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« Ce n’est pas seulement comme fourragère[1] que la ménagère est un facteur important sur le marché — elle influence, dit-on, tous les achats. » Ainsi débute un article publié en 1931 dans le journal interne bilingue de la compagnie de distribution de gaz et d’électricité Montreal Light, Heat & Power Consolidated (MLHP)[2]. L’article, intitulé « Le sexe acheteur » (figure 1), rend compte d’une conférence donnée par Clara Zilleson, responsable de la publicité pour la Philadelphia Electric Company, devant le comité féminin de la Canadian Electrical Association[3]. Zilleson souligne l’influence des femmes sur toutes les décisions d’achat : « De ce monde réglé par la logique masculine, se sont levées des conceptions psychologiques qui ont changé les façons de voir : les émotions ne sont plus dédaignées, on tient compte de leur influence à propos d’articles comme l’automobile, le gaufrier ou le poêle à gaz. » Cet appel d’une publicitaire à prendre en compte les émotions — associées implicitement au domaine féminin — dans les annonces de produits de consommation illustre bien une idée qui prend racine dans cet univers au début du 20e siècle : l’importance de convaincre les femmes de domestiquer deux nouvelles formes d’énergie distribuées en réseau : le gaz et l’électricité. Pour ce faire, les administrateurs des entreprises d’énergie se persuadent qu’il faut engager des femmes en démonstration et en vente pour s’adresser directement aux ménagères afin de les convaincre des bienfaits des appareils électriques et au gaz. Entre femmes, croient-ils, le courant mercantile passera mieux.

Le présent article s’intéresse au rôle joué par les femmes dans l’avènement d’une modernité énergétique caractérisée par la consommation abondante d’énergie fournie par des réseaux en grande partie souterrains et médiée par l’utilisation d’appareils fournissant des « services énergétiques » — ici la cuisson, l’éclairage, le nettoyage et le chauffage[4]. A priori, on pourrait croire que cette histoire est surtout masculine. Ce sont des hommes qui ont planifié et construit les grands réseaux d’électricité et de gaz à Montréal comme ailleurs à partir de la fin du 19e siècle. La plupart des employés de l’industrie de l’énergie sont des hommes — c’est même encore le cas aujourd’hui[5]. Plus généralement, il existe des liens forts entre masculinité et technologie. Puisque le monde social façonne les objets techniques, de leur conception à leur adoption, les appareils et les systèmes techniques conçus par les hommes reproduisent et matérialisent les structures de domination masculine[6]. Pourtant, les femmes ont joué un triple rôle dans l’avènement de la modernité énergétique décrite dans cet article : 1) en tant que productrices de savoirs associés à l’économie domestique, discipline créée à la fin du 19e siècle dans le but de rationaliser le travail domestique féminin[7] ; 2) en tant que démonstratrices et vendeuses de biens et de services reliés au gaz et à l’électricité ; et 3) en tant qu’acheteuses et utilisatrices de ces appareils dans leur travail domestique.

Figure 1

En-tête d’un article paru en 1931 dans Dual Service

Archives d’Hydro-Québec

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L’étude de ces trois rôles implique des positionnements historiographiques particuliers. Premièrement, cet article s’inscrit dans une tendance récente en histoire des sciences et des techniques qui cherche à restituer le rôle historique joué par les femmes dans les institutions de savoir. Allant au-delà du genre biographique centré sur de grandes figures comme Marie Skłodowska-Curie ou Grace Hopper, ce courant attribue un pouvoir historique à l’action de femmes souvent demeurées anonymes même dans les archives[8]. Ce positionnement implique que l’on élargisse le spectre de ce qu’on considère comme des activités scientifiques et techniques et des lieux où on peut les repérer. La vitrine du magasin, le salon de démonstration, le pensionnat pour filles ou encore la cuisine de l’école ménagère deviennent ainsi des lieux de diffusion de savoirs sur le fonctionnement d’objets techniques, sur l’hygiène ou encore sur la nutrition[9].

Deuxièmement, il convient de considérer de manière plus nuancée l’héritage du mouvement d’économie domestique dans l’évolution du rôle social des femmes au 20e siècle. Alors que certaines historiennes ont pu voir dans ce mouvement une forme d’éducation conservatrice promouvant la domesticité et des valeurs chrétiennes étouffantes[10], d’autres travaux plus récents ont plutôt démontré que l’économie domestique pouvait faire office de formation professionnelle au-delà du foyer familial et ainsi promouvoir l’autonomie féminine[11]. Elle pouvait aussi stimuler l’intérêt pour les connaissances scientifiques et techniques chez les femmes. Cet article embrasse cette dernière vision en montrant que les savoirs diffusés par les sciences domestiques ont influencé la modernisation des ménages et des mentalités au Québec. Ils participent à l’avènement d’une société de consommation qui crée un espace important de participation politique des femmes avant l’obtention du droit de vote[12]. Pour saisir ces transformations, il faut adopter une vision gradualiste et consensuelle du changement social. Les femmes considérées dans le présent article ne sont pas des révolutionnaires iconoclastes. Elles agissent à l’intérieur de la sphère qui leur est assignée tout en tentant de gruger graduellement des responsabilités et du pouvoir. Pour reprendre la formule de l’historienne Tina Loo, ces femmes colorient à l’intérieur des lignes tout en les déplaçant[13].

Troisièmement, la perspective adoptée ici va à contre-courant des récits historiques plaçant les concepteurs de systèmes techniques et les fournisseurs d’énergie au centre du tableau[14]. Elle dirige plutôt le regard vers les processus de diffusion, de domestication et de consommation. Les utilisatrices et les consommatrices ne sont pas considérées comme des réceptacles passifs ou impuissants de discours publicitaires parfois trompeurs mais bien comme des actrices importantes du changement technologique[15]. Leurs choix de consommation et leur utilisation des objets techniques soulignent leur agentivité dans la prise de décision, évidemment contrainte par des structures sociales genrées et une économie politique capitaliste[16]. C’est ce que met en évidence l’histoire de la consommation, particulièrement attentive aux mouvements de consommatrices et de consommateurs et à leur influence sur les stratégies des entreprises dans la vente de produits de consommation[17]. Il convient donc ici d’étudier l’utilisation des technologies plutôt que l’innovation technologique[18].

