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pource que nostre complexion suit la nourriture…

Pierre D’Avity, Les Estats, Empires et Principautez du monde, Paris, 1619[1]

Nous sommes tous faicts, & relevons de mesmes principes[2] » : la vision d’une humanité homogène issue d’une lignée généalogique unique imprègne les premiers textes coloniaux de la Nouvelle-France. Jusqu’au milieu du 17e siècle, la plupart des observateurs français considèrent que la différence entre Autochtones et Français se situe au niveau du comportement et des croyances. Malgré les divergences observées, ces habitants d’un monde qui jusqu’alors leur était inconnu restent à leurs yeux des êtres humains à part entière qu’ils comparent favorablement aux paysans français. Leurs corps est sain, leur esprit est vif, écrivent-ils, il ne leur manque que l’éducation[3]. Marc Lescarbot voit dans les Mi’gmaq « des cousins oubliés et déshérités[4] » des Gaulois. Tout comme le jésuite Pierre Biard, cité au début de cet article, qui affirme que Français et Mi’gmaq partagent la même humanité, le récollet Gabriel Sagard soutient que les Wendat sont « de mesme nature[5] » que les Français. La similitude s’étend au-delà des corps, car on croit aussi, comme l’affirme le jésuite Le Jeune, que « les ames sont toutes de mesme estoc[6], & qu’elles ne different point substantiellement[7] ». Les humains qui, selon l’Église catholique, sont tous issus de la souche adamique partagent ainsi la même essence fondamentale qui s’exprime dans une nature malléable et fluide. Or cette vision d’une nature universelle est remise en question avant même la fin du 17e siècle.

Alors que plusieurs historiens situent au 18e siècle l’émergence de la pensée raciste en tant que transposition de différences culturelles en différences ancrées dans la nature même de l’Autre, cet article soutient au contraire que les premiers balbutiements de la pensée raciale en Nouvelle-France sont apparus dès le siècle précédent, et en dehors de cette dichotomie réductrice culture/nature. Il explore comment le rejet par les Mi’gmaq, les Wendat et d’autres nations autochtones de produits alimentaires considérés par les Européens comme essentiels à l’équilibre humoral suscite, tout au long du 17e siècle, des réflexions, à l’intérieur d’un système de pensée dérivé de la philosophie médicale, sur l’universalité et la mutabilité du corps humain. Ainsi, la nourriture sert de prétexte à la différenciation et contribue à engendrer, dès le 17e siècle, l’idée d’une frontière biologique entre Français et Autochtones[8].

Pour comprendre le rapport entre le concept de frontière physiologique et l’alimentation, il est nécessaire en premier lieu de se pencher sur la réflexion qu’a provoquée chez les Français la rencontre avec les habitants de la « nouvelle » France et sur la manière dont ils ont tenté d’intégrer ces habitants dans une ontologie influencée par des théories héritées de la pensée grecque, en particulier la théorie des climats et le galénisme. En analysant la remise en question progressive de ces théories, suscitée par des observations sur l’alimentation autochtone, il est possible de comprendre comment la nourriture, en tant qu’outil d’interprétation identitaire, a contribué à l’émergence d’une pensée raciste en Nouvelle-France.

Les origines de la pensée raciste : un objet de débat

L’origine de la pensée raciste en Occident reste un sujet litigieux parmi les historiens. Pour plusieurs d’entre eux, l’idée même d’une frontière biologique divisant le genre humain en différents groupes est une création du siècle des Lumières, le résultat de l’éveil scientifique amorcé au siècle précédent et intrinsèquement lié au développement de l’histoire naturelle. L’évolution de la connaissance médicale et scientifique, associée au concept de « dégénération » développé par Buffon au milieu du 18e siècle, serait ainsi à l’origine de la pensée raciste[9]. D’autres chercheurs soutiennent que les théories raciales ont en fait leur origine dans la pensée philosophique de la Renaissance[10]. Certains, comme Adriano Prosperi et Jean-Frédéric Schaub, se démarquent en affirmant que des pratiques racistes ont vu le jour dans l’Espagne du 15e siècle, lorsque les rois catholiques ont instauré le principe de sang impur basé sur une « transmission intergénérationnelle et corporelle de l’infamie[11] ». Cette « tache indélébile[12] » aurait marqué jusqu’aux conversos et moriscos, comme l’on désignait les juifs et les musulmans convertis au christianisme, et justifié leur ostracisation[13]. En contexte colonial, les Européens auraient transféré cette notion de souillure héréditaire aux Autochtones d’Amérique pour justifier une discrimination systémique à leur égard, fondée sur leur sang supposément impur.

