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Cette note de recherche aborde le thème de la frontière à partir du cas de Gabriel Bernon (1644-1736), marchand huguenot réfugié en Nouvelle-Angleterre après la révocation de l’édit de Nantes (1685), tandis qu’à La Rochelle son frère converti au catholicisme, Samuel Bernon (1651-1717), était le principal marchand assurant le commerce avec la Nouvelle-France. À la fin du 17e siècle, les huguenots traversent inévitablement des frontières, qu’elles soient géopolitiques, dans le cas des réfugiés, ou culturelles, dans le cas des nouveaux convertis. Les historiens ont interprété ces passages transfrontaliers de diverses façons. Pour Jon Butler, les réfugiés huguenots des colonies anglaises s’assimilent complètement à la société anglo-américaine, devenant anglophones et anglicans dès la première génération[1]. John Bosher, au contraire, met l’accent sur la continuité : pour lui, les marchands huguenots restés en France continuent à faire partie de ce qu’il appelle l’« internationale protestante » malgré leur conversion nominale à la religion catholique ; les réseaux marchands des catholiques et des nouveaux convertis demeurent distincts encore au 18e siècle[2]. Pour leur part, Bertrand Van Ruymbeke et Owen Stanwood complexifient ce tableau en insistant sur un processus d’accommodement à long terme, lequel n’exclut pas d’importantes survivances, notamment linguistiques et religieuses[3]. Le cas de Gabriel Bernon nous permet de confronter ces différentes interprétations à l’échelle microhistorique en suivant l’itinéraire d’un personnage marquant. Cet exercice est possible grâce à la conservation de ses papiers de famille, aujourd’hui à la Rhode Island Historical Society, qui forment une documentation d’une richesse extraordinaire[4].

Au contraire de ce qu’affirme Bosher selon qui, en France, les nouveaux convertis demeurent secrètement des huguenots, la révocation de l’édit de Nantes scinde la famille Bernon en deux. Pour conserver sa religion, Gabriel Bernon se fait naturaliser anglais et essaie d’intégrer l’empire commercial de sa nouvelle patrie à partir de la Nouvelle-Angleterre, tandis que son frère Samuel se fait catholique pour conserver son commerce avec la Nouvelle-France. Ils se séparent pendant dix ans. Mais à cause de revers économiques pendant la première guerre intercoloniale (1689-1698), Gabriel se rabat ensuite sur ses anciens compatriotes. Après une première tentative ratée de commerce avec l’Acadie française, il reprend contact avec Samuel afin de profiter du réseau commercial de celui-ci en Nouvelle-France, réseau qui s’étend en fait à l’élite catholique de la colonie. Gabriel s’implique ainsi dans les communications clandestines et la contrebande avec la colonie ennemie, mais pour quelques années seulement, avant de se réinvestir dans sa nouvelle patrie, la Nouvelle-Angleterre. Sa correspondance, en témoignant de ces brefs contacts suspects entre la Nouvelle-Angleterre et la Nouvelle-France, montre à la fois la porosité et l’importance des frontières géopolitiques, économiques et religieuses séparant deux empires mercantilistes rivaux et leurs minorités huguenotes apparentées.

Quand Gabriel Bernon s’essaie à la contrebande avec la Nouvelle-France, il a l’avantage de parler la même langue que ses interlocuteurs, mais il s’immisce dans un domaine déjà bien établi dont les participants sont non seulement européens mais autochtones. Faute de sources, on ne peut pas évaluer le poids exact de ce commerce illégal, mais on estime qu’entre le dixième et la moitié de toutes les fourrures récoltées en Nouvelle-France transite par les colonies anglaises, surtout par Albany (New York), la plaque tournante de ce commerce. Les 350 kilomètres qui séparent Montréal d’Albany fourmillent de contrebandiers, mais la voie côtière reliant l’Acadie à la Nouvelle-Angleterre est également importante. Si les études sur la contrebande ont tendance à se concentrer soit sur la route maritime, soit sur le corridor continental, la correspondance de Gabriel Bernon montre qu’il utilise l’une et l’autre voie, reliées par un axe Nouvelle-Angleterre–Québec, pour communiquer et commercer avec ses partenaires. Les échanges trans-impériaux de Bernon impliquent des gens de Port-Royal, de La Rochelle, de Québec, de Trois-Rivières et de Montréal, tandis que ses correspondants dans l’empire français nouent des relations avec la Nouvelle-Angleterre et Albany[5].