Étudiant successivement les trois rôles féminins présentés plus tôt (productrices de savoirs, vendeuses et consommatrices), cet article est divisé en trois parties. La première présente le développement de l’économie domestique québécoise ainsi que ses liens avec l’industrie de l’énergie. La deuxième examine la promotion de l’électricité et du gaz par les vendeuses formées en sciences domestiques. La troisième analyse les liens entre les savoirs des sciences domestiques et la consommation de nouvelles formes d’énergie par l’entremise de nouveaux appareils ménagers utilisés par les travailleuses domestiques. Croisant histoire de l’énergie, des entreprises et des sciences, cet article explore donc les liens encore peu étudiés entre sciences domestiques, savoirs énergétiques et industrie afin de mettre en lumière le rôle protéiforme joué par les femmes dans le processus de transition énergétique du 20e siècle.

Une formation scientifique pour les consommatrices de demain

L’économie domestique en tant que savoir et l’industrie électrique se constituent toutes deux à la fin du 19e siècle au Québec et entretiennent tout de suite des liens étroits[19]. Si les premières écoles d’enseignement ménager sont créées par des institutions religieuses, un équivalent laïc, l’École ménagère provinciale (EMP), est établi en 1904 à Montréal. Cet établissement est une initiative des Dames patronnesses de l’Association Saint-Jean-Baptiste[20]. L’institutionnalisation de l’économie domestique s’inscrit dans le contexte d’une séparation plus accusée des rôles de genre, produit de la révolution industrielle qui consacre le modèle du travail salarié de l’homme pourvoyeur et de la femme au foyer s’occupant des tâches domestiques et des enfants. L’homme est associé à la sphère de la production et la femme à celle de la consommation — une dichotomie trompeuse puisque la femme au foyer accomplit elle aussi un travail, quoique non salarié ni reconnu comme tel socialement[21]. L’époque est aussi marquée par la disparition graduelle des domestiques dans les foyers urbains, notamment à cause de l’apparition de nouvelles possibilités d’emploi pour les jeunes femmes qui occupaient traditionnellement cette fonction[22]. Si un quart des foyers montréalais employait des domestiques ou des apprentis en 1842, ce n’est plus qu’un foyer sur onze en 1901[23]. La création de l’EMP est liée à ce contexte de « crise de la domesticité[24] ». Finalement, un vent scientiste souffle sur les sociétés industrielles, à une époque de structuration et de recherche de légitimité des disciplines académiques[25]. Tous ces facteurs concourent à la création d’une discipline à vocation scientifique qui vise à rationaliser le travail ménager des maîtresses de maison bourgeoises sous l’influence de la gestion scientifique du travail et de l’hygiénisme[26].

Parmi les membres fondateurs de l’EMP, on retrouve plusieurs notables associés à l’industrie énergétique naissante[27]. Frédéric-Liguori Béique, banquier et sénateur, fait partie du « Comité des Messieurs ». Il donne 100 dollars pour l’établissement de l’école et lui fait un prêt de 491 dollars, le premier d’une série qui permettra à l’établissement de se maintenir en vie à ses débuts. Il a fait partie des dirigeants de la Royal Electric Company, entreprise électrique dominante sur la scène montréalaise jusqu’à la création de la Montreal Light, Heat & Power en 1901[28]. Louis-Joseph Forget donne pour sa part 50 dollars. Aussi sénateur, ex-président de la Bourse de Montréal, il est impliqué dans plusieurs industries, notamment celle de l’énergie. Actif dans la Royal Electric Company, il joue ensuite un rôle déterminant dans la formation de la MLHP et demeure membre de son conseil d’administration jusqu’à sa mort en 1911. Joseph-Rosaire Thibaudeau, autre sénateur et homme d’affaires, contribue aussi financièrement à l’EMP, « rendant d’inappréciables services qui le mettent au premier rang des bienfaiteurs de l’institution[29] », selon une brochure de 1908. Il fait partie du comité d’incorporation de la Chambly Manufacturing Company en 1888, laquelle inaugurera en 1899 une centrale hydroélectrique dans cette ville[30]. C’est aussi un membre important du conseil d’administration de la Royal Electric Company. D’autres notables, comme le sénateur Raoul Dandurand, sont aussi impliqués.

Les femmes fondatrices de l’EMP font aussi honneur à la haute société canadienne-française liée à l’industrie énergétique montréalaise. Caroline-Angélique Dessaulles, épouse de Béique, préside le comité de création de l’école — puis l’EMP même jusqu’en 1936 — et Marguerite La Mothe, épouse de Thibaudeau, en est la vice-présidente. Blanche McDonald, épouse de Rodolphe Forget — le neveu de Louis-Joseph, lui aussi très actif dans le secteur de l’énergie —, fait partie des contributrices d’origine, tout comme Marie-Henriette Lamothe. Veuve de Raoul Saveuse de Beaujeu — homme politique et héritier des droits sur la seigneurie de Soulanges —, celle-ci fonde avec d’autres membres de sa famille ainsi que Casimir Dessaulles la Cedar Rapids Manufacturing and Power Company en 1904. Cette compagnie est vendue en 1912 à la MLHP qui construit sur ses terres des Cèdres une centrale hydroélectrique importante[31]. Une parente, Mlle de Beaujeu (sans doute sa fille), part avec une certaine Jeanne Anctil suivre des cours d’économie domestique à Paris puis à Fribourg. À leur retour, l’expertise glanée outre-mer sert à lancer les premiers cours de l’EMP, en 1906.