Devant la variété des interprétations, Claude-Olivier Doron insiste sur la pluralité des concepts de race, « inséparables de grammaires déterminées qui impliquent des règles de construction d’objets/sujets spécifiques … [qui] ne peuvent être isolés d’enjeux stratégiques qui varient selon les époques[14] ». Ainsi la rencontre franco-autochtone amène chez les colonisateurs des réflexions spécifiques ancrées à la fois dans la mentalité française de l’époque et dans la situation particulière de la Nouvelle-France, où les Français se retrouvent en minorité face aux nations autochtones qu’ils désirent franciser. Les historiens Saliha Belmessous et Guillaume Aubert voient dans l’expérience coloniale, plutôt que dans les préconceptions européennes, le creuset de la perception raciale en Nouvelle-France. Belmessous affirme que le concept de race basé sur une différence physiologique plutôt que culturelle fait son apparition en Nouvelle-France à la suite du désenchantement suscité par l’échec évident du projet de francisation des Autochtones[15]. Quant à Aubert, il soutient que le racisme qui s’est développé dans les colonies françaises est plutôt issu d’un malaise initialement éprouvé par la noblesse française face à une bourgeoisie montante qui, par des mésalliances, contaminait la pureté de son sang. Le désir de préserver la pureté du sang se serait ensuite étendu à tous les Français qui, dans les colonies, risquaient une contamination similaire à cause d’alliances avec des Autochtones d’Amérique ou des esclaves africains[16]. Toutefois, tant Belmessous qu’Aubert soutiennent que le processus de racialisation s’amorce seulement au 18e siècle, alors que l’on inscrit la différence non plus dans la culture, mais dans la nature même de l’Autre. L’un et l’autre estiment que le siècle précédent est exempt de toute pensée raciale.

Cette thèse soulève plusieurs problèmes. Elle suppose à tort que les colonisateurs français avaient une perception uniforme et généralisée de l’Autre autochtone. Or, tout au long de l’histoire de la Nouvelle-France, divers points de vue se sont affrontés et les débats à ce sujet ont continué au-delà du 18e siècle. Plus fondamentalement, l’opposition binaire nature/culture proposée pour justifier la naissance d’une pensée raciste est réductrice et occulte la complexité de l’univers mental des observateurs français du 17e siècle[17].

Un univers mental hérité de l’Antiquité

Dans l’univers mental du début de l’époque moderne, la perception de l’Autre est façonnée à la fois par la vision chrétienne d’une humanité homogène issue d’une lignée généalogique unique et par des théories héritées du monde gréco-romain pour expliquer les variations qui existent entre les divers groupes. Le concept de frontière biologique tel qu’il sera défini au 19e siècle n’existe pas. Les variations identitaires observées — couleur de la peau, des cheveux, pilosité, etc. — résultent, selon les croyances de l’époque, de facteurs environnementaux tout autant que d’habitudes culturelles. Dans la pensée renaissante, tant religieuse que médicale, nature et culture s’entrecroisent et sont tout aussi indissociables que le corps et l’âme, lesquels se caractérisent, l’un comme l’autre, par une fluidité soumise à des variations extérieures.

