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Vaccinations est paru en 2019, au terme d’une décennie qui a vu s’amplifier la promesse vaccinale. Selon Laurence Monnais, l’inflation des promesses pose un problème politique et sanitaire que son livre doit éclairer par une étude de cas historique : l’épidémie québécoise de rougeole de 1989.

Le problème ? L’efficacité des vaccins du 20e siècle inspire, après 1980, une idéologie vaccinale qui promet l’éradication d’un éventail toujours plus large de maladies. Une panacée bienvenue dans un monde imprévisible ! Sans contester la vaccination, Monnais soutient que la transformer en un tel mythe scientiste appauvrit la discussion publique : cela fait oublier la texture sociale des comportements vaccinaux et la complexité de la relation entre vaccination et maladie. Il en résulte une polarisation entre « pro- » et « anti-vaccins », alors que la complexité de la pratique vaccinale requiert des jugements nuancés. Dans les faits, le « retour » de certaines maladies n’est pas toujours une conséquence directe du mouvement antivaccinal, et il n’est pas sûr que multiplier les vaccins soit toujours de bonne politique : « vacciner contre la polio ou la rougeole, absolument, mais contre la varicelle ou H1N1 ? » (p. 29). Un débat décrispé est de mise. Un détour par l’histoire peut y contribuer.

Monnais illustre cet argument en disséquant l’épidémie de 1989. L’épisode fera voir les variables locales qui influencent le recours à la vaccination et les effets du vaccin sur la propagation du virus. L’introduction du livre expose ces points de départ et pose des repères historiographiques, dont l’oeuvre de Mirko Grmek qui insiste sur l’historicité des liens entre une maladie infectieuse et les sociétés humaines. La discussion des sources est un peu escamotée, mais l’ouvrage repose sur des textes journalistiques, des archives et des entrevues.

Six chapitres explorent les racines de l’épidémie de 1989. Le chapitre 1 présente les grandes lignes. Apparue dans les écoles, l’épidémie fait 10 000 cas comptabilisés et ne se résorbe qu’avec les vacances scolaires d’été. Monnais médite sur la part qu’ont pu jouer le contexte mondial (la rougeole connaît alors un sursaut temporaire), le contexte local (les politiques provinciales sont remises en question) et le comportement capricieux du virus.

Cela l’amène à réfléchir, au chapitre 2, sur la « dissociation entre vaccination et immunisation » (p. 50). Monnais offre un bel historique de la rougeole pour montrer que la vaccination n’est qu’un moment dans l’histoire d’une « rencontre inconstante » entre une maladie à plusieurs faces, l’évolution des contextes de vie et une offre fragmentée de médicaments. Devant cette complexité, il est normal que le virus et ses effets évoluent en réaction au changement social et pharmaceutique, Monnais parlant après 1963 de « coproduction entre la rougeole et son vaccin » (p. 62). Comme des vaccins concurrents ont différents effets, l’histoire obscure des choix d’approvisionnement devient une histoire politique. Monnais suit donc la trace des divers vaccins administrés, de 1971 à 1985, aux enfants québécois qui subiront l’épidémie de 1989. Elle note que le calendrier vaccinal varie selon le lieu et le temps, même à l’échelle du Québec, ce qui multiplie les risques d’une vaccination peu ou pas efficace. L’auteure en conclut qu’un écart entre la capacité théorique des vaccins et la réalité du terrain est inévitable — et sensible aux choix des acteurs.

Les chapitres suivants détaillent les facteurs sociaux qui influencent les décisions de vaccination dans le Québec des années 1970 et 1980. Le chapitre 3 décrit les ratés du système public qui tolère de fortes inégalités d’accès durant les années 1970, ce qui explique la vulnérabilité des adolescents en 1989. La lourdeur du fédéralisme, les débuts cahoteux des CLSC et la concurrence entre vaccins n’aident pas. Les chapitres 4 et 5 traitent du refus de la vaccination, dont Monnais revisite les motifs. Elle insiste sur leur diversité et leur historicité : « l’idée qu’il existe un mouvement anti-vaccination est un mythe et ces dénis doivent être sondés en tant que postures de circonstances » (p. 143, italiques de l’auteure).