Cette petite élite canadienne-française est tissée serrée, comme le révèlent les mémoires de Caroline-Angélique Dessaulles[32]. Les Thibaudeau, les Rosaire, les Béique, les Beaujeu et les Forget se côtoient depuis l’enfance, s’inscrivant dans de longues lignées de dignitaires politiques et économiques influents dans la province de Québec. Ils sont actifs dans plusieurs industries en tant qu’actionnaires et membres de conseils d’administration. Les Forget, dont la maison de courtage financier représente la moitié des transactions à la Bourse de Montréal en 1895, détiennent des participations importantes dans les secteurs du tramway, des transports, de l’électricité, du charbon ou encore de l’acier[33]. Ces acteurs comprennent l’occasion économique que représente la modernisation des foyers québécois. C’est entre autres la raison pour laquelle ils investissent et s’investissent dans le mouvement de l’économie domestique.

Dès le départ, l’EMP propose deux types de formations : un parcours diplômant et des cours à la carte. Une minorité d’étudiantes suivent un cursus sur trois ou quatre ans qui les forme pour enseigner et pratiquer l’économie domestique. Elles entrent à l’école vers l’âge de dix-huit ans. Celle-ci formera environ 500 travailleuses en sciences ménagères jusqu’à sa fermeture en 1959[34]. À en juger par la profession exercée par leurs pères, les élèves sont en grande majorité issues des classes moyennes et supérieures[35]. Les parcours de vie après le diplôme, assez variés, sont difficiles à quantifier[36]. Plusieurs deviennent enseignantes d’économie domestique — pour les cours ruraux offerts par le ministère de l’Agriculture, pour la Fédération Saint-Jean-Baptiste, dans les écoles publiques, dans les paroisses montréalaises et dans les différentes écoles ménagères de la province[37]. D’autres travaillent dans les hôpitaux comme diététiciennes. Certaines entrent dans les ordres, l’une d’elles devenant par exemple missionnaire en Chine[38]. Une bonne partie finit femme au foyer. Finalement, un certain nombre de ces diplômées sont embauchées par des entreprises privées. Mlle Bétournay est par exemple engagée par deux compagnies de pâtes et papier en 1919 pour donner des cours de cuisine, de couture et d’hygiène aux travailleuses de la Compagnie de pulpe de Riordon à Hawkesbury (Ontario) et de la Laurentide Pulp Company à Grand-Mère[39]. La Canadian Rubber Co. fait aussi appel aux services de l’EMP afin de donner des leçons de cuisine au sein de son établissement[40]. Léonie Laplante, qui semble avoir été diplômée de l’EMP, devient fabricante de bonbons et revient à l’école donner des cours de fabrication de sucreries. Son initiative entrepreneuriale est saluée en ces termes par la directrice Antoinette Gérin-Lajoie en 1932 : « Mademoiselle Léonie Laplante n’a-t-elle pas donné un bel exemple qu’une jeune fille garde-malade, bachelière, pouvait, tout en gardant sa distinction, pousser très loin une industrie domestique[41] ? »

Mais l’influence de l’EMP se fait tout autant sentir par l’entremise de ses cours à la carte souvent donnés le soir et qui sont beaucoup plus courus. On estime que plus de 40 000 femmes assistent à ces cours pendant les cinquante-cinq ans d’existence de l’école[42]. Les cours de cuisine sont les plus populaires, avant d’être détrônés par les cours de couture dans les années 1940 (voir les tableaux 4 et 5 en annexe). Ces cours ne requièrent pas d’inscription préalable, seulement le paiement d’une somme à l’entrée ou l’achat d’une série de cours. Voici comment Blanche Clément, professeure à l’EMP, décrit cette clientèle dans une lettre à Raoul Dandurand, président de la Section des Messieurs de l’école jusqu’en 1936 : les cours de jour, écrit-elle, « sont suivis par des jeunes filles, des mamans sorties depuis longtemps du couvent ou de l’école primaire, ou qui, pour des raisons spéciales n’ont pas eu l’avantage d’avoir des notions d’économie domestique[43] ». Les « cours de démonstration » (figure 2), donnés plutôt en soirée, « sont suivis par des personnes d’expérience désireuses de se perfectionner dans l’art culinaire[44] ». Bref, ce sont des femmes bourgeoises de tous âges qui assistent à ces cours. Dans les premières années, on offre des cours en anglais (voir le tableau 1), mais ils disparaissent pendant la Première Guerre mondiale pour des raisons découlant probablement de la concurrence du Collège MacDonald de l’Université McGill, qui offre un diplôme en household sciences à partir de 1918.

Les données sur la fréquentation témoignent de la popularité des cours de cuisine (voir les tableaux 1 à 5 en annexe)[45]. Ces chiffres sont à considérer avec prudence puisqu’il est courant de ne se présenter qu’une fois à une démonstration dont le thème a été annoncé dans les journaux, et ce genre de participation n’est pas toujours comptabilisé. Par exemple, pendant l’année 1918-1919, on donne des cours dans 11 paroisses associées à la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste, pour un total de 6 276 auditrices non comptabilisées au paragraphe précédent[46]. Plusieurs associations sollicitent l’expertise des enseignantes de l’EMP, notamment les sociétés fédérées des employées de bureau, de magasins, de manufactures et de femmes d’affaires, dont les « demoiselles viennent s’initier au secret de l’art culinaire, de l’Hygiène et de la tenue de maison[47] ».

Figure 2

Une classe de cuisine à l’École ménagère provinciale, 1938

Maurice Proulx, Les écoles ménagères provinciales, 4 min. 56, Bibliothèque et Archives nationales du Québec

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Ces indications quantitatives et qualitatives laissent entrevoir la popularité des savoirs diffusés par l’EMP et par les autres institutions d’économie domestique à Montréal dans la première moitié du 20e siècle. Mais quels savoirs concernent directement le domaine de l’énergie ? Les étudiantes qui suivent le programme complet et qui deviendront des travailleuses des sciences domestiques sont directement exposées à la science de l’énergie dans leurs cours de physique et de chimie, cours ajoutés au programme dès 1907 et donnés dans un laboratoire spécial à partir de 1933[48]. Elles sont par exemple familiarisées avec les concepts de pesanteur, de pression atmosphérique, de chaleur et d’électricité dans les cours de physique[49].