Cette perception prend sa source dans la théorie des humeurs. Inspirée des oeuvres d’Hippocrate, reprise au 2e siècle par le médecin grec Galien et redécouverte au Moyen Âge par le biais de la culture arabe[18], cette théorie est le fondement du système médical dominant dans la France de la Renaissance. Selon ce système dit galénique, le corps humain est le « microcosme du macrocosme[19] ». Les quatre éléments qui composent l’univers — l’air, l’eau, le feu et la terre — se manifestent dans l’organisme sous forme de quatre humeurs variables : le sang, le flegme, la bile jaune et la bile noire. Ces dernières sont à leur tour associées à une combinaison binaire spécifique de quatre qualités : chaud, froid, sec et humide. On considère que la santé tant mentale que physique résulte d’un équilibre entre toutes ces humeurs et leurs qualités[20]. La prédominance de l’une d’elles chez un individu détermine sa nature ou, comme on dit à l’époque, son « tempérament » ou sa « complexion ». Ce tempérament, qu’il soit sanguin, mélancolique, colérique ou flegmatique, définit l’essence même d’une personne dans son corps, son esprit et son âme, qui sont interdépendants[21]. La médecine et la religion se rejoignent dans cette conception unifiée de l’âme et du corps qui voit dans l’un le reflet de l’autre[22].

Le tempérament n’est toutefois pas immuable. L’équilibre fragile des humeurs qui le définit est particulièrement sensible aux influences extérieures, dont les principales sont le climat et l’alimentation, les deux étant intimement liés. Selon la théorie des climats, inspirée de l’oeuvre de Ptolémée et reprise au 16e siècle par le philosophe et théoricien Jean Bodin, le globe terrestre se divise en trois unités climatiques : chaude, tempérée et froide. Ces unités déterminent le tempérament des humains, mais aussi celui des animaux et des plantes. On considère que les humains qui vivent dans des environnements climatiques semblables, plus précisément à la même latitude, partagent des caractéristiques humorales qui s’expriment par des traits physiques et des qualités morales particulières[23]. Alors que les habitants des zones tempérées jouiraient d’un tempérament équilibré, les Septentrionaux, grands et forts, auraient peu d’ esprit et les Méridionaux, petits et de teint foncé, se démarqueraient par leur esprit vif[24]. Ces spécificités seraient dues à la qualité de l’air, au degré d’humidité et au type d’alimentation associés à chacune des zones climatiques. Tout changement subit dans un de ces éléments entraînerait un dérèglement de l’équilibre humoral de l’individu et pourrait même lui être fatal. Conséquemment, un séjour dans un climat différent provoque beaucoup d’anxiété à l’époque des premiers contacts entre Européens et Autochtones[25].

Les historiennes Rebecca Earle, Karen Ordahl Kupperman et Trudy Eden ont démontré l’angoisse que de telles croyances ont occasionnée chez les Espagnols et chez les Anglais à leur arrivée dans le Nouveau Monde[26]. Se voyant confrontés à un autre climat et à un régime alimentaire exotique, ils ont craint de perdre leur identité et de se transformer en Autochtones[27]. Afin de prévenir cette issue, les Européens qui se sont aventurés en Amérique ont déployé tous les efforts possibles pour s’assurer un approvisionnement en denrées à la base de leur alimentation : blé, huile, vin et animaux d’élevage[28]. Les colons anglais qui se sont installés en Virginie ont éprouvé des craintes similaires et ne se sont résignés qu’en dernier recours, lorsque les vivres manquaient, à consommer une nourriture qu’ils considéraient contraire à leur nature[29].

Les Français qui arrivent en Acadie et dans la vallée du Saint-Laurent au début du 17e siècle n’ont pas les mêmes appréhensions. À quelques exceptions près, la faune et la flore qu’ils y découvrent s’apparentent à celles de la France. Ils n’ont pas à se soucier des effets sur eux de cette terre jumelle située aux mêmes parallèles, car l’essence même des êtres qui l’habitent, comme l’affirme le père Biard, relève des mêmes principes et est tempérée par les mêmes constellations[30]. Tout laisse croire que sur ces terres qui « regardent la France[31] » on retrouvera un environnement permettant aux Français de produire les aliments qu’ils considèrent essentiels au maintien de leur tempérament.