Six lettres tirées des papiers de Bernon, écrites entre 1696 et 1699, portent sur ses contacts avec la Nouvelle-France. En plus de les analyser ici, j’en donne une transcription annotée en ligne[6], car si les Gabriel Bernon Papers sont bien connus des historiens des huguenots aux États-Unis, les lettres traitant du commerce avec la Nouvelle-France ont été plutôt négligées, sans doute pour des raisons linguistiques et paléographiques. À l’exception de son fils Gabriel et de son frère Samuel, les correspondants de Bernon n’avaient pas été identifiés jusqu’ici, et seule la lettre de Peiré (lettre 3) avait été citée, partiellement, en traduction anglaise, par John Bosher dans son article sur l’« internationale protestante[7] ».

Avant de présenter les lettres, il convient de les replacer dans leur contexte et, partant, de remettre en question le mythe de Bernon qui court au Québec depuis plus d’un siècle. Gabriel Bernon est entré dans l’historiographie québécoise en 1916 quand Benjamin Sulte fit paraître un court article sur lui dans le Bulletin des recherches historiques, en précisant : « Ces renseignements … sont tirés de French Blood in America, par Lucian J. Fosdick, publié en 1906[8]. » Depuis ce temps, on raconte l’histoire de Bernon pour souligner la frontière civilisationnelle qui sépare une Nouvelle-France absolutiste et catholique, d’une part, d’une Nouvelle-Angleterre tolérante et commerçante, d’autre part. Ainsi, d’après l’historien Robert Larin :

En 1685, le gouverneur Denonville écrivait au ministre pour plaider la cause de Gabriel Bernon, riche et talentueux marchand huguenot installé à Québec depuis trois ans, dont l’évêque de la Nouvelle-France exigeait le départ. Bernon dut repasser en France où, associé avec Isaac Bertrand du Tiffeau, de Poitiers, il fonda un établissement français là où se trouve aujourd’hui la ville de New Oxford, près de Boston. Gabriel Bernon est ainsi devenu un des personnages importants de l’histoire... américaine[9] !

Pourtant la source de Benjamin Sulte, French Blood in America, est un ouvrage populaire souvent fantaisiste écrit, selon son auteur, à l’intention des « Français qui depuis quelques années affluent en Nouvelle-Angleterre[10] ». Il s’agit en fait des centaines de milliers d’immigrés catholiques arrivant du Québec au début du 20e siècle dont il veut promouvoir l’assimilation en leur vantant la supériorité des francophones protestants du 17e siècle.

Mes recherches révèlent une histoire beaucoup plus complexe que celle d’une Nouvelle-France intolérante se privant d’un atout économique au profit d’une Nouvelle-Angleterre ouverte et diverse. Il s’avère que Gabriel Bernon n’a jamais mis les pieds en Nouvelle-France, à la différence de son frère Samuel, décrit par son contemporain le baron de Lahontan comme « celui qui fait le plus grand commerce de ce pays-là[11] ». Les archives des deux côtés de l’Atlantique confirment les propos de Lahontan, qui valent tant pour la période qui précède la révocation que celle qui suit[12].