Si ces principes scientifiques leur sont enseignés, c’est parce qu’ils facilitent la compréhension des phénomènes du quotidien domestique comme la cuisson, la fermentation des aliments et le nettoyage. Remarquons l’importance des matières scientifiques dans le programme. Pour l’année 1942-1943, par exemple, celui-ci prévoit 70 heures d’anatomie et de physiologie, 60 heures de microbiologie, 30 heures de biologie, 30 heures de nutrition, 25 heures de chimie appliquée et 10 heures de physique — à côté de cours éclectiques portant autant sur les « problèmes de biophilosophie et de religion » (15 heures) que sur les « enfants exceptionnels » (10 heures)[50]. Les notes de ces cours de science et les questions d’examen conservées dans les archives font état d’un enseignement relativement poussé et complexe, loin des frivolités parfois associées à la science domestique. Des concepts liés à l’énergie et à la thermodynamique comme le travail, la chaleur et la température sont étudiés, tout comme l’électricité et le magnétisme. Les examens à la fin des années 1950 couvrent les effets produits par le courant électrique, le rôle joué par les fusibles dans un circuit électrique, la définition des coulombs (unité de charge) et des ampères, les lois de l’induction, les tarifs d’électricité et les principes de la distribution du courant électrique dans les habitations[51].

Les cours établissent aussi des liens entre le corps humain et la machine, l’un comme l’autre ayant besoin de combustible pour fonctionner adéquatement[52]. Selon Antoinette Gérin-Lajoie, les aliments « sont pour le corps ce que le charbon est pour le générateur de la machine à vapeur ». Le but du corps est de maintenir sa température et de « produire du travail[53] ». Reprenant le même champ lexical, on enseigne que l’énergie solaire emmagasinée par les plantes est ensuite utilisée et libérée par les organismes humains[54]. Ces analogies sont parlantes pour des femmes accoutumées à utiliser des combustibles physiques, le bois et le charbon, pour les usages domestiques et bien conscientes de la relation entre la quantité de combustible consommée par un poêle et la chaleur fournie, par exemple.

D’une manière plus concrète, les étudiantes sont amenées à faire connaissance avec les différents appareils domestiques fournissant des services énergétiques nécessaires au maintien d’un foyer confortable et efficace. Il faut rappeler que les formations en économie domestique servent en grande partie à préparer les femmes à leur rôle de consommatrices. L’importance de ce rôle est mise en exergue par les deux guerres mondiales du 20e siècle, durant lesquelles le gouvernement canadien fait constamment appel aux femmes pour faire respecter ses mesures visant à contrôler les prix, à rationner les biens de consommation — des aliments aux combustibles — et à encourager le recyclage et la récupération[55]. C’est pourquoi des liens forts unissent les compagnies produisant des biens de consommation et les écoles d’enseignement ménager, pas seulement après la diplomation, comme on l’a vu ci-dessus, mais aussi pendant les études.

Les étudiantes font plusieurs visites éducatives dans des entreprises afin de se familiariser avec leurs processus de production ainsi que leurs produits, par exemple à la compagnie de produits chimiques DuPont, chez Kraft Foods ou au supermarché Steinberg[56]. Elles visitent aussi des laboratoires d’analyse[57]. Il est très probable que les étudiantes de l’EMP aient visité les magasins de la MLHP et d’autres vendeurs d’électroménagers et d’appareils au gaz[58]. Elles assistent à des démonstrations qui présentent le fonctionnement des différents appareils ainsi que leurs avantages. L’influence des entreprises privées se manifeste aussi par des placements de produits. Des entreprises comme Catelli et Boudrias Frères Limitée font parvenir des produits culinaires à l’EMP en 1948. Estelle Leblanc, alors directrice de l’institution, les remercie en ces termes : « Votre contribution aidera énormément les professeurs d’art culinaire dans leur enseignement… et par ricochet votre générosité ne peut que vous aider par la publicité donnée à vos produits[59]. » Dans les différents cours de cuisine, les équipements à l’électricité et au gaz sont mis en avant (figures 2, 3 et 4)[60]. Il est donc avantageux pour les entreprises de cibler les écoles d’économie domestique puisque c’est là que sont apprises les normes de consommation qui influenceront les décisions d’achat des femmes.

Figure 3

Le grand réfrigérateur mécanique de l’EMP (fonctionnant vraisemblablement au gaz), 1938

Maurice Proulx, Les écoles ménagères provinciales

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Figure 4

Cours d’art culinaire donné par les élèves de l’École ménagère provinciale en 1952

« Mademoiselle Leblanc. École ménagère provinciale », 1952, Bibliothèque et Archives nationales du Québec, E6, S7, SS1, D56170-56175

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Vendre la modernité énergétique sur le plancher des magasins

À partir de la Première Guerre mondiale, les gestionnaires de la MLHP comprennent qu’ils ont avantage à cibler les écoles ménagères pour faire la promotion de l’électricité. Celle-ci intéresse d’abord l’industrie, qui remplace graduellement la vapeur et l’énergie hydraulique par l’hydroélectricité dans les usines montréalaises[61]. Mais la demande industrielle, principalement diurne, n’est pas assez étendue aux yeux des ingénieurs responsables de la planification des infrastructures énergétiques. En effet, les centrales hydroélectriques fonctionnent sans arrêt, puisque l’eau qui fait tourner les turbines coule jour et nuit, mais l’électricité, qui ne peut pas être stockée, est produite en pure perte une bonne partie du temps. Il en résulte un gaspillage d’énergie aux yeux des compagnies dont les réseaux, coûteux à construire et à entretenir, sont sous-utilisés. C’est pourquoi elles cherchent activement à diversifier leur clientèle[62]. C’est particulièrement vrai quand la Première Guerre mondiale prend fin et que la demande industrielle s’essouffle[63]. Le secteur de l’énergie se tourne alors vers un autre type de demande capable de consommer de l’énergie hors des pics de charge industriels : les ménages. On estime qu’un ménage montréalais sur deux est connecté au réseau électrique vers la fin des années 1910[64]. La consommation domestique se résume alors à quelques ampoules pour l’éclairage. L’objectif est donc de raccorder tous les ménages montréalais au réseau et d’augmenter la consommation en développant d’autres usages à travers des appareils comme les cuisinières électriques, les fers à repasser électriques et les aspirateurs. La MLHP cherche aussi à promouvoir l’utilisation du gaz manufacturé à mesure que les pénuries de charbon causées par la Première Guerre mondiale s’estompent.