Ni vin, ni épices, ni sel

Dès les premières rencontres, le corps autochtone suscite la curiosité des Français[32]. Lors de son séjour à Port-Royal en 1606-1607, Marc Lescarbot remarque que les Mi’gmaq jouissent d’une bonne santé, et ce, dit-il, malgré le fait qu’ils ne consomment ni vin, ni épices, ni sel. Ces aliments de base de la culture alimentaire française de l’époque sont appréciés pour leur goût, mais surtout pour les propriétés chaudes et sèches que leur prête le système galénique[33]. Lescarbot, qui a des notions de médecine, croit qu’ils contribuent par leurs qualités à « échauffer » l’estomac, facilitant ainsi sa fonction première qui est, selon Galien, de cuire les aliments ingérés. Cette action essentielle permet de corriger les « crudités » (par crudité il faut entendre les « mauvaisetés d’estomac[34] ») engendrées par une nourriture perçue comme trop humide, tel le poisson, base du régime mi’gmaq[35]. Sans cet apport calorifique, on croit que les aliments mal cuits et digérés se putréfient dans l’estomac, d’où se répand alors dans le corps une essence viciée prenant la forme d’humeurs malignes ou même de vers[36].

Lescarbot, qui ne doute pas que la constitution physiologique autochtone s’apparente à celle des Français, se doit de trouver une explication au fait que malgré l’absence de ces ingrédients, les Mi’gmaq jouissent d’une bonne santé. Il infère que le tabac dont « ilz prennent la fumée préque à toute heure[37] », grâce à ses qualités chaudes et sèches similaires à celles attribuées aux épices, au sel et au vin[38], leur sert de substitut et agit de façon comparable sur leur tempérament[39]. Quinze ans plus tard, lors de son séjour chez les Wendat en 1623, Sagard juge toujours cette remarque pertinente et répète dans son Histoire du Canada qu’il n’y a personne « en tous ces pays là qui n’en use [du tabac], pour à faute de vin, et d’espices, eschauffer cet estomach, & aucunement corrompre tant de cruditez provenantes de leur mauvaise nourriture[40] ». Les deux observateurs considèrent ainsi que ces peuples jusqu’alors inconnus des Européens ont comme tous les autres humains une physiologie qui fonctionne selon les principes galéniques. L’estomac autochtone a tout autant besoin que l’estomac français de substances chaudes et sèches pour éliminer les humidités excessives. Par extension, cette similarité physiologique s’étend à l’âme et à l’esprit des Autochtones car l’une et l’autre réagit aux mêmes fluctuations d’humeurs.

Fluidité identitaire et « humeur autochtone »

La croyance en une nature similaire et malléable permet d’envisager la possibilité d’éliminer toutes les frontières existant entre Français et Autochtones et d’entreprendre un processus de francisation. Les autorités coloniales espèrent qu’après l’adoption des usages français — la langue, l’habillement et surtout la nourriture —, les Autochtones verront à travers l’effet entrecroisé de la nature et de la culture leur essence se métamorphoser et développeront une « seconde nature[41] ». Vêtus et nourris à la française, non seulement les Autochtones retrouveraient leur peau blanche initiale[42], mais leur essence même se transformerait pour devenir semblable à celle des Français. Une fois ce « dressage du corps[43] » accompli, ils seraient à même de devenir des « citoyens » à part entière du royaume de France[44]. Le père capucin Claude d’Abbeville a fait une expérience qui s’est révélée concluante avec de jeunes Tupinambas ramenés du Brésil en France en 1613. Instruits, nourris et habillés à la française, puis baptisés, ceux qu’il décrivait au départ avec mépris comme « ces Animaux Cannibales & Anthropophages[45] » se sont si bien transformés que d’Abbeville clame qu’il est pratiquement impossible de les distinguer de bons Français catholiques[46].