Après avoir hiverné à Québec en 1682-1683[13], Samuel Bernon est revenu y passer un second hiver en 1684-1685[14] ; il se préparait à prolonger ce séjour quand, en novembre 1685, le gouverneur Denonville informa le ministre que « monseigneur notre évêque m’ayant témoigné souhaiter qu’il [Bernon] ne passât pas l’hiver en ce pays, j’ai cru lui devoir accorder cette satisfaction[15] ». Rentré à La Rochelle au moment de la révocation de l’édit de Nantes, il ne tarda pas à se convertir au catholicisme, de même que ses frères André (1636-1686) et Jean (1639-1711)[16]. S’il disparaît des archives canadiennes dans la suite immédiate de la révocation, il y est de retour dès 1687[17]. Il ne voyage plus physiquement, mais ses affaires canadiennes, menées en association avec des marchands catholiques, ont laissé des traces régulières tant à Québec qu’à La Rochelle jusqu’en 1705, quand il semble avoir pris sa retraite du commerce, à l’âge de cinquante-huit ans[18].

Gabriel Bernon, pour sa part, ne paraît ni dans les archives de la Nouvelle-France d’avant la révocation, ni dans les archives de La Rochelle en relation avec la Nouvelle-France, à part sa participation à l’avitaillement de deux navires de pêche destinés à Terre-Neuve, le Sacrifice d’Abraham et le Don de Dieu, en 1673[19]. En 1685, il est le seul homme de la famille à refuser de se convertir, choisissant la fuite plutôt que le catholicisme. Il se fait naturaliser à Londres comme sujet anglais en avril 1687[20]. C’est là une étape nécessaire, car seuls les sujets anglais ont le droit de faire commerce en Angleterre et dans ses colonies. En 1688, Gabriel Bernon arrive à Boston avec d’autres réfugiés huguenots pour rejoindre le nouvel établissement de New Oxford[21] (aujourd’hui Oxford), 80 kilomètres à l’ouest de Boston, concédé en son nom et en celui de son agent et partenaire, Isaac Bertrand du Tiffeau[22].

Pour financer cette entreprise ambitieuse, Gabriel Bernon fait d’emblée un effort pour s’intégrer au monde atlantique anglais : en avril 1690, il signe un contrat avec un certain John Barre de Boston, yeoman (agriculteur), pour fournir des armes à son « voyage prévu à bord du bon navire appelé The Porcupine (Le porc-épic) … à présent sortant en mer pour un voyage de guerre » de six mois[23]. Il est probable que Barre ait fait partie de l’expédition contre l’Acadie de Sir William Phips, qui conquiert et pille la ville de Port-Royal en mai 1690 ; l’Acadie ne sera officiellement rendue à la France qu’avec le traité de Ryswick en 1697.

En même temps, Gabriel Bernon essaie d’exploiter ses terres boisées pour la production de produits résineux destinés à la marine anglaise. En 1692, il passe un contrat avec Peter Canton pour la production de résine colophane (pour l’imperméabilisation de la coque des navires)[24]. En 1693, Canton lui donne procuration pour gérer la manufacture de résine et de térébenthine[25]. En 1694, Bernon promet de livrer 40 tonnes de colophane au marchand Peter Taylor de Londres[26]. Pourtant l’entreprise ne répond pas à ses attentes, malgré deux voyages à Londres et trois pétitions aux autorités anglaises pour la promouvoir[27]. C’est peut-être pour cela qu’il commence à tisser des relations clandestines avec la colonie même qu’il combat, la Nouvelle-France.