C’est dans ce contexte que les dirigeants du secteur énergétique choisissent de cibler les femmes dans leurs communications d’entreprise. En tant que responsables de la sphère domestique et de la consommation, c’est elles qu’il faut convaincre des bienfaits de l’électricité et du gaz. Jusqu’à présent, la majorité de leurs services énergétiques ont été fournis par le bois et le charbon. Ces deux combustibles, souvent livrés à domicile et stockés dans les arrière-cours des immeubles, sont bien intégrés à leur quotidien. Ils s’inscrivent dans une économie morale de l’énergie physique caractérisée par un approvisionnement local et une ressource visible qui rendent concrets les liens entre source d’énergie et services énergétiques. Au contraire, le gaz et l’électricité sont distribués par des réseaux partiellement souterrains et invisibles[65]. Ils sont vendus par une grande entreprise monopolistique, la MLHP, dont la réputation n’est pas reluisante, entre les accusations de tarifs excessivement élevés, de montages financiers et d’insoumission face à l’État[66].

L’invisibilité de ces nouvelles sources d’énergie mène à une incompréhension de leur fonctionnement et surtout de leur facturation[67]. De plus, les réseaux de distribution causent plusieurs accidents à leurs débuts, notamment des incendies d’origine électrique et des explosions de gaz, à cause de leur implantation précaire dans le tissu urbain[68]. En outre, l’approvisionnement est instable : les interruptions de service sont fréquentes à cause des caprices hydrologiques, comme le frasil ou les embâcles de glace sur les cours d’eaux aménagés, et des nombreux bris d’équipement[69]. Le voltage et la pression du gaz sont irréguliers. Pour toutes ces raisons, les femmes hésitent à faire le choix de la modernité énergétique au début du 20e siècle et s’appuient sur des pratiques de consommation fiables ancrées dans le quotidien depuis des générations[70]. Il faut faire attention à ne pas juger les processus de domestication avec le bénéfice du recul historique. C’est un peu ce qu’exprime Caroline-Angélique Dessaulles quand, se remémorant sa vie avant le service d’eau universel, elle écrit : « Il n’y avait pas moyen de faire autrement, et chacun, habitué à ces misères, les trouvait toutes simples[71]. » Si certains des avantages de l’électricité et du gaz semblent évidents aujourd’hui, les problèmes qui viennent d’être évoquées expliquent leur lente adoption dans les foyers — ce qui exaspère les administrateurs de la MLHP.

C’est avec ces réticences des consommatrices en tête que la compagnie inaugure un département publicitaire en 1916[72], en plein coeur d’une guerre qui donne un coup d’accélérateur dans la pratique des relations publiques[73]. Selon le journal interne de la MLHP, la publicité doit autant servir à « inculquer dans les esprits du public acheteur l’information qui sera rappelée au moment où la demande se présente » qu’à « créer le désir d’acheter[74] ». Les campagnes de communication de l’entreprise sont nombreuses et prennent différentes formes : pièces de théâtre, publicités dans la presse et désormais à la radio, expositions et défilés[75]. Elles associent toutes l’électricité et le gaz à la modernité, à la propreté, au confort, à l’efficacité et à la libération de la femme de ses tâches ménagères les plus lourdes[76]. Mais ce sont les démonstrations publiques organisées par la compagnie qui sont déterminantes dans le processus de domestication du gaz et de l’électricité, comme l’explique un document interne : « Des vendeurs et (dans le cas des appareils domestiques) des vendeuses bien formés se sont révélés plus efficaces que la publicité, bien que celle-ci demeure souhaitable. Il faut des salles d’exposition avec du personnel de vente à l’intérieur comme à l’extérieur[77]. »

Dès les années 1900, la MLHP employait une personne chargée de faire la démonstration des appareils électriques exposés au rez-de-chaussée de son siège social[78]. En 1919, la compagnie gère quatre magasins à Montréal. Vingt-deux personnes y sont employées, dont neuf femmes : six vendeuses et trois caissières[79]. C’est une proportion de travailleuses élevée par rapport aux autres divisions de l’entreprise qui, outre les sténographes, les téléphonistes et autres postes de bureau féminisés, emploient majoritairement des hommes, surtout dans les divisions techniques comme les centrales et la distribution. Ce taux élevé de femmes dans l’entreprise s’explique par l’idée répandue dans la direction selon laquelle les femmes sont plus aptes que les hommes à vendre l’électricité et le gaz aux consommatrices directement[80]. Un article de la section « Mainly for Girls » du journal interne de la MLHP justifie leur embauche dans les entreprises de service public par leur influence positive, exprimée dans les termes suivants :

Les femmes exercent une grande influence partout : à la maison, à l’église, à l’école, comme acheteuses de presque toutes les marchandises. … Mais la plupart d’entre nous avons grandi avec l’idée que le prestige de la femme se limite au domaine des arts, bien qu’en réalité elle soit assez influente dans les affaires[81].

Cette influence doit toutefois se faire sentir sur le plancher des magasins plus que dans les salles de contrôle des centrales électriques : un article paru dans la même section du journal interne de la compagnie sur une Américaine poursuivant des études en génie électrique salue son initiative mais rappelle les « gracieuses et douces vocations pour les femmes, comme la science de bien tenir un ménage[82] ».