Le résultat positif de cette expérience laisse croire que de telles transformations sont envisageables en Nouvelle-France. Il est cependant important de ne pas brusquer les choses, tout changement draconien pouvant entraîner des conséquences fâcheuses. Ainsi, dans les premières années de l’éphémère séminaire autochtone établi par les Jésuites à Québec en 1635, le père Le Jeune attribue la mort de deux jeunes Wendat, Tsiko et Satouta, non seulement à une « trop grande repletion[47] » (« plénitude, grande abondance d’humeurs, dont une personne est remplie[48] »), mais aussi au « changement d’air & d’exercice & notamment de nourriture[49] ». En raison de ces incidents, et afin de prévenir un déséquilibre trop brusque dans leurs humeurs[50], les Jésuites décident de modifier le menu des jeunes pensionnaires. Le Jeune informe son supérieur que « pour obvier à cela [la trop grande réplétion] nous donnons à manger … partie à la Huronne, partie à la Françoise, cela fait qu’ils se portent mieux[51] ». Ils espèrent ainsi que les Autochtones s’habitueront progressivement à l’alimentation française.

Cependant, malgré l’effort soutenu des missionnaires et des religieuses, l’espoir de voir les peuples autochtones se transformer au contact des Français s’évanouit progressivement. Alors qu’en 1644 l’ursuline Marie de l’Incarnation se réjouit, dans une lettre qu’elle adresse à son fils, de la transformation qu’elle observe chez les néophytes autochtones, des « loups devenus agneaux[52] », deux décennies plus tard, elle se plaint des jeunes filles dont elle a la charge, affirmant que c’est « une chose très difficile, pour ne pas dire impossible de les franciser ou civiliser[53] ». La cause en est, selon elle, cette « humeur sauvage[54] » dont elles ne peuvent se défaire et qui est « faite de la sorte ; elles ne peuvent être contraintes, si elles le sont, elles deviennent mélancholiques, & la mélancholie les fait malades[55] ». Tous les efforts pour concrétiser le grand projet de francisation semblent se heurter à cette « humeur » qui englobe à la fois le corps et l’âme autochtone.

Remises en question

Le constat d’échec de la francisation amène certains observateurs à remettre en question non seulement les dogmes, mais aussi leur vision de la nature même du corps autochtone. Ainsi, vers le milieu du 17e siècle, le père François-Joseph Bressani s’interroge sur la nature des Wendat avec qui il vit. Il remarque que « Leur santé est meilleure que la nôtre, et [qu’]ils ignorent jusqu’au nom de bien des maladies communes en Europe[56] ». Ce jésuite humaniste, que Marie de l’Incarnation décrit comme un « homme éminemment docte[57] », propose dans sa Relation publiée en 1653 une description du physique des Wendat. Il note, entre autres, que tout comme les Autochtones d’Amérique du Sud « Ils sont sans barbe, et n’ont de poil que sur la tête[58] ». Il en déduit que, contrairement à l’idée reçue selon laquelle le tempérament des habitants des zones nordiques diffère de celui des habitants des zones torrides, « les deux extrêmes de la chaleur et du froid sont peut-être la cause des mêmes effets[59] ». Bressani affirme d’ailleurs avoir constaté que certains animaux digèrent « aussi facilement sous l’influence d’un froid violent, que par la force de la chaleur naturelle[60] ». Cette observation va à l’encontre du déterminisme climatique de Jean Bodin et de l’idée que les habitants humains et non humains des régions septentrionales auraient « les parties extérieures froides & les intérieures fort chaudes[61] ».

Intrigué, le jésuite n’hésite pas à pratiquer la vivisection d’une merluche dans l’espoir de trouver réponse à ses questions. Ce type d’intervention sur des animaux était fréquent déjà à cette époque, ces derniers servant de substitut aux humains pour les études anatomiques[62]. En partant du principe que tous les êtres vivants qui provenant d’un environnement spécifique possèdent une base humorale semblable, donc les mêmes qualités physiologiques, on soutenait que l’observation de l’anatomie animale permettait de comprendre celle des humains. Bressani affirme avoir observé à l’intérieur de ce poisson, qu’il dit « très vorace[63] », un estomac d’« un froid tel que ma main pouvait à peine le supporter[64] ». Un estomac froid dans un corps vivant est en soi une anomalie, car le froid interne résulte d’humeurs naturelles consommées par la faim et mène à la mort[65]. La fonction même de l’estomac étant de cuire les aliments afin de les redistribuer par la suite sous forme d’humeurs, l’estomac d’un poisson qui mange beaucoup aurait dû être particulièrement actif, donc très chaud. Cette anomalie ne peut que surprendre le jésuite et susciter chez lui des réflexions sur la validité des théories héritées de l’Antiquité[66].

