancer fortement cette ascension d’élites francophones de l’argent. Par exemple, les années 1960 à 1987 sont qualifiées d’« âge d’or » des maisons de courtage francophones. Or, le fait est que leur capitalisation est inférieure, de très loin, à celle des autres firmes actives dans la province au milieu des années 1980.

L’essentiel est ailleurs et Vallières, cette fois, vise dans le mille : ce sont les institutions locales-nationales (commissions scolaires, institutions religieuses et municipales) et l’État provincial interventionniste des années 1960 qui furent les tremplins et les véritables lieux de pouvoir de ces courtiers francophones à l’échelle du Québec, non le marché libre de la finance. De fait, le succès fondamental du courtage made in Quebec fut d’émanciper l’État provincial de la finance canadienne-anglaise.

Courtiers et entrepreneurs est fort richement illustré. On aurait souhaité une bibliographie générale de même que, ici et là, plus de synthèse dans la présentation des données chiffrées et une meilleure révision de la syntaxe. Il n’en demeure pas moins que cet ouvrage remarquable contribuera de manière très nette à la littératie financière de l’historienne et de l’historien lambda et demeurera fort longtemps un ouvrage incontournable en histoire des élites et de l’économie québécoise.