Dans les magasins de la MLHP, dont le nombre double en cinq ans pour atteindre huit en 1924, se déroulent des « exhibition[s] de science ménagère » organisées par la compagnie et des fabricants d’appareils électriques comme la Northern Electric et la Canadian General Electric (voir la figure 5)[83]. Celles que les registres du personnel qualifient de vendeuses sont souvent formées en économie domestique. Leurs parcours de vie sont très difficiles à retracer dans les archives de l’entreprise. Le journal interne célèbre habituellement les anniversaires de service à partir de dix ans de fidélité avec une brève notice biographique. Or la grande majorité des femmes ne sont employées quelques années, entre la fin de leurs études et leur mariage, lequel signifie leur exclusion du marché du travail rémunéré[84]. Une exception à ces trajectoires professionnelles courtes est Mme Frances-H. Porter, dont les vingt-cinq ans de service sont célébrés en 1939. Son seul plaisir, à en croire l’article, est la vente[85]. Un autre article à vocation comique mentionne aussi l’existence de Mlle Rosetta Kirkwood, « experte en science culinaire et visiteuse à domicile de notre Service des ventes[86] ». Alors que celle-ci donnait des leçons culinaires dans la salle de démonstration, une femme plus âgée est venue lui demander si elle était célibataire, car elle souhaitait marier ses fils à une bonne cuisinière et qu’elle était sûre d’avoir trouvé en Kirkwood la candidate idéale. Cette anecdote résume bien les trajectoires des femmes travaillant pour la compagnie dans la première moitié du 20e siècle, entre expertise professionnelle et barrières genrées. Malgré leur faible présence dans les archives de l’entreprise, on compte tout de même 136 femmes employées sur un total de 1 300 personnes en 1937[87]. Plusieurs dizaines sans doute sont employées comme vendeuses et démonstratrices dans les magasins de la compagnie (voir la figure 6) et parfois jusqu’au domicile des clientes[88]. Elles jouent donc un rôle primordial dans la diffusion de la modernité énergétique en s’adressant directement aux maîtresses de maison[89].

Figure 5

Annonce de l’ouverture de l’exposition de sciences ménagères

Le Monde ouvrier, 1921

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Figure 6

Exposition et démonstration d’appareils au gaz par la Montreal Light, Heat & Power Consolidated en 1927

Archives d’Hydro-Québec

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« La femme au foyer c’est le ministre de l’intérieur par excellence[90] »

Les savoirs de l’économie domestique sont donc utilisés par l’industrie énergétique afin de promouvoir ses services et ses produits en se drapant de la légitimité et de la scientificité de cette nouvelle discipline. En retour, l’industrie fournit des occasions d’emploi, des visites de ses installations et du matériel aux enseignantes de la science ménagère dans les écoles et aux étudiantes qui seront responsables des décisions d’achat de leur ménage. Leurs intérêts respectifs se mélangent dans un discours qui associe la domestication de la modernité énergétique à la libération féminine. Par exemple, une publicité de la MLHP au sujet d’une exposition de science ménagère fait l’apologie de l’électricité dans les termes suivants (figure 5) : « Au bout d’un fil, dans votre maison, à votre disposition immédiate, un courant électrique abondant, instantané, infatigable, illimité, conservera l’énergie qui, pendant des années, a été enlevée à la femme dans l’accomplissement de son labeur quotidien[91]. »

Une exposition ménagère organisée par le Service des affaires nouvelles (New Business Department) de la MLHP à l’hôtel Windsor en 1927 pour le 50e anniversaire de la Confédération présente, côte à côte, une cuisine ancienne et une cuisine moderne (figure 7). Dans la cuisine ancienne on trouve un poêle à bois et plusieurs bûches empilées à même le sol. La ménagère est représentée debout, en tablier noir. Un crucifix domine la scène. Par contraste, la cuisine moderne est munie d’une cuisinière à gaz Smoothtop, d’un réfrigérateur Kelvinator et de plusieurs autres petits appareils électriques. La femme moderne est tout de blanc vêtue, assise confortablement. Le crucifix a disparu. Le texte accompagnant l’image demande « comment on a pu se passer de ces aides précieuses assurant le confort de la ménagère et une alimentation sanitaire à la famille[92] ». C’est justement le confort domestique et l’alimentation saine qui sont au centre du projet de l’économie domestique[93]. Celle-ci est aussi convoquée dans la modernisation des ménages en prescrivant des standards élevés de propreté, de chauffage, de confort et d’efficacité que seul l’achat d’électroménagers et d’appareils au gaz permettra d’atteindre[94]. Ainsi, la spécification d’une température idéale entre 18°C et 21°C pour le « travail mental » et « l’occupation sédentaire » milite en faveur de l’adoption du chauffage central au gaz ou à l’électricité, qui permet plus facilement de réguler la température du logis qu’un poêle au charbon ou au bois diffusant la chaleur inégalement[95]. Dans le même ordre d’idées, la quantification précise des températures de cuisson dictée par les cours et les manuels de cuisine appelle la précision d’une cuisinière électrique ou au gaz[96].

Figure 7

Exposition faisant contraster une cuisine de 1867 et une cuisine de 1927

Archives d’Hydro-Québec

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Mais le rôle de l’enseignement ménager dans la modernisation énergétique des ménages québécois est plus complexe qu’un simple accompagnement des messages publicitaires de l’industrie. Le recyclage, l’économie et la frugalité figurent parmi les vertus cardinales enseignées dans les cours d’économie domestique, ce qui reflète en grande partie l’expérience des pénuries qui traversent le premier 20e siècle, celles des deux guerres mondiales et de la crise économique des années 1930. Plusieurs techniques d’économie d’énergie sont enseignées, comme de laisser refroidir les aliments cuits avant de les réfrigérer ou de diminuer la fréquence de lavage des vêtements[97]. Les notes du cours d’économie domestique de l’EMP recommandent de « ne pas allumer une lumière électrique quand on n’allumerait pas une lampe à pétrole si on s’éclairait aux lampes », ce qui témoigne de la continuité dans les pratiques énergétiques[98]. On préconise la réduction du gaspillage alimentaire et le recyclage des vêtements. On enseigne la gestion du budget et encourage la frugalité et l’épargne[99]. Les femmes doivent se garder d’un « engoûment [sic] qui veut être pourvu de tout à la fois, et d’un goût exagéré pour le nouveau[100] ». Cette exhortation à l’économie frustre d’ailleurs la MLHP, laquelle constate au milieu de la Grande Dépression la frugalité des Canadiens français, qui « ne manqueront de fermer le courant électrique quand ils passeront d’une chambre à une autre comme ils l’ont fait depuis 20 ans », alors que dans le reste de l’Amérique du Nord les ménages consomment davantage d’énergie[101].