On peut donc supposer qu’à travers cet exercice Bressani cherche à comprendre la structure de l’estomac autochtone, qu’il soupçonne d’être différent de celui des Européens. Le récit de cette expérience de vivisection, qu’il insère étrangement au milieu d’un paragraphe consacré au corps autochtone dans sa Relation, suggère que le jésuite compare ce poisson vorace aux Wendat dont les festins à tout manger le scandalisent. L’expérience en soi est révélatrice du malaise que le jésuite ressent face à une différence qu’il cherche à expliquer à partir de paradigmes qui commencent à être remis en question[67]. Au contraire de Lescarbot et Sagard, Bressani constate que l’estomac autochtone réagit différemment au froid que celui des Français. Sa conclusion reste évasive. La raison, dit-il, en serait l’absence d’éléments du régime alimentaire européen pour lesquels « nos Barbares n’ont même pas de nom[68] ». Bien qu’il ne soit pas exprimé clairement, on sent chez le jésuite le germe d’un concept de différenciation physiologique.

Bressani n’est pas le seul à réévaluer les dogmes à partir d’observations sur l’alimentation. Quelques années plus tard, on trouve dans la Relation de ce qui s’est passé en Nouvelle-France és années 1657-1658 un long chapitre intitulé « De la diversité des actions & des façons de faire des François, ou des Europeans, & des Sauvages[69] », où l’auteur, un jésuite malheureusement demeuré anonyme[70], s’intéresse aussi aux différences qu’il observe entre Européens et Autochtones[71]. Sur plus de 25 pages, il énumère tout ce qui distingue les Français de ceux qu’il décrit comme « quasi nos Antipodes en leurs façons de faire[72] ». Il ne voit pas dans ces différences uniquement une conséquence de l’environnement, mais plutôt l’effet d’un certain déterminisme physiologique jumelé à des facteurs culturels. Par exemple, selon lui, les organes correspondant aux cinq sens ont un « tempérament » différent chez les Européens et les Autochtones. L’acuité des sens que le jésuite reconnaît aux Autochtones serait le résultat d’une combinaison complexe de qualités innées accentuées par leurs habitudes de vie[73]. Selon lui, leur vision supérieure vient de ce qu’ils ont les yeux « tous noirs & plus petits que les autres[74] », mais aussi du fait qu’ils ne consomment aucun de ces aliments « capables de déssecher, & d’alterer le temperament de l’oeil[75] ».

Toutefois, pour démontrer l’écart sensoriel qui sépare les Français des Autochtones, c’est au goût que l’auteur s’attarde, en utilisant encore une fois les épices et le tabac comme indicateurs identitaires. Pour illustrer que « ce qui est du sucre aux uns, est de l’absynte aux autres[76] », il fait remarquer que « le girofle, la muscade, & semblables odeurs, qui nous sont agréables, leur sont fades : & le tabac, qui fait mal au coeur à ceux qui n’ont point accoutusmé de le sentir, fait une des plus grandes de leurs delices[77] ». Les épices et le sel reviennent aussi dans la liste des aliments qui, selon lui, font horreur aux Autochtones. Ainsi, il remarque que les sauces et ragoûts épicés appelés « saupiquets[78], qui font les delices des friands seroient icy un petit enfer au gosier[79] » des Autochtones. De même, il ajoute que pour ces derniers « Le sel, qui assaisonne toutes les viandes qu’on mange en Europe, les rend ameres au goust[80] ». Cette spécificité sensorielle, où l’inné s’entremêle à la culture, explique à ses yeux la « grande diversité [différence] qu’il y a entre les sens des Sauvages, & des François, ou des Europeans[81] ». L’auteur introduit de surcroît la notion de goût au sens de jugement esthétique[82]. Les Autochtones auraient un goût différent, et généralement totalement opposé à celui des Européens en ce qui touche la musique, la beauté et la nourriture. Ils ne rejettent pas les épices et le sel parce qu’ils ne les connaissent pas, ils les rejettent parce qu’ils ne les aiment pas.

