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« Emmenez-moi au bout de la terre / Emmenez-moi au pays des merveilles. » Voilà comment on pourrait imager la proposition de David Bélisle-Desmeules. Comme le chantait si brillamment Charles Aznavour, le monde des marins reste un monde mystérieux où la vérité se cache parfois à des endroits inattendus. Construit à partir du mémoire de maîtrise de l’auteur, En rade réussit autant à nous captiver qu’à nous faire rager. Rager, car sa proposition est si audacieuse et vaste qu’elle ne peut offrir qu’une réponse partielle. Néanmoins, grâce à une plume précise, érudite et narquoise, l’auteur réussit à brosser un tableau éclairant sur la relation qui existait entre les marins et le sailortown de Montréal durant la deuxième moitié du 19e siècle. Pour reprendre sa propre analogie, le style de l’ouvrage s’apparente au pointillisme : bien qu’un peu statique, l’ensemble des petits faits exposés donne un portrait vivant et haut en couleur.

On ne peut que constater l’ampleur du travail de recherche effectué par Bélisle-Desmeules. En traquant ce personnage presque fantomatique qu’est le marin, il a constamment dû élargir son territoire d’investigation : journaux d’époque, rapports annuels du Port de Montréal, archives médicales, etc. Quant aux angles d’approche, ils sont aussi variés qu’impressionnants : judiciaire, social, sociologique et même nécrologique ! L’auteur se base sur une historiographie ancrée dans le concept de sailortown, surtout grâce aux ouvrages de Judith Fingard (Jack in Port. Sailortowns of Eastern Canada, 1982) et de Stan Hugill (Sailortown, 1967).

En introduction, l’auteur dépeint l’atmosphère du port de Montréal à l’aube de la deuxième moitié du 19e siècle. Port marginal pour les transatlantiques au début du siècle, Montréal a pris graduellement du galon face à Québec, sa rivale. Là où vont les bateaux, là vont les marins. De huppée en 1840, la rue de la Commune (des Commissaires) est devenue en 1890 « l’échine du front populaire » de Montréal. La mauvaise réputation des marins, très majoritairement britanniques à cette époque, leur colle à la peau : peu importe où ils vont, ils ne sont généralement pas les bienvenus. Malheureusement, il ne subsiste que très peu de traces de la voix de ces hommes : il faut se fier à celle des citadins qui les ont vus débarquer de leur navire. C’est dans ce cadre en ébullition que Bélisle-Desmeules peint, point par point, le portrait des marins dans le port de Montréal entre 1852 et 1896.

Galvanisé par une entrée en matière aussi haletante, le lecteur doit tempérer son enthousiasme dans les deux premiers chapitres. Bien qu’instructif, le premier tourne autour des calamités causées par la proximité des eaux du fleuve : noyades, immondices, arrestations et nudisme sont au rendez-vous. Le deuxième chapitre s’intéresse surtout aux quais : petite criminalité du bord de l’eau, police du port ou encore actes de violence impliquant les marins. Plusieurs sujets traités auraient mérité qu’on leur consacre un livre complet : on pourrait à ce titre mentionner la police du port et son fabuleux arsenal de guerre, ainsi que l’arrivée salvatrice de l’éclairage électrique en 1882, une première mondiale.

C’est au troisième chapitre que le marin fait son entrée dans le sailortown : il s’agit, sans l’ombre d’un doute, de la partie la plus intéressante et trépidante de l’ouvrage. En effet, c’est surtout dans ces pages que l’on sent toute l’amplitude des interactions entre les marins et Montréal. David Bélisle-Desmeules nous fait déambuler dans les rues, puis nous fait faire la tournée des tavernes, lieux de prédilection des marins. Entre abus d’alcool et socialisation, nous accompagnons les « Jacks » durant leur courte escale en ville où se mêlent prostitution, jeux de hasard, bagarres et misère humaine. Comme le rappelle pertinemment l’auteur, les rixes se déroulent rarement en mer et les marins doivent attendre d’être sur terre pour régler leurs comptes. Selon l’analyse des comportements des marins on pourrait même conclure que ceux-ci sont, après de longs moments en mer, davantage dérangeants que violents pour les locaux. On peut même penser, selon les recherches de Bélisle-Desmeules, que les agresseurs étaient plus souvent de petits truands locaux que des marins.

Dans le quatrième chapitre, David Bélisle-Desmeules s’intéresse à l’une des parties les mieux connues de la vie des marins, soit leurs démêlés avec la justice. De ces milliers d’hommes en marge de la société, l’histoire a surtout retenu leur devoir de loyauté envers leur engagement. Le devoir du marin est plus près de celui du soldat que de celui de l’ouvrier : s’il déserte, refuse de travailler ou s’embarque sur un autre navire, il se verra autant taxé d’être un criminel qu’un traître. Cependant, le respect du code d’honneur du marin est généralement proportionnel à son rang : les déserteurs sont habituellement issus des rangs inférieurs, soit ceux qui doivent endurer les pires conditions et traitements.

La dernière partie d’En rade s’intéresse à la relation entre les marins et les hôpitaux montréalais, soit l’Hôpital général de Montréal et l’hôpital Notre-Dame. Ici encore, plusieurs sujets auraient mérité à eux seuls une recherche exhaustive. Citons notamment la dangerosité du métier, l’utilisation des cadavres de marins par les facultés de médecine ainsi que les épidémies et les quarantaines. L’auteur s’attarde longuement ensuite aux relations administratives entre les marins et les hôpitaux montréalais. Peut-être ce dernier chapitre aurait-il pu être fusionné avec le précédent afin d’aérer un peu l’ouvrage.

Bien que l’avide historien veuille constamment en savoir plus, il est raisonnable de penser que la contribution de Bélisle-Desmeules soit celle du défricheur et du pionnier. Le nombre de sujets qui mériteraient de plus amples recherches reste important ; mais en raison du peu d’information disponible, on ne peut qu’applaudir le travail de Bélisle-Desmeules. Il est à souhaiter qu’En rade puisse être le socle sur lequel se construira l’historiographie des relations entre les marins et Montréal au 19e siècle.