Les femmes ne sont pas dupes des grandes promesses de libération formulées par les énergéticiens[102]. Certaines comprennent tout de suite que le temps économisé grâce à l’adoption d’appareils électroménagers et gaziers ne sera pas entièrement réaffecté au loisir. Comme l’ont montré plus tard des historiennes féministes, le paradoxe est que ces appareils ne réduisent pas la charge de travail domestique, ils la déplacent[103]. Premièrement, ils induisent une inflation dans les standards de propreté, de confort et d’efficacité, entraînant par exemple le lavage et le repassage plus fréquents des vêtements grâce à l’adoption des laveuses et des fers électriques, ou encore un nettoyage plus poussé des planchers, à cause de l’adoption de l’aspirateur électrique. Deuxièmement, de nouvelles habitudes apparaissent en même temps, comme le navettage constant lié à l’introduction de l’automobile ou encore le vif intérêt pour l’éducation des enfants inspiré par les cours de puériculture des écoles ménagères[104]. Troisièmement, la contribution des autres membres du ménage aux tâches domestiques — mari, enfants, etc., sans parler des domestiques dont le nombre est en déclin — diminue. Les hommes et les garçons étaient par exemple souvent responsables de l’approvisionnement en bois, une tâche qui disparaît avec les énergies distribuées en réseaux[105]. Les conséquences complexes des transitions énergétiques sur le travail domestique sont bien comprises par les commentatrices de l’époque. Dans un manuel d’économie domestique de 1942, soeur Sainte-Marie-Vitaline le constate (sans toutefois le dénoncer) lorsqu’elle écrit que « la vie actuelle multiplie ses exigences, soit ; mais elle centuple aussi les moyens d’y satisfaire[106] ».

Les femmes prennent donc avec un grain de sel les discours sur la réduction du travail domestique grâce à la modernité énergétique. Selon le même manuel, les appareils au gaz et à l’électricité « connaissent les améliorations modernes de propreté et de beauté, mais ils continuent d’exiger la surveillance régulière du foyer et la charge à bras[107] ». Eustella Burke, une journaliste, écrit ceci en 1927 dans Canadian Homes and Gardens : « Contrairement à ce qu’affirment certaines publicités, les assistances électriques ne sont pas là d’abord pour encourager les femmes à sortir de la maison, mais pour ajouter de l’intérêt et du piquant au travail domestique et l’élever à son rang véritable : une grande profession[108]. » Le déplacement des tâches ménagères, et non leur suppression grâce à l’appropriation des électroménagers, est donc compris par les contemporaines[109]. On ne peut donc pas expliquer la modernité énergétique par la seule manipulation publicitaire de l’industrie.

D’innombrables facteurs s’imbriquent pour mener à la décision d’achat finale d’un appareil ménager. Si les femmes sont indubitablement responsables des achats du quotidien, l’acquisition d’appareils dispendieux implique tout de même une concertation entre mari et femme[110], les deux « actionnaires » de la société familiale[111]. Pour les familles au budget serré, ces achats passent souvent par le crédit et les plans d’achat à tempérament introduits par la MLHP dans les années 1920, même si ces méthodes de financement sont plutôt mal vues[112]. Comme l’ont fait remarquer plusieurs historiennes, il faut attendre après la Seconde Guerre mondiale pour que la société de consommation moderne pénètre dans les maisons canadiennes et québécoises[113]. Les pénuries de la guerre se prolongent dans les années d’après-guerre, notamment pour les électroménagers dont l’importation est taxée[114]. Selon les recensements canadiens, en 1941, 92,3 % des ménages montréalais se chauffent au bois ou au charbon, 80,6 % cuisinent au gaz ou à l’électricité, et 25,1 % ont un réfrigérateur mécanique. Dix ans plus tard, en 1951, la proportion des ménages de la ville qui se chauffent au bois ou au charbon a chuté à 48 %, la cuisson au gaz ou à l’électricité est passée à 87,4 % et la présence des réfrigérateurs a plus que doublé, à 61,1 %[115]. Les transitions énergétiques en cours sont donc rapides.

En 1944, le gouvernement du Québec exproprie la MLHP et crée la Commission hydroélectrique de Québec (Hydro-Québec). C’est sous le règne de cette entreprise d’État, en situation de monopole dans la province à partir de 1963, que se généralise réellement l’électrification du Québec, notamment dans les campagnes[116]. Hydro-Québec se débarrasse en 1957 de l’aile gazière acquise avec l’expropriation de la MLHP, laquelle devient la Corporation du gaz naturel du Québec. Le gaz connaît lui aussi un certain essor après la Seconde Guerre mondiale. L’EMP, devenue École des sciences ménagères en 1953, ferme ses portes en 1959 alors que le mouvement d’économie domestique s’essouffle au Québec. Elle ne survit pas à son expropriation en 1956-1957 puis sa démolition en 1959 par la Ville de Montréal, afin de construire le tunnel de la rue Berri là où était établie l’école. En 1959, l’EMP est absorbée par l’Institut de diététique de l’Université de Montréal. Vers la même époque, les femmes font massivement leur entrée sur le marché du travail et s’orientent vers d’autres formations plus professionnalisantes. De plus, la domestication de la modernité énergétique et de ses savoirs est désormais bien avancée à Montréal.