Ces aliments qui divisent

Il semble que pour les divers peuples autochtones de la Nouvelle-France, les aliments auxquels les Français attribuent, en plus d’effets sur le corps et l’âme, une grande valeur symbolique (sel, épices, vin) n’aient pas été — pour reprendre l’expression de Claude Lévi-Strauss — « bons à penser[83] ». En effet, après un siècle ou presque de cohabitation et d’échanges, ils n’ont pas introduit ces produits dans leur alimentation et, comme l’a constaté Bressani, ils n’ont pas jugé bon de les nommer. Les Wendat, par exemple, semblent n’avoir aucun terme pour désigner les épices telles que conçues par les Français. On ne retrouve aucune entrée « épice » dans les dictionnaires français-huron produits par les missionnaires[84]. Les rares groupes linguistiques autochtones qui ont cherché à traduire épice dans leur langue y associent un mot signifiant « amertume ». Les Anishinabeg, par exemple, traduisent poivre et muscade par des termes signifiant respectivement « une chose amère » et « une grosse chose amère[85] ». Cette notion d’amertume se retrouve aussi dans la langue des Shawnees et des Powhatans[86]. De même le sel, si précieux aux Européens tant pour la saveur que pour la conservation, ne s’insinue pas, ou très peu, dans les cultures alimentaires autochtones. Lors de son séjour chez les Wendat dans les années 1620, Sagard affirme n’avoir mangé « jamais rien de sallé ny espicé[87] ». Une décennie plus tard, Le Jeune aussi fait remarquer régulièrement que les Innus n’utilisent pas de sel[88]. Bien sûr, chez les Français comme chez les Autochtones, certains n’hésitent pas à franchir les frontières alimentaires pour diverses raisons, mais ils restent rares[89].

Le vin, dont l’absence dans les cultures alimentaires autochtones est régulièrement signalée, reste un produit à part qui mériterait un traitement beaucoup plus extensif qu’il n’est possible de le faire ici. La charge symbolique que lui accordent la civilisation occidentale et la religion catholique en fait un aliment à la fois du corps et de l’âme pour les Français. Associé au sang du Christ, le vin est le fluide vital par excellence[90]. Les jésuites Le Jeune et Barthélémy Vimont remarquent que la « passion entierement dereglée[91] » que certains Autochtones ont pour l’eau-de-vie et le vin ne provient pas du « goust qu’ils trouvent en les beuvant[92] » mais de l’effet qu’il procure. En niant aux non-Européens la possibilité de développer un « goût » surtout pour le vin, ces jésuites s’approprient un privilège au niveau des sens et contribuent, comme Bressani, à l’émergence de l’idée d’une frontière physiologique et hiérarchique entre Européens et Autochtones[93].

Cette perception réapparaît au tout début du 18e siècle, lorsque le baron de Lahontan remarque dans ses Mémoires que les Autochtones, de façon générale, ne peuvent toujours pas « souffrir le goût du sel, ni des épiceries[94] ». Selon lui, ils s’étonnent même que les Français puissent vivre jusqu’à trente ans à cause de l’usage immodéré qu’ils ont des vins et des épices[95]. Lahontan reprend ce thème dans ses Dialogues, où il donne la parole à Adario, personnage imaginaire inspiré du fameux chef wendat Kondiaronk. Pour Adario, ces aliments ne servent qu’à ruiner la santé[96]. D’ailleurs, précise-t-il, « il faut que vous soyez d’une autre nature que nous ; car vos vins, vos eaux de vie, & vos épiceries nous rendent malades à mourir ; au lieu que sans ces drogues vous ne sçauriez presque pas vivre en santé[97] ». À travers Adario, Lahontan exprime sa propre pensée. Selon lui, ce n’est pas le goût des épices que le chef wendat rejette, mais plutôt l’effet qu’elles ont sur le tempérament autochtone, dont il affirme la différence.

Nos tempéramens & nos Compléxions sont aussi diférentes des vôtres que la nuit du jour. Et cette grande diférence que je remarque généralement en toutes choses entre les Européens & les Peuples du Canada, me persuaderoit quasi que nous ne descendons pas de vôtre Adam prétendu[98].