La méfiance des autorités françaises envers Gabriel Bernon est évidente dès janvier 1693, date de l’interrogatoire à Paris du marchand de fourrures et interprète de la langue anglaise François-Mathieu Martin de Lino, soupçonné de trahison et embastillé lors d’un voyage d’affaires. Le lieutenant de police lui ayant demandé « Quel commerce il a eu avec le nommé Bernon, nouveau prétendu converti de La Rochelle réfugié à Boston », il répond « qu’il ne l’a jamais vu ni connu mais qu’étant venu un ambassadeur d’Angleterre nommé Grégoire à Québec », plusieurs Français aussi bien que le gouverneur ont écrit en France par la voie du même ambassadeur, et lui-même « adressa ses lettres pour sa femme audit Bernon, sans y faire mention d’aucunes affaires, et lui adressa encore une fois par un autre ambassadeur nommé David une lettre pour sa femme ». Il prétend n’avoir « reçu qu’une seule lettre dudit Bernon » qu’il a montrée au gouverneur Denonville, et que malgré la recommandation de celui-ci « d’entretenir quelque commerce de lettres avec ledit Bernon pour savoir les nouvelles », il « n’a point écrit depuis audit Bernon ni entretenu aucun commerce avec lui[28] ». Le véritable sujet de ces communications est-il la contrebande ? Cela se peut, car la femme de Martin de Lino, Catherine Nolan, loin d’être en France, a donné naissance à des enfants à Québec en 1686, 1687, 1688, 1690, 1691 et 1692[29].

Quoi qu’il en soit, les relations de Gabriel Bernon avec la Nouvelle-France s’intensifient dès 1696, après que la colonie huguenote à Oxford dans laquelle il a tant investi a été détruite par une attaque autochtone, peut-être téléguidée de Québec. Gabriel Bernon doit rebâtir sa fortune, ce qu’il tente de faire en partie par la contrebande avec la Nouvelle-France, en commençant par l’Acadie. Parti lui-même à Londres où il espère trouver appui auprès des autorités anglaises, il envoie son fils Gabriel[30] à Piscataqua (Portsmouth)[31] dans le golfe du Maine commercer avec Charles de Saint-Étienne de La Tour[32] de Port-Royal, lequel lui vend une cargaison de pelleteries en échange d’autres marchandises. Leurs bateaux et cargaisons respectifs ayant été saisis, Gabriel fils raconte la débâcle à son père (lettre 1). Sa lettre exprime à la fois sa colère contre les Anglais responsables « de toutes les injustices que leur malice et crimes contre nous [leur] a pu suggérer » et sa sympathie pour les Acadiens coincés entre deux puissances hostiles. Les Anglais, dit-il, « font la plus grande injustice du monde aux gens de l’Acadie car ils les prennent sous leur protection et en même temps font des lois pour les faire crever de froid et de faim[33] ».

Peu après, depuis Londres, Gabriel Bernon prend contact avec son frère Samuel à La Rochelle, dans l’espoir, semble-t-il, d’entrer en relations avec des marchands de Québec. Nous ne possédons que la réponse de Samuel (lettre 2). Celui-ci consacre la moitié de sa lettre à la question religieuse, justifiant son choix de se convertir et essayant de convaincre son frère, brebis égarée, de rentrer au bercail français et catholique. Il hésite à s’impliquer dans les affaires malheureuses de Gabriel, ce qui ne conforte pas la thèse de John Bosher sur la continuation de l’internationale protestante après la révocation de l’édit de Nantes. Samuel écrit plutôt : « Vous priant que tout le commerce que nous aurons ensemble se termine à se donner fraternellement des nouvelles des uns et des autres. N’en bordant point d’autre à moins que ce ne soit pour lever quelques difficultés sur les sujets de religion qui vous peuvent empêcher de retourner dans votre chère patrie. » De son côté, Gabriel exprimera son dédain pour le choix religieux de son frère en inscrivant un poème à l’endos de cette lettre :

Les riches réunis de France sont bien drôles,

Du faux ils font de vrai, croyez à leurs paroles.

Ils sont bien convertis et sont bons catholiques

Pour le bien, pour l’honneur, quel tour de politique.

Ils voudraient ne point parler de l’église papiste,

Et encensent à la bête, y a-t-il rien de plus triste[34].

Pourtant, malgré ces frontières religieuses infranchissables, des affaires se brassent. À l’été 1698, Gabriel fils fait un voyage de commerce à Port-Royal redevenu possession française, accompagné de son beau-frère, Abraham Tourtellot, marin huguenot de Bordeaux marié à sa soeur Marie Bernon. Quand le gouverneur de l’Acadie, Villebon, essaie de les faire arrêter, l’équipage anglais s’échappe avec le bateau, abandonnant les deux commerçants à leur sort[35].