Le chapitre 4 analyse les motifs politiques de groupes antivaccinaux comme la Ligue pour le vaccin libre, née en 1965. Monnais les situe dans le contexte créé par la Révolution tranquille et le triomphalisme médical. Des militants naturopathes comme Paul-Émile Chèvrefils combinent la lutte antivaccinale, la promotion de thérapies alternatives et la fréquentation des premiers groupes indépendantistes pour défendre la population contre une double domination, canadienne et biomédicale. Le débat prend des teintes de gris à cause des limites techniques de la vaccination : l’actualité est marquée par la persistance d’une obligation vaccinale obsolète contre la variole, par la campagne antigrippale ratée de 1976 et par la judiciarisation de cas parfois spectaculaires d’effets secondaires post- vaccinaux. Après 1980, les militants masculins cèdent la place à des figures féministes, critiques du paternalisme médical et de scandales sanitaires touchant les femmes (thalidomide, stérilet Dalkon Shield). L’arrogance du Collège des médecins devant les demandes de démédicalisation de l’accouchement attise cette polarisation entre une frange du mouvement féministe et l’institution médicale. Monnais dresse dans ce chapitre un portrait vivant et détaillé de la scène politico-sanitaire québécoise de 1960 à 1990.

Le chapitre 5 revisite des « hésitations » parentales plus discrètes, plus personnelles. Après 1975, l’évolution de la parentalité, des stratégies vaccinales et des priorités en santé publique modifie les calculs des familles dans le sens d’une individuation des décisions de santé. Alors que la lutte contre le tabac, le sida ou les allergies monopolise la scène, des maladies devenues « bénignes » comme la rougeole se ringardisent, et même l’épidémie de 1989 n’alarme guère l’opinion, y compris médicale. La flambée mortelle de méningite de 1991 ravive l’appétit pour la vaccination, mais les hésitations du réseau de la santé mettent à mal la confiance en l’État. Le chapitre 6 voit se durcir l’opposition, après 1990, entre un projet vaccinal plus affirmé et une méfiance antivaccinale très médiatisée qu’incarne la Dre Guylaine Lanctôt, radiée en 1996. Divers épisodes révèlent la complexité de la prise de décision publique en matière de vaccin, à une époque où le refus de la médicalisation prend des formes crédibles dans d’autres sphères comme l’accouchement. L’affaire Wakefield (publication en 1998 d’une étude frauduleuse sur des liens de causalité entre vaccin RRO et autisme) radicalise cependant la discussion publique à l’échelle mondiale, en surfant sur une politisation des vaccins qui s’observait jusque-là surtout localement.

Le propos du livre est que le débat pour ou contre la vaccination cache une réalité politique et sociotechnique complexe qui doit être évaluée au cas par cas, puisque toutes les maladies, tous les vaccins et toutes les sociétés ne se ressemblent pas. Le cas de la rougeole montre qu’on ne peut pas incriminer que les décisions des individus pour les échecs ou semi-échecs de la vaccination. Monnais croit qu’une discussion critique intelligente et bien historicisée servira la cause d’une vaccination raisonnable, consciente de ses propres limites et de sa place dans la longue histoire des relations incertaines entre l’État, l’institution médicale et les différents groupes sociaux.

L’ouvrage se lit bien, offre une structure claire et des moments forts. Destiné à un large public (Monnais s’excuse de ses notes de bas de page), il est néanmoins exigeant à cause de sa teneur, et l’écriture est parfois échevelée. Bien que solidement appuyé sur les sources, le caractère préliminaire de certaines analyses n’est pas dissimulé, ce qui stimule l’intérêt. Le propos principal n’en est pas moins convaincant. Enfin, la qualité de la mise en contexte fait de certains chapitres d’excellentes portes d’entrée sur l’histoire politique de la santé.