Au contraire de Lescarbot, qui voyait dans les habitants du Canada des cousins lointains des Gaulois, Lahontan évoque une race différente, non issue d’Adam. Le baron est proche du courant libertin qui conteste les paradigmes établis et les dogmes chrétiens comme le monogénisme[99]. Sa réflexion se nourrit des théories préadamites et polygénistes qui circulent à l’époque.

Malgré cette flèche dirigée contre les Jésuites qu’il tient en grande aversion, Lahontan ne rejette pas les principes de mutabilité. Il y insère cependant une certaine dimension hiérarchique. Au contraire du phénomène décrit par Joyce Chaplin, selon qui les nouveaux arrivants en Nouvelle-Angleterre ont vu dans les épidémies qui décimaient les Autochtones l’expression d’une infériorité physique[100], Lahontan fait plutôt sous ce rapport l’éloge de leur supériorité, car il leur reconnaît « une meilleure compléxion que ceux de l’Europe[101] ». Toujours dans la vision galénique, il attribue leur vulnérabilité aux épidémies à leur consommation élevée de poisson et à la mauvaise qualité de l’air dans leurs villages[102]. Mais cette supériorité physique qu’il leur accorde est, selon lui, le résultat d’un esprit peu stimulé n’ayant d’autres préoccupations que la chasse[103]. En effet, le baron soutient que les Européens sacrifieraient en quelque sorte leur santé à leur curiosité et aux activités intellectuelles que celle-ci entraîne. Il explique longuement comment de telles activités empêchent un fonctionnement adéquat du système physiologique et résultent en une coction (cuisson) imparfaite dans l’estomac, provoquant chez les Européens une multitude de maladies inconnues des Autochtones. Encore ici, la culture reste indissociable de la nature. Mais pour Lahontan, la fluidité du tempérament devient à sens unique, car alors qu’il affirme « que le Huron se peut faire aisément François[104] », il soutient qu’il « ne voit point de métamorphose plus extravagante à un François que celle de Huron[105] ». Un Français, selon lui, serait incapable de s’habituer à la nourriture et au mode de vie des Wendat[106]. Parlant de la tranquillité de l’âme qu’il voit chez les Wendat, Lahontan ajoute péjorativement que seul « un homme qui sçauroit se borner seroit Huron. Or personne ne le veut être[107] ». Lahontan introduit ainsi par son apologie du corps autochtone une vision hiérarchique des peuples, en associant un corps sain à un esprit limité. Cette vision, bien que contraire en apparence à celle des colons de la Nouvelle-Angleterre, sert tout autant qu’elle à « mettre l’autre à distance pour penser sa colonisation[108] », comme l’écrit Stéphanie Chaffray.

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Dans l’univers mental des premiers observateurs coloniaux, la nourriture joue indéniablement un rôle comme outil d’interprétation de l’Autre. Les études consacrées à l’émergence d’une frontière raciale entre Européens et Autochtones portent rarement attention à cette dimension[109] et s’attardent plutôt à l’interprétation du corps à partir de signes extérieurs comme la couleur de la peau. La réintégration de l’alimentation dans une ontologie où s’entrecroisent et se fusionnent « nature » et « culture » permet de comprendre les réflexions qu’ont provoquées tout au long du 17e siècle le rejet par les Mi’gmaq, les Innus et les Wendat d’aliments jugés par les Français essentiels à l’équilibre humoral. À la fin du siècle, les observateurs coloniaux associent l’absence de ces produits dans les régimes autochtones à une différence qui serait tout autant physiologique que culturelle. Cette remise en question des principes galéniques les portent vers une réflexion sur l’immutabilité de l’identité (essence) autochtone et, par conséquent, sur l’impossibilité d’entamer un processus de francisation chez des peuples, qu’ils reconnaissent alors comme différents, non seulement par leur culture mais par leur nature même. Toutes ces réflexions visant à définir l’Autre par le biais de son alimentation ont contribué à approfondir l’idée d’une frontière biologique entre Autochtones et Français.