En 1699, Gabriel père, établi à Newport, au Rhode Island, depuis deux ans[36], parvient à élargir son commerce clandestin avec la Nouvelle-France au-delà de l’Acadie. Cette année-là, il reçoit quatre lettres témoignant de ses relations à Québec, de quatre correspondants différents, sans compter son frère Samuel, qui ajoute un post-scriptum à la première de ces lettres, celle de Peiré (lettre 3). Marchand rochelais ayant des intérêts canadiens, Jean Peiré fait partie d’une famille d’origine huguenote qui, comme les Bernon restés à La Rochelle, a dû se conformer au catholicisme pour commercer avec la Nouvelle-France après la révocation[37]. Sur le point de partir pour Québec, Peiré prie Gabriel Bernon d’embaucher deux Autochtones « à quelque prix que ce soit » pour porter à Montréal et à Québec les pièces qu’il joint à sa lettre. Il l’autorise aussi à verser une avance à ses correspondants, promettant de le rembourser « par l’Acadie ou par Londres comme vous voudrez », ajoutant : « Cela m’est de la dernière conséquence que le tout soit fait en secret. » Il ne s’agit pas ici de contrebande en soi. Peiré — secondé par Samuel Bernon, qui prie Gabriel dans son post-scriptum « d’apporter vos soins pour que les lettres de Monsieur Peiré soient rendues comme il vous en prie » — emploie des moyens de communication et de paiement clandestins pour vaincre ses concurrents en Nouvelle-France. De plus, Peiré promet d’écrire à Bernon depuis le Canada pour lui dire « ce qu’il y aura à faire » en matière de commerce, c’est-à-dire de contrebande[38].

Les deux lettres suivantes, datées l’une et l’autre du 2 juin 1699, laissent entrevoir la véritable contrebande entre les deux colonies, qui implique des membres de l’élite du Canada, de religion catholique, dans les personnes d’Augustin Legardeur de Courtemanche[39], officier des troupes intéressé au commerce, de sa femme et procuratrice, Marie-Charlotte Charest, de leur oncle François Provost[40], le nouveau gouverneur de Trois-Rivières, et, si Provost dit vrai, du gouverneur de la Nouvelle-France lui-même, Louis-Hector de Callière[41]. Marie-Charlotte Charest (lettre 4) et François Provost (lettre 5) répondent à des lettres qu’ils ont reçues de Gabriel Bernon et d’Augustin Legardeur de Courtemanche lors du passage de celui-ci en Nouvelle-Angleterre[42]. Sa visite, motivée d’abord par la politique, illustre encore une fois l’importance du réseau de communications clandestin reliant la France à la Nouvelle-France via les colonies anglaises.

Le gouverneur de Frontenac étant mort en novembre 1698, Augustin Legardeur de Courtemanche se rend en France, au plus vite et dans le plus grand secret, sur commission du gouverneur intérimaire, Callière, qui sollicite le poste permanent par préférence à son rival, Philippe de Rigaud de Vaudreuil. Gabriel Bernon non seulement facilite l’embarquement de Legardeur mais lui prête 12 louis d’or, ce qui lui permet de devancer l’émissaire de Vaudreuil à Versailles et d’assurer ainsi la nomination de Callière.

Où donc est-il question de contrebande ? Dans les lettres, les deux correspondants de Bernon expliquent qu’ils auraient pu le faire rembourser par les marchands de la Nouvelle-York venus à Montréal. Provost ajoute que, de Montréal, Callière « ne manquera sans doute de vous écrire par le nommé Abraham qui est d’Orange[43] ». (Fort Orange, aujourd’hui Albany, était, nous l’avons vu, au centre de la contrebande des fourrures entre la Nouvelle-France et les colonies anglaises.) D’ailleurs, en 1697, Legardeur et Provost avaient formé une société pour l’exportation des pelleteries en association avec Raymond Martel, le frère du premier mari de Marie-Charlotte Charest[44].