La quête d’une citoyenneté matérielle

Cet article s’est attaché à montrer les liens entre les savoirs liés à l’économie domestique et les processus de domestication du gaz et de l’électricité à Montréal dans la première moitié du 20e siècle. Liée dès sa formation à l’élite énergéticienne canadienne-française, l’École ménagère provinciale — ainsi que de multiples institutions de savoir associées à l’économie domestique — joue un rôle important dans la diffusion d’une information et d’un esprit scientifiques auprès de la communauté féminine bourgeoise jusqu’alors largement tenue à distance des lieux de science traditionnels[117]. Les matières scientifiques au programme des écoles d’enseignement ménager contribuent à stimuler l’appétit scientifique des femmes, lequel pourra ensuite s’exercer au sein des universités avec la chute graduelle des barrières juridiques à l’accès[118]. D’un autre côté, la forte association entre domesticité et savoirs ménagers freine sans doute l’exercice d’activités hors du foyer. Elle ne l’empêche toutefois pas, comme le montre l’exemple des nombreuses femmes employées par l’industrie énergétique. C’est tout le paradoxe de ce mouvement singulier, source à la fois de modernisme et de conservatisme, promouvant autant l’émancipation de femmes que leur assignation au travail domestique et au foyer.

Sans surestimer leur diffusion, qui est d’abord cantonnée aux femmes instruites avant d’intégrer le sens commun, les savoirs domestiques encadrent les actes de consommation associés au domaine féminin. Les gestionnaires masculins, intrigués par la possibilité de connaître le point de vue féminin rendu accessible par l’entremise des travailleuses en science domestique, comprennent rapidement l’intérêt d’y faire appel[119]. Ils emploient des femmes pour expliquer l’utilisation d’appareils ménagers fonctionnant au gaz et à l’électricité, deux sources d’énergie risquées et incomprises, afin d’accroître leur emprise sur le marché domestique. Ces employées sont familiarisées avec les sciences ménagères et enrobent leurs présentations de la scientificité propre à cette discipline. Leur employeur promeut la vente de ses services en promettant une panacée énergétique et la libération féminine. Ses intérêts sont évidemment économiques, comme le révèle le document suivant préparé par la MLHP en 1934 : « Tous les ménages aspirent au confort et à la commodité qu’apporte l’électrification. Toutes les compagnies recherchent le haut facteur de charge et le faible coût unitaire que permet une telle hausse de la consommation[120]. » Pourtant, les consommatrices tardent à se laisser séduire par ces discours. La frugalité économique de nombreux ménages et les multiples pénuries qui marquent la première moitié du 20e siècle renforcent une économie morale tournée vers la frugalité, la retenue et le réemploi. Les réseaux instables sont timidement apprivoisés par des femmes habituées à obtenir leurs services énergétiques de combustibles physiques distribués par des petits marchands locaux. Les consommatrices peuvent apprécier la modernité de ces appareils mais sont conscientes qu’ils haussent les standards de normalité et n’entraînent qu’une modification, non une suppression, du travail ménager. Elles choisissent tout de même de s’investir dans le champ de la consommation puisqu’elles y voient un levier politique qui leur permet de grappiller du pouvoir, comme l’exprime la directrice de l’EMP, Estelle Leblanc, dans une causerie radiophonique de 1953 qui mérite d’être copieusement citée :

Surtout depuis que nous avons une association qui s’appelle l’Association canadienne des Consommateurs, et dont nous devrions toutes faire partie, sûrement, dis-je, que nous ne serons pas aussi lentes à améliorer notre sort de maîtresse de maison, en faisant disparaître ces causes d’ennuis … qui crèvent les yeux. Savez-vous, mesdames, le temps qui s’est écoulé entre le moment où les femmes ont commencé à se plaindre que les éviers et les poêles étaient trop bas… et le moment béni où on nous a vendu des poêles et des éviers de hauteur convenable ? …c ’est énorme… et pourquoi ce long délai ? parce que notre voix n’était pas assez forte, parce qu’il n’y en avait que quelquesunes qui avaient le nerf de critiquer, et de demander qu’on épargne leur pauvre dos… ça n’empêche pas qu’aujourd’hui TOUTES bénéficient du changement. Mais, les changements viendraient beaucoup plus vite en notre faveur, si nous mettions toutes l’épaule à la roue[121].

Cet extrait révèle bien les biais masculins présents dans la conception des objets techniques qui ne sont souvent pas adaptés aux utilisatrices. Il démontre aussi l’importance pour les consommatrices de s’unir, notamment au sein d’associations, afin de donner plus de poids à leurs revendications. Plus largement, cet article montre qu’avant l’obtention d’une réelle citoyenneté politique, avec le droit de vote provincial pour les femmes canadiennes résidant au Québec (sauf les Autochtones) en 1940, et d’une certaine citoyenneté sociale avec les mesures keynésiennes d’après-guerre, les femmes ont revendiqué le droit à la « citoyenneté matérielle[122] ». Ce terme souligne le fait que, dans la période considérée, le rôle social des femmes s’exerce en grande partie au sein de la sphère domestique par l’entremise des choix de consommation. Leur participation à la société libérale passe par l’acquisition de biens de consommation ; le progrès social se mesure par des statistiques sur la possession de téléphones et de réfrigérateurs qui alimentent dans l’espace public une esthétique de la courbe de croissance (voir la figure 8)[123]. L’action de ces femmes n’est pas spectaculaire. Les démonstratrices de poêles au gaz, les enseignantes de cours d’hygiène, les consommatrices de la classe moyenne sont toutes anonymes et leur rôle historique passe facilement inaperçu. Aucune d’elles n’a bouleversé son époque, n’a choqué ses contemporains. Pourtant, par leurs décisions de consommation et leurs actions agrégées, elles ont participé à entériner des transitions énergétiques et des changements matériels aux profondes ramifications.

Figure 8

Courbes de croissance

La croissance du nombre d’abonnés (gaz et électricité), la croissance de la consommation de gaz, la croissance de la consommation d’électricité par abonné et l’augmentation de la pointe de charge.

Rapport annuel d’Hydro-Québec, 1949

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