La dernière lettre (lettre 6) est de Michel Leneuf de La Vallière[45], récemment nommé major de Montréal. Sans aborder explicitement le commerce, elle témoigne des relations personnelles qui subsistent entre ce militaire français impliqué dans la traite et les marchands huguenots du Rhode Island, Bernon père et fils. Leneuf a visité Boston en automne 1699, le gouverneur de Callière lui ayant confié une mission diplomatique auprès du gouverneur Bellomont pour rapatrier les prisonniers français de la dernière guerre et évaluer la situation autochtone. Écrivant d’Albany, Leneuf remercie Gabriel père de l’avoir mis en contact avec son fils, qui a facilité son voyage et l’a même accompagné de Milford à Waterbury, au Connecticut, en route pour Albany[46]. Que fait-il dans cette capitale de la contrebande, et pourquoi connaît-il ces huguenots ? Il est permis de conjecturer qu’ils ont fait des affaires ensemble. À la fin de la lettre, en tout cas, Leneuf exprime son désir de rendre service aux Bernon et présente ses respects à la femme et à la fille de Gabriel père.

Pour conclure, le commerce de Gabriel Bernon à la fin des années 1690, y compris ses relations clandestines avec la Nouvelle-France, est assez florissant pour permettre aux huguenots chassés d’Oxford de s’y réinstaller en 1699 même si, toujours menacés par les Autochtones, ils devront l’abandonner définitivement en 1704. Désormais établi de façon permanente dans le Rhode Island, Gabriel Bernon finira par intégrer les réseaux anglais du commerce atlantique, mettant fin à cette période de contacts clandestins au travers de frontières poreuses[47]. Mais pendant une décennie, il aura employé deux stratégies parallèles : d’une part, la recherche de haut patronage dans l’empire anglais ; d’autre part, l’entretien d’un commerce clandestin avec l’empire français grâce à ses contacts familiaux.

C’est la première stratégie qui prévaudra à la longue, car, dans la famille Bernon, on peut suivre le lent déclin de l’internationale protestante au fil de la conversion de la branche française au catholicisme. Quand Samuel écrit à Gabriel pour la deuxième et dernière fois en 1714, c’est pour lui apprendre la mort de leur frère Jean, l’ancien pasteur protestant. Après avoir donné à Gabriel des nouvelles de sa femme et de ses enfants que celui-ci ne connaît pas, Samuel conclut : « Tout ce que je peux y faire c’est de vous y souhaiter tout le bonheur et la satisfaction ... et la bénédiction du ciel et vous fasse la grâce de venir en France, voir votre patrie, et vous réunisse à l’église[48]. » Mais bien ancré dans le Rhode Island depuis l’échec d’Oxford, Gabriel Bernon mourra à Providence à l’âge de quatre-vingt- douze ans sans jamais revoir son pays natal ou sa famille, et ayant contribué à la fondation de pas moins de trois paroisses anglicanes[49]. Faut-il donc donner raison à Jon Butler, et voir en ce réfugié huguenot un cas d’assimilation complète quoique progressive ? Rien n’est moins sûr, car même si Gabriel Bernon choisit de se conformer à l’église anglicane du Rhode Island, il conserve ses liens avec l’église française de Boston (huguenote), dont le pasteur, Pierre Daillé, mentionné dans la première lettre, dit de lui qu’il est « un de mes anciens et bons amis[50] ». Son évolution religieuse, comme d’ailleurs son identité linguistique et culturelle, relève plutôt d’un processus de créolisation tel que décrit par Bertrand Van Ruymbeke[51]. Les huguenots, à califourchon sur deux empires mercantilistes à la fin du 17e siècle, ont dû en fin de compte s’accommoder de leurs multiples frontières.